PREMIER SERMON POUR LE JOUR DE NOËL
Les fontaines du Sauveur.
1. C'est un grand jour, mes frères, que le jour de
la naissance de Notre-Seigneur, mais il est plus court que les autres et me
force de vous parler moins longuement. Ne vous étonnez pas que j'abrége mes
paroles quand Dieu le Père a lui-même diminué son Verbe. Voulez-vous savoir
combien était grand celui qu'il a fait petit ? écoutez comment ce Verbe parle de
lui-même a Je remplis le ciel et la terre (Jerem. XXIII, 24). " Or, aujourd'hui
il s'est fait chair, et on l'a déposé dans une étroite étable. "Vous êtes Dieu,
lui dit le Prophète, vous l'êtes dès le commencement des siècles, et vous le
serez jusqu'à la fin (Psal. LXXXIX, 29), " et voilà qu'il est devenu un enfant
d'un jour.. Dans quel but, mes frères, pourquoi s'est-il anéanti, s'est-il
humilié, s'est-il rapetissé de la sorte, lui le Seigneur de toute majesté, sinon
pour que vous fissiez de même? Il commence dès maintenant à prêcher d'exemple ce
qu'il doit plus tard enseigner de bouche, et à dire : " Apprenez de moi que je
suis doux et humble de coeur (Matt. XI, 29). " En sorte que celui qui a dit que
"Jésus a commencé par agir avant d'enseigner (Act. X, 1)," se trouve n'avoir
rien dit que de vrai. Je vous en prie donc de toutes mes forces, mes frères, ne
permettez pas qu'un si précieux modèle se soit en vain placé sous vos yeux,
façonnez-vous sur lui, et renouvelez-vous au fond même de votre âme (Eph. IV,
23). Livrez-vous à l'étude de l'humilité, qui est le fondement et la gardienne
de toutes les vertus; marchez sur ses pas, elle seule peut sauver vos âmes.
D'ailleurs, est-il rien de plus indigne, rien de plus détestable et qui mérite
de plus grands châtiments que d'entreprendre de s'élever sur la terre, quand on
voit le Dieu même du ciel devenu tout petit Enfant ? il est d'une intolérable
impudence, pour un misérable ver de terre, de s'enfler et de se grandir quand la
majesté de Dieu même se réduit à néant.
2. Voilà donc pourquoi, il s'est anéanti en
prenant la forme de l'esclave, lui qui était par sa forme égal à Dieu le Père;
mais s'il s'est anéanti, c'est comme puissance et comme majesté, non point en
tant que bon et miséricordieux. En effet, que dit l'Apôtre? " La bonté et
l'humanité de Dieu, notre Sauveur, a paru dans le monde ( Tit. III , 4). " La
puissance avait paru dans la création du monde, sa sagesse dans la manière dont
il est gouverné, mais c'est surtout aujourd'hui dans son humanité que sa bonté
et sa miséricorde se montrent à nous. Les Juifs avaient vu sa puissance éclater
dans les prodiges et dans les miracles, aussi lisons-nous dans la loi ces
paroles : " C'est moi qui suis le Seigneur, oui, c'est moi. " Les philosophes
ont pu aussi par leurs propres yeux constater bien souvent quelle est sa
majesté, car l'Apôtre a dit : " Ils ont connu ce qui peut se découvrir de Dieu
(Rom. I, 19)." Mais d'un côté les Juifs tremblaient à la pensée de sa puissance,
et les philosophes étaient écrasés, dans leurs études sur Dieu, par le poids de
sa gloire. La puissance commande la soumission; la majesté, l'admiration; ni
l'une ni l'autre ne commandait l'imitation. Montrez-nous donc, Seigneur, votre
bonté que l'homme créé à votre image puisse imiter, car nous ne pouvons point
imiter et ne devons pas vous envier votre majesté, votre puissance et votre
sagesse. Jusques à quand votre miséricorde demeurera-t-elle à l'étroit au milieu
des anges, et n'avez-vous que votre justice à montrer au genre humain tout
entier ? "Seigneur, votre miséricorde est grande dans les cieux, et votre vérité
l'est de la terre jusqu'aux nues (Psal. XXXV, 6), " et condamne également la
terre tout entière et toutes les puissances de l'air. Que votre miséricorde
étende son empire, qu'elle porte plus loin les pieux et les colonnes de la
vérité, qu'elle agrandisse son bien et qu'elle atteigne d'un bout du monde à
l'autre, avec force et dispose tout avec douceur. Seigneur, votre sein est
resserré par le jugement, dénouez votre ceinture, et venez à nous ruisselant de
miséricorde et débordant de charité.
3. Que crains-tu, ô homme, pourquoi trembles-tu à
la pensée de la présence du Seigneur qui vient ? S'il vient, ce n'est pas pour
te juger, mais pour te sauver. Jadis un de ses esclaves infidèles te persuada de
lui dérober furtivement sa couronne et de ceindre ton front de son diadème. Pris
sur le fait, tu avais tout à craindre, tu devais chercher à te soustraire à sa
vue, d'autant plus que peut-être déjà le glaive flamboyait dans sa main. Mais
aujourd'hui, dans le lieu de ton exil, là même où tu manges un pain arrosé de
tes sueurs, un cri a retenti dans toute la contrée, le dominateur arrive. Où
fuir le souffle de ses lèvres, où te cacher de sa présence ? Non, non, ne
t'enfuis point, n'aie pas peur. Il ne vient pas les armes à la main, il ne veut
point te punir, mais te sauver. Bien plus, pour que tu ne puisses dire encore :
"J'ai entendu votre voix et je me suis caché (Gen. III, 10), " il vient
aujourd'hui sous les traits d'un tout petit enfant qui, bien loin de parler, ne
fait entendre que des vagissements plus touchants que terribles, du moins pour
toi, sinon pour tout autre. Il s'est fait tout petit enfant, une Vierge mère
enveloppe ses membres délicats de langes, peux-tu trembler encore ?Reconnais du
moins à ces signes qu'il est venu, non pour te perdre, mais pour te sauver, non
pour te garrotter, mais pour t'arracher à tes chaînes. Déjà même il lutte contre
tes ennemis, déjà, cet enfant, qui n'est rien moins que la vertu et la sagesse
de Dieu, foule de son pied le cou des grands et des superbes.
4. Tu comptes deux ennemis, la mort et le péché;
c'est-à-dire la mort du corps et celle de l'âme. II vient pour les terrasser
tous les deux et pour te délivrer de leurs mains, n'aie donc point peur. Et
d'abord, il a commencé par vaincre le péché dans sa propre personne, en prenant
la nature humaine sans en prendre la souillure. Le péché subit une éclatante
défaite et se vit en effet complètement terrassé le jour où la nature humaine,
qu'il se glorifiait d'avoir asservie et infectée tout entière de sa présence, se
trouva, dans le Christ, complètement soustraite à son empire. Dès ce moment-là
le Christ s'est mis à la poursuite de tes ennemis, et s'est rendu maître d'eux,
et il ne s'est donné de cesse qu'il les ait anéantis. Ainsi il s'est attaqué au
péché dans toute sa conduite, le harcelant par ses paroles et par ses exemples;
il l'a chargé de chaînes dans sa passion, comme le fort armé de l'Evangile, et
jeté au vent tout ce qui est à lui. Puis, continuant ses triomphes, il vainc la
mort en lui-même d'abord, le jour où il ressuscite le premier de ceux qui
dorment dans le sépulcre, le premier né d'entre les morts; ensuite il se prépare
à la terrasser également en nous tous, le jour où il rappellera nos corps
mortels à la vie, et portera le dernier coup à la mort elle-même. Voilà pourquoi
il se revêtit de gloire en ressuscitant, non plus de langes comme il en avait
pris à sa naissance. Voilà pourquoi celui qui commença par laisser flotter les
pans de sa miséricorde et ne jugea personne, les releva à sa résurrection, et
semble les avoir serrés contre lui en se ceignant les reins de la ceinture de la
justice ; c'est que maintenant il se prépare au jugement qui doit avoir lieu le
jour de notre résurrection. Il a donc commencé à venir sous les traits d'un tout
petit enfant pour prodiguer la miséricorde, il voulait qu'elle devançât le
jugement dernier, afin d'en tempérer la sévère justice.
5. Mais s'il vient à nous sous la forme d'un petit
enfant, il ne s'en suit point qu'il ne nous apporte et ne nous donne rien que de
petit. Si vous me demandez ce qu'il nous apporte, je vous répondrai qu'avant
tout, il vous apporte la miséricorde par laquelle, selon l'Apôtre, " Il nous a
sauvés ( Tit. III, 5). " Car il ne fit pas de bien seulement à ceux qu'il trouva
sur la terre quand il y arriva, mais, semblable à une fontaine qu'on ne peut
jamais épuiser, Jésus-Christ, Notre-Seigneur, est pour nous une source où nous
sommes lavés, comme il est écrit: " Il nous a aimés et nous a lavés de nos
péchés dans son sang (I Apoc. I, 5). " Mais l'eau ne sert pas seulement à laver
nos souillures, elle étanche aussi notre soif; voilà pourquoi le sage après
avoir dit: " Heureux l'homme qui demeure appliqué à la sagesse et qui s'exerce à
pratiquer la vertu (Eccl. XIV, 22), ajoute-t-il : Elle lui fera boire l'eau du
salut (Ibi. XV, 2)," car la sagesse de la chair est une mort et celle du monde
est ennemie de Dieu; il n'y a que la sagesse de Dieu qui soit salutaire et qui,
selon saint Jacques, "d'abord est chaste, et en second lieu amie de la paix (
Jac. III, 17). " Au contraire, la sagesse de la chair est amie du plaisir et n'a
rien de modeste; celle du monde aime le tumulte et n'a rien de pacifique. Quant
à la sagesse qui vient de Dieu, elle est chaste avant tout, ne recherche point
son avantage, mais les intérêts de Jésus-Christ, et ne porte point les hommes à
faire leur volonté, mais à considérer quelle est celle de Dieu; ensuite elle est
pacifique, c'est-à-dire que, bien loin d'abonder dans son propre sens, elle
préfère se ranger à la manière de voir et aux conseils d'autrui.
6. En troisième lieu, l'eau sert à l'arrosage, or
ce dont les nouvelles plantations ont le plus besoin, c'est précisément d'être
arrosées, car faute d'eau, où elles languissent, ou même elles périssent tout à
fait de sécheresse. Que ceux donc qui ont semé la semence des bonnes oeuvres
puisent de l'eau de la dévotion, s'ils veulent que leur jardin de la bonne vie,
arrosé des eaux de la grâce, se fasse remarquer par sa verdure continuelle, au
lieu d'être brûlé par la sécheresse. C'est pour eux que le Prophète fait cette
prière : " Que votre holocauste soit gras (Psal. XIX, 4). " De même, c'est à la
louange d'Aaron que nous voyons écrit dans les saintes Lettres, que le feu
dévorait tous les jours son sacrifice. Or, toutes ces expressions ne signifient
pas autre chose, sinon que toutes nos bonnes oeuvres doivent être assaisonnées
d'une dévotion pleine de ferveur, et de la douceur de la grâce spirituelle.
Pourrons-nous trouver la quatrième fontaine qui nous rendra ce paradis charmant
que quatre sources arrosaient? Car, si nous avons perdu tout espoir de recouvrer
le paradis de la terre, comment pourrions-nous conserver l'espérance de posséder
celui du ciel? "En effet, si vous ne me croyez pas, est-il dit, lorsque je vous
parle des choses de la terre, comment me croirez-vous quand je vous parlerai de
celles du ciel. (Joan. III, 12)? " Or, puisque la vue des choses présentes vous
fait espérer plus fermement les choses futures, nous avons un paradis bien
meilleur et bien plus agréable que celui de nos premiers parents; car notre
paradis à nous, c'est notre Seigneur Jésus-Christ. Nous avons déjà trouvé trois
fontaines en lui; cherchons quelle est la quatrième Nous avons la fontaine de la
miséricorde, dont les eaux de pardon lavent nos souillures; nous avons celle de
la sagesse, dont les eaux de discrétion servent à étancher notre soif ; nous
avons enfin celle de la grâce, dont les eaux de dévotion arrosent les plantes de
nos bonnes oeuvres : cherchons maintenant de l'eau bouillante, les eaux du zèle,
pour faire cuire nos aliments. Ce sont, en effet, les eaux bouillantes de la
charité qui font cuire et assaisonnent nos affections. Voilà pourquoi le
Prophète disait : " Mon coeur s'est échauffé au dedans de moi, et tandis que
j'étais en méditation, il était embrasé par le feu (Psal. XXXVIII, 4). " Et
encore : " Le zèle de votre demeure me consume (Psal. LX, 10). " En effet,
quiconque est amené par la douceur de la dévotion à l'amour de la justice, est
conduit par la ferveur de la charité à la haine de l'iniquité. Ne pensez-vous
point que 'est de ces fontaines que parlait le Prophète quand il disait : " Vous
puiserez de l'eau avec joie aux fontaines du Sauveur ( Isa. XII, 3)?" Si vous
voulez vous convaincre qu'en cet endroit ses promesses ont rapport à la vie
présente, non point à la vie future, veuillez remarquer la suite de son discours
: " Et pleins de joie, dit-il, vous vous écrierez alors, chantez les louanges du
Seigneur, et invoquez son nom ( Isa. XII, 4.)" En effet, l'invocation n'a
rapport qu'au temps présent, selon ce qui est écrit : " Invoquez-moi au jour de
la tribulation (Psal. XLIX, 15). "
7. De ces quatre fontaines (a), il y en a trois
qui semblent convenir proprement aux trois ordres de l'Eglise. En effet, le
premier état est commun à tous les fidèles; attendu que tous nous faisons encore
bien des fautes et que tous, par conséquent, nous avons bien besoin des eaux de
la fontaine de miséricorde pour nous purifier de la souillure de nos péchés. "
Tous, dit en effet PAp8tre, nous sommes pécheurs et avons besoin de la gloire de
Dieu (Rom. III, 23). " Oui, tous, tant que nous sommes, prélats, célibataires et
hommes mariés, " Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons
nous-mêmes (I Joan. I, 8). " Mais si personne n'est exempt de souillure, tout le
monde a donc besoin de miséricorde; aussi Noë, Daniel et Job, doivent-ils courir
à cette fontaine avec la même ardeur ? Au reste, Job peut rechercher la fontaine
de la sagesse, car il se douve au milieu des filets de l'ennemi, et il serait
bien surprenant qu'il pût échapper à toute espèce de péchés. Quant à Daniel,
c'est à la fontaine de la grâce qu'il doit courir, car il a besoin de la grâce
de la dévotion. pour engraisser les couvres de pénitence et les fatigues de
l'abstinence. Quant à nous, ce qui nous importe le plus, c'est de faire toutes
nos actions en esprit de joie: "Car Dieu aime celui qui donne avec joie (II Cor.
IX, 7)." Or, la terre où nous vivons est loin d'être fertile en cette sorte de
moisson qu'on appelle une bonne vie; aussi se dessèche-t-elle bien vite, si on
ne l'arrose souvent. Voilà pourquoi, dans l'Oraison dominicale, nous demandons
cette grâce, sous le nom de notre pain quotidien. Et nous avons bien raison de
le faire, si nous voulons échapper à cette terrible imprécation du Prophète
"Qu'ils deviennent semblables à l'herbe qui pousse sur les toits et qui se sèche
avant qu'on l'arrache (Psal. CXXVIII, 6). " Mais la fontaine du zèle convient
plus particulièrement à Noë, parce que c'est aux prélats surtout qu'il
appartient d'avoir du zèle.
8. Or, Jésus-Christ montre en lui ces quatre
fontaines à tous ceux qui comptent encore au nombre des vivants. Quant à la
cinquième, après laquelle le Prophète soupirait en ces termes: " Mon âme est
dévorée du désir du Seigneur, comme par les ardeurs de la soif (Psal. XLI, 2), "
c'est la fontaine de la vie que le Christ nous promet après la mort. Peut-être
sont-ce ces- quatre fontaines que représentent les quatre plaies que le Sauveur
reçut pendant qu'il était encore vivant sur la croix ; la cinquième serait
figurée par le coup de lance qui lui perça le coeur après qu'il eût expiré. Il
vivait encore quand on lui perça les pieds et les mains, pour nous ouvrir,
pendant notre vie, quatre fontaines qui coulassent de lui: il reçut la cinquième
plaie après avoir rendu le dernier soupir, afin de nous ouvrir en lui, après sa
mort, une cinquième
fontaine. Mais, pendant que nous approfondissons
le mystère de la naissance du Sauveur, nous voilà conduits à parler de celui de
la passion. Après tout, il n'y a rien d'étonnant que nous cherchions dans la
passion ce qu'il nous a apporté dans sa naissance, car c'est alors que les
cordons de la bourse qui renfermait le pria de notre rédemption, ayant été
coupés, les trésors qu'elle renfermait se répandirent sur la terre.
DEUXIÈME SERMON
POUR LA FÊTE DE NOEL
Les trois principales œuvres de Dieu et ses trois mélanges.
1. " Les oeuvres du Seigneur sont grandes (Psal.
CX, 2), " dit le prophète David. Il est vrai, mes frères, que ses oeuvres sont
grandes, car il est grand lui-même ; mais celles de ses œuvres qui le sont
davantage, sont celles qui ont rapport à nous; c'est ce qui fait dire au même
Prophète : " Le Seigneur a fait pour nous de grandes choses (Psal. CXXV, 3). "
Les plus belles et celles qui nous parlent le plus éloquemment, c'est, dans le
principe, notre création; maintenant notre rédemption; et plus tard notre
glorification. Ah ! Seigneur, que de grandes choses vous avez donc faites dans
chacun de nous ! C'est bien à vous qu'il convient d'annoncer à votre peuple la
vertu de vos œuvres ; pour nous, nous dirons à haute voix quelles sont ces
oeuvres. Il faut remarquer, mes frères, un triple mélange dans ces trois
merveilles d'une opération céleste et d'une vertu divine. Dans la première de
ses oeuvres, qui est l'oeuvre de la création, Dieu a façonné l'homme du limon de
la terre, et lui a soufflé sur la face un esprit de vie. Quel artisan est-ce là,
quel ajusteur de choses différentes, qui a pu, à sa volonté, unir si étroitement
entre eux le limon de la terre et un esprit de vie! Quant au limon, il était
déjà créé auparavant, au moment où Dieu fit dès le principe le ciel et la terre:
mais l'esprit, il n'a point été créé en commun avec le reste, il le fut à part :
Il ne se trouve point compris dans la masse, mais il est inspiré par une sorte
de particulière excellence. Reconnais, 8 homme, ta dignité, reconnais la gloire
de ta condition d'homme. Tu as le corps de commun avec l'univers, car il
convenait que celui qui fut établi sur toute la masse des choses corporelles eût
avec elles quelque point de ressemblance; mais tu as quelque chose de plus élevé
et qui ne permet pas de te confondre avec le reste des créatures. Tu es un
composé, une alliance d'un corps et d'une âme; le premier a été pétri des mains
de son auteur, l'autre a été inspirée de sa bouche.
2. Mais à qui importe ce mélange? A qui cette
union profite-t-elle? Car, selon la sagesse des enfants du siècle, lorsque les
rangs inférieurs de la société s'unissent aux rangs plus élevés, il n'y a que
ceux qui sont au pouvoir qui profitent de cette alliance, ils font du bas peuple
l'usage qui leur plaît. Le plus fort écrase celui qui l'est moins que lui, le
savant se rit de l'ignorant, l'homme rusé se joue de l'homme simple, et le
puissant u'a que du dédain pour le faible. Il n'en est pas ainsi dans ce que
vous faites, ô mon Dieu, il n'y a rien de pareil dans vos rapprochements; ce
n'est point pour cela, que vous avez uni l'esprit au limon, quelque chose de
sublime à quelque chose de bien humble, une créature digne d'estime et
excellente à la matière abjecte et inutile. Qui de vous, mes frères, ne sent
combien l'âme l'emporte sur le corps? Est-ce que sans l'âme, le corps ne serait
point un tronc insensible? C'est elle qui lui donne la beauté et
l'accroissement; c'est par elle que l'œil voit, et que la langue profère des
paroles; en un mot, l'âme est le siège de tous nos sens. Aussi ce que m'inspire
une telle union, c'est la charité; l'obligation que je lis à la première page de
notre propre condition, c'est la charité; ce que, dès le commencement, la main
infiniment aimable du Créateur me place devant les yeux, c'est la charité.
3. Assurément, mes frères, c'était une admirable
alliance que celle-là, mais il eût fallu qu'elle fût durable. Mais, hélas!
quoique marquée du sceau de Dieu, car Dieu avait créé l'homme à son image et à
sa ressemblance, le sceau est rompu, et cette union est dissoute. Un détestable
brigand est venu, qui a brisé ce sceau, dont l'empreinte était chaude encore, et
l'homme, dans son malheur perdant sa ressemblance avec Dieu, devint semblable
aux bêtes de somme. Ainsi, le Seigneur a créé l'homme droit, selon ce qui est
dit de cette ressemblance dans le Psalmiste : " Le Seigneur notre Dieu est plein
de droiture, et il n'y a point d'iniquité en lui (Psal. XCI, 13). " Il le fit
aussi juste et véridique, comme il est lui-même, justice et vérité, et cette
union ne pouvait être rompue tant que le sceau en serait demeuré entier. Mais un
faussaire est survenu, qui promit un sceau meilleur aux hommes ignorants, et, ô
infortune, ô malheur, il a brisé le sceau imprimé de la main de Dieu même. "Vous
serez, leur dit-il, comme des dieux, et vous saurez le bien. et mal (Gen. III,
5). " O méchant, ô pervers, pourquoi leur parler de cette ressemblance de savoir
? Qu'ils soient comme des dieux, droits et justes; qu'à l'exemple de Dieu, en
qui il n'y a point de péché, ils soient pleins de véracité, car tant que ce
cachet demeurera intact en eux, cette union persévérera. Nous savons
malheureusement aujourd'hui, par notre propre expérience, ce que valent les
conseils que la perversité du diable nous a donnés. Le sceau divin étant rompu,
il s'en est suivi pour nous, une séparation pleine d'amertume, un divorce rempli
de tristesse. Qu'est devenue aujourd'hui cette promesse : " Vous ne mourrez
point? " Nous sommes tous sujets à la mort, et il n'y a pas d'homme qui vive et
qui ne doive ressentir les atteintes du trépas.
4. Mais quoi, Seigneur Dieu, ne réparerez-vous
jamais votre ouvrage, et ne lui sera-t-il jamais donné de se relever de sa
chute? Il n'y a que celui qui a fait une chose qui puisse la refaire, aussi le
Seigneur s'est-il écrié : je vais me lever maintenant à cause de la misère de
ceux qui sont sans secours et à cause des gémissements des pauvres; je les
sauverai et je les placerai en lieu sûr (Psal. XI, 6, 7), en sorte que son
ennemi ne gagnera rien à l'attaquer, et le méchant ne pourra lui nuire (Psal.
LXXXVIII, 23). Je vais donc faire un nouveau mélange, où j'imprimerai plus
clairement et plus profondément mon cachet, ce cachet qui n'est pas seulement
fait à mon image, mais qui est mon image même, la splendeur de ma gloire, la
figure de ma substance, qui n'a point été créé, mais que j'ai engendré avant
tous les siècles. N'ayez pas peur qu'il soit brisé comme l'autre l'a été, car le
Prophète a dit : " Ma force s'est desséchée comme un tesson (Psal. XXII, 16), "
mais comme un tesson que le marteau de l'univers entier ne saurait rompre. Mais
si le premier mélange se compose de deux éléments, le second en compte trois, et
nous rappelle ainsi qu'il a quelque rapport avec le mystère de la Trinité. Ce
sont, le verbe qui dès le commencement était en Dieu et était Dieu ; l'âme, qui
a été créée de rien, et qui n'était point avant d'être créée; le corps, tiré
exempt de corruption par un art divin de la masse même de corruption, et tel que
nul corps n'existait auparavant; voilà quels sont les éléments qui concourent à
former une seule personne par des liens indissolubles. Or nous avons là trois
actes distincts de puissance : ce qui n'était point a été créé; ce qui avait
péri a été réparé; et ce qui était plus élevé que les anges mêmes s'est abaissé
un peu au dessous d'eux. Voilà les trois mesures de farine de l'Evangile (Matt.
XIII, 21), qui fermentent ensemble et deviennent le pain des anges dont l'homme
se nourrit, le pain qui fortifie son cœur. Heureuse et bénie entre toutes les
femmes, celle qui a mêlé à ces trois mesures de farine le levain de la foi;
c'est en effet par la foi qu'elle a conçu et par la foi qu'elle a enfanté, selon
ces paroles d'Elisabeth : "Vous êtes bienheureuse d'avoir cru, parce que les
choses qui vous ont été dites de la part du Seigneur s'accompliront en vous
(Luc. I, 45). " Ne soyez pas surpris si je vous dis que c'est par le moyen de sa
foi que le Verbe s'est uni à un corps, puisque c'est du corps même de Marie
qu'il a tiré le sien. Ce qu'on dit de la ressemblance du royaume des cieux, au
sujet de ces trois mesures, n'empêche point que l'explication que j'en donne ici
ne soit exacte; rien ne s'oppose évidemment à ce qu'on compare le royaume du
ciel à la foi de Marie, puisqu'elle a servi à le réparer.
5. Il ne saurait exister de créature qui puisse
rompre le lien de cette union, car le prince de ce mande ne peut rien sur le
Christ, et saint Jean lui-même n'est point digne de dénouer les cordons de ses
souliers. Et pourtant, il faudra un jour que ces liens soient brisés, sans cela
ce qui est brisé maintenant ne saurait être réparé. A quoi peut servir un pain
qui n'est point entamé, un trésor enfoui, une sagesse qui se cache ? Saint Jean
avait bien raison de pleurer (Apoc. V), parce qu'il ne se trouvait personne pour
ouvrir le livre et rompre les sceaux dont il était fermé, car tant qu'il demeure
fermé, nul de nous ne saurait arriver à la science de Dieu. Mais ouvrez-le
vous-même, Agneau de Dieu, vous qui êtes la vraie mansuétude: livrez aux Juifs
vos pieds et vos mains pour qu'ils les ouvrent afin d'en faire tomber les
trésors de salut et les richesses de rédemption qu'ils recèlent. Rompez,
Seigneur, votre pain aux hommes qui en sont affamés; il n'y a que vous qui
puissiez le rompre, vous qui seul êtes capable de tenir bon et de raffermir ce
qui est rompu, seul vous avez le pouvoir, dans cette fraction, de déposer la vie
pour la reprendre quand il vous plaira. Par un effet de votre miséricorde,
renversez en quelque façon ce temple mais n'en dispersez point tout à fait les
matériaux. Que le corps soit séparé de l'âme, mais que le Verbe conserve votre
chair incorruptible et votre âme en pleine liberté, en sorte que seule, au
milieu des morts, elle soit libre dans ses actions, tire de leur prison les âmes
qui y sont enchaînées et emmène avec elle celles qui sont assises à l'ombre et
dans les ténèbres de la mort. Que votre âme sainte se sépare de son corps
immaculé, mais pour le reprendre trois jours après. Que le Christ meure pour
faire mourir la mort même, et que la vie des hommes ressuscite ensuite avec lui
quand il sortira lui-même du tombeau. C'est en effet ce qui a eu lieu, mes bien
chers frères, et nous nous réjouissons qu'il en ait été ainsi. Cette mort a tué
la mort, et nous renaissons à l'espérance de la vie après la résurrection de
Jésus-Christ d'entre les morts.
6. Mais qui peut dire en quoi consistera le
troisième mélange ? " L'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu et le
coeur de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment
(I Corinth. II, 9). " Ce sera le comble de tout, quand le Christ remettra le
royaume à Dieu son Père et qu'ils seront deux non pas en une seule chair mais en
un seul esprit. Car, si en prenant un corps, le Verbe s'est fait chair, à plus
forte raison ne fera-t-il plus qu'un seul et même esprit avec lui quand il se
sera réuni à Dieu. Dans l'union présenté se montre l'humilité qui en est le
moyen, et même une humilité on ne peut plus grande; mais dans celle que nous
attendons et qui fait l'objet de tous nos soupirs, se trouve pour nous, si
toutefois nous en sommes dignes, le comble de la gloire. Si nous ne l'avons pas
oublié, dans le premier mélange d'un corps et d'une âme, d'où résulte un homme,
c'est la charité qui nous est recommandée; dans la seconde, ce qui éclate le
plus, c'est l'humilité; car il n'y a que la vertu de l'humilité qui puisse
réparer les ruines de la charité. Mais l'union d'une âme raisonnable à un corps
formé du limon de la terre, n'est pas tout entière le fait de l'humilité, car ce
n'est pas par suite de sa volonté propre qu'elle se trouve unie à un corps, mais
elle y est envoyée en même temps qu'elle est créée et elle est créée en même
temps qu'elle y est envoyée. Il n'en fut pas de mémé de cet Esprit souverain et
infiniment bon, il ne s'unit à la chair sans souillure que parce qu'il l'a
voulu. C'est donc avec raison que la- gloire du ciel suit la charité et
l'humilité, puisque, d'un côté, sans la charité, tout ne sert de rien, et qu'il
n'y a que ceux qui s'abaissent qui seront élevés (Luc. XIV, 11).
TROISIÈME SERMON
POUR LE JOUR DE NOËL
Sur le lieu, le temps et les autres circonstances de la naissance de notre
Seigneur.
1. Mes frères, je remarque dans la naissance de
notre Seigneur deux (1) choses non seulement diverses mais tout
à fait différentes. D'abord l'enfant qui naît aujourd'hui est Dieu; sa mère est
une vierge et une vierge qui enfante sans douleur. Une lumière toute nouvelle
brille au ciel au milieu des ténèbres et un ange annonce une grande et joyeuse
bonne nouvelle; l'armée céleste éclate en louanges; Dieu est glorifié et la paix
est annoncée aux hommes de bonne volonté; des mages accourent à Bethléem et,
trouvant que les choses sont comme on le leur a dit, ils vont les raconter à
leurs compagnons; tous ceux qui en entendent parler sont dans l'admiration. Or,
toutes ces choses, mes frères, et toutes celles qui ressemblent à celles-là, ne
sont point le fait de la fragilité humaine, mais de la vertu de Dieu.
Aujourd'hui les pauvres mêmes sont servis à la table du Seigneur, dans des vases
d'or et d'argent, mais nous ne devons pas nous les attribuer, ce n'est pas pour
nous, mais pour la nourriture et le breuvage qu'ils renferment que nous sommes
servis dans des plats et dans des coupes d'or. Le sage nous dit : "faites bien
attention, à ce qui vous est servi (Prov. XXIII, 1). " Pour moi, je regarde
comme étant pour moi le temps et le lieu de la naissance du Sauveur„ la
faiblesse de son corps enfantin, ses vagissements et ses larmes, de même que la
pauvreté et les veilles des Mages à qui les premiers cette naissance est
annoncée. Oui, tout cela est à moi, c'est pour moi qu'il en est ainsi, c'est à
moi que ces choses sont servies, à moi quelles sont proposées à imiter. Le
Christ est né en hiver, au milieu de la nuit. Dirons-nous que c'est par un effet
du hasard que le maître de l'hiver et de l'été, le Seigneur du jour et de la
nuit a voulu naître dans la plus inclémente des saisons et au milieu des
ténèbres? Les autres enfants ne choisissent pas le moment de leur naissance, car
à ce moment c'est à peine s'ils ont un souffle de vie; quant à la raison ils
n'en peuvent faire usage, ils n'ont ni la liberté de choisir ni la faculté de
délibérer. Mais pour Jésus-Christ, mes frères, quoiqu'il ne soit point (2)
encore homme, cependant il était, dès le principe, en Dieu, il était Dieu, doué
de la même sagesse et de la même puissance qu'aujourd'hui puisqu'il est la vertu
et la sagesse même de Dieu. Or le fils de Dieu, qui était parfaitement le maître
de choisir, pour naître, le moment qu'il voulait, préféra l'époque de l'année la
plus dure pour un enfant qui vient au
monde, et surtout pour l'enfant d'une femme
pauvre, qui a à peine quelques langes pour envelopper ses membres et qui est
forcée de le coucher dans une crèche. Dans un si grand dénuement, je ne vois pas
qu'il ait été question de fourrures pour lui. Le premier Adam reçut un vêtement
de peaux de bêtes, le second est enveloppé dans des langes. Ce n'est pas ainsi
que le monde agit, il faut ou que Jésus se trompe ou que le monde soit dans
l'erreur; mais comme on ne peut dire que la sagesse divine se trompe, il s'en
suit que : " la prudence de la chair, qui n'est après tout qu'une véritable
mort, est ennemie de Dieu (I Cor. III, 19), " et que la sagesse du siècle est
bien nommée une folie. En effet, le Christ qui ne peut se tromper choisit ce qui
mortifie le plus la chair : c'est donc ce qu'il y a de meilleur, de plus
avantageux et de plus digne de nos préférences, et nous devons nous défier de
toute personne qui nous enseignerait ou nous conseillerait le contraire, comme
d'un véritable séducteur.
2. De plus il a voulu naître pendant la nuit. Où
êtes-vous, ô hommes impudents, qui ne songez qu'à vous mettre en lumière? Le
Christ a choisi ce qu'il trouve de plus salutaire, et vous, vous faites choix de
ce qu'il réprouve. Qui de vous ou de lui est plus prudent? Qui a le jugement
plus juste et plus sain? Le Christ garde le silence, il ne s'élève point, il ne
s'exalte point, il ne se fait point valoir, mais un ange annonce sa naissance,
et la troupe de l'armée céleste chante ses louanges. Pour vous , qui faites
profession de suivre Jésus-Christ, cachez aussi le trésor que vous avez trouvé.
Aimez à être ignoré, que votre louange sorte d'autres lèvres que des vôtres. De
plus, le Christ vient au monde dans une étable. Or, n'est-ce pas celui qui a dit
: " Toute la terre est à moi, avec tout ce qu'elle renferme (Psal. XLIX, 12)? "
pourquoi donc fait-il choix d'une étable? Evidemment c'est pour condamner la
gloire du monde, et réprouver la vanité du siècle. Sa langue ne peut pas encore
proférer une parole, mais tout, en lui, crie, prêche, évangélise; il n'est point
jusqu'à ses membres délicats, qui ne parlent bien haut; en tout, il blême, il
renverse et réfute le jugement du siècle. En effet, quel est l'homme, si on lui
donnait le choix, qui ne préférerait à la faiblesse de l'enfance, un corps plein
de force et d'âge où l'intelligence est formée? O sagesse vraiment incarnée et
voilée ! Et pourtant, mes frères, c'est là cet enfant promis jadis par Isaïe,
qui sait rejeter ce qui est mal, et choisir ce qui est bon (Is. VII, 5). Les
voluptés sensuelles sont donc un mal, et la mortification, un bien, puisque ce
sage enfant, le Verbe enfant, réprouve les unes et choisit l'autre? Car le Verbe
s'est fait chair, mais chair infirme, enfantine, délicate, impotente, enfin
chair incapable de supporter la peine et la fatigue.
3. En effet, mes frères, le Verbe s'est fait chair
et il a habité parmi nous; dans le principe, lorsqu'il était en Dieu, il
habitait au sein d'une lumière inaccessible (I Tim. VI, 1), et nul ne pouvait le
contempler. Y a-t-il en effet personne qui ait pénétré les sentiments du
Seigneur, et lui ait donné conseil (Is. XIV, 13) ? L'homme charnel ne saurait
percevoir les choses de l'esprit de Dieu. Eh bien, qu'il les perçoive
maintenant, car le Verbe s'est fait chair. S'il ne peut entendre que la chair,
qu'il prête donc l'oreille à ce qu'il lui dit dans la chair, car le Verbe s'est
fait chair. O homme, voilà que la sagesse s'est montrée dans la chair; elle
était jadis cachée à tes regards, aujourd'hui elle sort de sa cachette et se met
à la portée de tes sens de chair. Elle t'est annoncée d'une manière charnelle,
si je puis m'exprimer ainsi : fuis le plaisir, car la mort (3)
en garde le seuil; fais pénitence, car c'est par la pénitence que le royaume de
Dieu s'approche de nous (Matth. III, 2). Voilà ce que te prêche cette étable,
voilà ce que te crie cette crèche, voilà le langage que te font entendre les
membres délicats d'un enfant, telle est la bonne nouvelle que t'annoncent ces
vagissements et ces larmes. Car si Jésus-Christ verse des larmes, ce n'est point
comme en versent les autres enfants ni pour la même raison. Chez eux,, c'est la
souffrance qui les fait couler, chez lui, c'est l'amour. Ce sont des êtres
passifs plutôt qu'actifs, car ils n'ont point encore l'usage de la volonté, et
s'ils pleurent, c'est parce qu'ils souffrent; le Christ ne pleure que parce
qu'il compatit; les autres enfants gémissent sous le poids du fardeau qui pèse
sur tous les enfants d'Adam, Jésus pleure sur les péchés des enfants d'Adam, et
un jour il répandra son sang pour ce qui fait aujourd'hui couler ses larmes. O
dureté de mon coeur! oh! Dieu veuille que de même que le Verbe s'est fait chair,
mon coeur devienne de chair! C'est d'ailleurs ce qu'il nous a promis par son
Prophète en ces termes : " Je vous ôterai votre coeur de pierre et vous en
donnerai un de chair (Ezech. XI, 19). "
4. Mes frères, les larmes du Christ me causent
autant de honte que de douleur. Pendant que je prenais mes ébats dans la place
publique, dans le secret de la chambre du Roi, j'étais frappé d'une sentence du
mort. Son Fils unique l'entend et, déposant le diadème, il sort vêtu d'un sac,
la tête couverte de cendre, et les pieds nus, pleurant et se lamentant de voir
son esclave condamné à mort, je le vis tout-à-coup sortir de son palais, et,
tout surpris de l'état nouveau pour moi où je l'aperçois, je lui en demande la
cause, il me la dit. Que ferai-je ? continuerai-je à me livrer à mes jeux,
insulterai-je ainsi à ses larmes ? Oui, c'est ce que je ferai, je ne me mettrai
point à sa suite, et ne mêlerai point mes larmes aux siennes, si je ne suis
qu'un insensé et un fou. Voilà pourquoi ses larmes me font rougir. Mais pourquoi
m'inspireraient-elles de la crainte et de la douleur? C'est parce que je puis
apprécier le degré de mon mal au prix du remède nécessaire pour le guérir.
J'ignorais que je fusse malade, je me croyais même fort bien portant, et voilà
qu'on envoie le Fils d'une Vierge, le Fils même du Très-Haut et qu'il est
condamné à mort, pour que son précieux sang serve de baume
à mes blessures. O homme ! reconnais là
combien graves sont tes blessures, puisqu'il n'y a que celles de Notre-Seigneur
Jésus-Christ qui puissent les cicatriser. Assurément si elles n'eussent point
causé ta mort et une mort éternelle, jamais le Fils de Dieu ne fût mort pour les
guérir. Aussi ai-je honte, mes frères, de fermer les yeux sur ma propre douleur
quand je vois que c'est à ce point que la majesté de Dieu y compatit elle-même.
Oui, le Fils de Dieu compatit à tes maux, et pleure sur eux; et toi, ô homme,
toi qui en es atteint, tu ris! Voilà comment le prix du remède met le comble à
ma douleur et à ma crainte.
5. Mais si j'observe exactement la prescription du
médecin qui doit me guérir, j'y trouverai aussi une source de consolation. En
effet, si je reconnais la gravité de mon mal au prix du remède qu'il exige, je
reconnais en même temps qu'il n'est pas incurable, car un aussi sage médecin ou
plutôt un médecin qui est la sagesse même, ne recourrait point inutilement à
l'emploi de substances si précieuses. Or, ce serait en faire mal à propos usage,
non-seulement de les employer dans le cas où le mal peut facilement céder à
d'autres remèdes, mais encore et surtout d'y recourir quand leur emploi ne peut
rendre la santé. Il nous excite donc à la pénitence et l'espoir qu'il nous fait
concevoir de la guérison, allume en nous un désir d'autant plus ardent de
l'obtenir. A cette consolation, ajoutez encore la visite que les anges firent
aux vigilants bergers de Bethléem, et les paroles qu'ils leur adressèrent. Ah!
malheur à vous, riches, qui avez maintenant votre consolation et qui avez ainsi
déjà perdu tout droit aux consolations du ciel. Que de nobles, selon la chair,
que d'hommes puissants, que de sages, selon le monde, reposaient alors mollement
sur une couche moëlleuse, et il ne s'en trouva pas un seul parmi eux qui fût
trouvé digne de voir briller cette lumière nouvelle, d'apprendre cette grande
nouvelle, et d'entendre les anges chanter dans les airs " Gloire à Dieu, au plus
haut des cieux! " Apprenez donc par là que ceux qui ne participent point aux
travaux et aux fatigues des hommes, ne sont pas dignes d'être visités par les
anges. Apprenez, dis-je, combien le travail uni à ma pensée spirituelle est
agréable aux citoyens du ciel, puisqu'ils honorent de leur entretien et d'un
entretien si heureux, ceux mêmes qui ne travaillent que pour subvenir aux
besoins de la vie et contraints par une pressante nécessité. C'est que les anges
reconnaissent en eux des hommes soumis à l'ordre établi de Dieu même pour les
hommes, quand il voulut qu'Adam ne se nourrît désormais que d'un pain arrosé de
ses sueurs (Gen. III, 19).
6. Remarquez, je vous prie, mes bien chers frères,
tout ce que Dieu a fait pour vous encourager et vous sauver, et qu'une parole si
pleine de vie et d'efficacité, une visite si certaine et si digne d'être reçue
avec une entière déférence, un langage si éloquent, sinon des lèvres du moins
d'action ne soient point sans produire quelques fruits en vous (I Tim. I, 15).
Pensez-vous, mes frères, que si les paroles que je vous adresse en ce moment,
devaient demeurer stériles dans vos coeurs, je l'apprendrais sans en être
vivement peiné? Et pourtant qui suis-je, moi, et que sont mes paroles? Si un
homme de si mince valeur que moi, ou plutôt si un néant comme moi, éprouve de la
peine à voir que le peu de mal qu'il se donne pour vous parler, il se le donne
en pure perte, à combien plus forte raison le Seigneur de toute majesté
devra-t-il être indigné, s'il voit que toute la peine qu'il prend est perdue
pour nous, par notre négligence et notre endurcissement? Que celui qui, pour
nous sauver, a daigné se revêtir de la forme d'un esclave, que le Fils unique du
Père qui, est Dieu et béni par-dessus tout pendant les siècles des siècles,
éloigne ce malheur de ses humbles serviteurs. Ainsi soit-il.
QUATRIÈME SERMON
POUR LE JOUR DE NOËL
Les bergers trouvèrent Marie, Joseph et l'enfant : celui-ci était placé dans une
crêche.
1. Reconnaissez, mes frères bien-aimés, la
grandeur de la solennité de ce jour, pour laquelle ce jour est trop court et la
terre entière, trop étroite. Elle fait un emprunt au temps, un emprunt à
l'espace, elle prend sur la nuit et remplit le ciel avant de remplir la terre.
En effet, la nuit devint éclatante comme le jour, quand une lumière nouvelle
resplendit tout à coup dans le ciel aux yeux des bergers, à l'heure des plus
épaisses ténèbres. Mais remarquez en quel endroit la joie de cette solennité a
commencé à éclater : c'est parmi les anges, car, selon leurs propres paroles, ce
n'est que plus tard qu'elle sera partagée par le peuple tout entier, et aussitôt
toute l'armée céleste fait retentir les airs de ses chants de gloire. Voilà
pourquoi cette nuit est appelée solennelle entre toutes les nuits, dans nos
chants, dans nos hymnes et dans nos cantiques spirituels. On ne saurait même
révoquer en doute que pendant les veilles de cette nuit, ces esprits qui règnent
dans les cieux, s'empressèrent de prévenir ceux qui se sont mêlés aux choeurs
des chanteurs, au milieu des jeunes filles qui jouent du tambourin (Psal. LXXXIV,
2). Mais que d'or et de pierreries étincellent aujourd'hui sur nos autels! Que
de riches tentures tapissent ces murailles! Les anges pourront-ils bien les
dédaigner, leur préférer les haillons des pauvres? S'ils ne le faisaient pas,
pourquoi auraient-ils apparu aux bergers plutôt qu'aux rois de la terre et aux
prêtres du temple? Pourquoi le Sauveur lui-même, à qui l'or et l'argent
appartiennent en propre, aurait-il préconisé la sainte pauvreté dans son corps ?
Pourquoi enfin les anges ont-ils signalé cette pauvreté avec tant de soin ? Car
ce n'est point sans quelque raison mystérieuse que le Sauveur est enveloppé de
langes et déposé dans une crèche, puisque c'est le signe particulier que nous
donne l'Ange quand il nous l'annonce : " Et voici la marque, dit-il, que je vous
donne pour le reconnaître : vous trouverez un enfant enveloppé de langes et
couché dans une crèche (Luc. II, 12). " O Seigneur Jésus, vos langes sont une
marque pour vous reconnaître, mais une marque qui manque aujourd'hui dans bien
du inonde, car s'il y a beaucoup d'appelés, il y a bien peu d'élus, et par
conséquent bien peu de marqués. Je reconnais, oui, je reconnais Jésus, le grand
prêtre, sous les haillons qui le couvraient pendant qu'il luttait contre Satan (Zach.
III, 1). Je parle à des hommes qui connaissent les saintes Écritures et sont au
courant de la vision de Zacharie. Mais lorsque notre chef se fut élevé au-dessus
de nos ennemis, il a déposé ses premiers vêtements pour prendre un vêtement de
gloire et de lumière. Il nous a donné l'exemple, c'est à nous de faire ce qu'il
a fait. D'ailleurs une cuirasse de fer vaut mieux dans la lutte qu'une robe de
lin, bien que l'une soit plus lourde et l'autre plus belle. Un jour viendra,
quand les membres auront suivi leur chef, que le corps tout entier chantera en
esprit et dira : " Vous avez déchiré le sac qui me couvrait et vous m'avez
revêtu d'un vêtement de joie (Psal. XXIX, 12)."
2. L'ange disait donc : "Vous trouverez un enfant
enveloppé de langes et posé dans une crèche. " Puis l' Evangile ajoute : "Ils
vinrent en toute hâte et trouvèrent Marie et Joseph avec l'enfant posé dans une
crèche (Luc. II, 12 et 16)." Qu'est-ce que cela signifie ? L'Ange semble ne
recommander que l'humilité aux bergers, et ceux-ci trouvent quelque chose de
plus. Peut-être l'Ange ne leur recommande-t-il d'une manière toute particulière
que l'humilité, parce que tous les autres anges étant tombés par l'orgueil, lui
n'était demeuré debout que par l'humilité, peut-être aussi tic vient-il du haut
des cieux leur annoncer l'humilité que parce que c'est la vertu par laquelle
nous devons plus particulièrement honorer la majesté de Dieu; mais les bergers
ne la trouvent point seule, parce que Dieu accorde toujours sa grâce aux
humbles. Ils trouvèrent donc Marie et Joseph avec l'enfant posé dans une crèche.
Or, de même que l'enfance de Jésus-Christ, vous prêche l'humilité, ainsi la
Vierge nous parle de continence et Joseph, l'homme juste de l'Evangile, nous
rappelle la justice. La continence est une vertu qui a rapport au corps, tout le
monde le sait; quant à la justice, elle a pour objet de rendre à chacun ce qui
lui appartient et règle nos rapports, particulièrement envers le prochain.
L'humilité nous réconcilie avec Dieu, nous rend soumis à Dieu, plait à Dieu en
nous, comme la sainte Vierge en fait la remarque : " Il a jeté les yeux sur la
bassesse de sa servante (Luc. I, 48). " Le fornicateur pèche contre son propre
corps, l'homme injuste, contre le prochain, l'homme orgueilleux qui s'enfle et
se grandit, pèche contre Dieu. Le fornicateur se déshonore; l'injuste blesse le
prochain; l'orgueilleux déshonore Dieu autant qu'il est en lui; car le Seigneur
a dit: "Je n'attribuerai ma gloire à personne (Isa. XI, 8). " Or, l'orgueilleux
dit de son côté : mais moi je me l'attribuerai, quoique vous ne vouliez point la
céder à personne. Aussi n'aime-t-il point le partage que fait l'Ange quand il
dit : " Gloire à Dieu, paix aux hommes. " Il n'honore donc point Dieu, mais il
s'élève contre lui comme un impie et un véritable infidèle. Qu'est-ce, en effet,
que la piété, sinon de rendre à Dieu le culte qui lui est dû? et quel homme
honore vraiment Dieu, sinon celui qui se soumet volontairement à lui et tient
les regards de son coeur fixé sur le Seigneur, de même que les serviteurs ont
les leurs attachés sur les mains de leurs maîtres (Psal. CXXII, 3).
3. Par conséquent, pour qu'on retrouve constamment
en nous, Marie et Joseph avec l'enfant posé dans une crèche; il faut que nous
vivions dans le siècle présent avec tempérance, avec justice et avec piété (Tit.
II, 12). C'est, en effet, à cette fin qu'est apparue la grâce de Dieu qui nous
instruit, et c'est par ce moyen-là aussi que sa gloire apparaîtra. Voilà en
effet ce que nous lisons : "La grâce de Dieu, notre Sauveur, a paru à tous les
hommes, et elle nous a appris que, renonçant à la piété et aux passions
mondaines, nous devons vivre dans le siècle présent avec tempérance, avec
justice et piété, demeurant toujours dans l'attente de la béatitude que nous
espérons et de l’avènement du grand Dieu (Tit. II, 11, 12, 13). " Or, la grâce
s'est montrée à nous dans un enfant pour nous instruire, mais cet enfant "sera
grand (Luc. I, 32)." Selon la parole de Gabriel à son sujet, ceux qu'il aura
instruits, étant encore enfant, à être humbles et doux de coeur, il les
glorifiera et les exaltera plus tard, lorsqu'il sera lui-même devenu grand et
glorieux, lui qui est Notre-Seigneur Jésus-Christ, béni dans les siècles des
siècles. Ainsi soit-il.
CINQUIÈME SERMON
POUR LE JOUR DE NOËL
Sur ces paroles de l'Apôtre : "Béni soit Dieu le Père de Notre-Seigneur
Jésus-Christ,
le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation, qui nous console dans
tous nos maux
(II Cor. I, 3 et 4). "
1. Béni soit celui qui, à cause de son excessif
amour pour nous, nous a envoyé son Fils bien-aimé en qui il s'est complu et pour
qu'il nous réconciliât, et nous fit rentrer en paix avec lui, et qu'il fût au
milieu de nous le gage et le médiateur de notre réconciliation. Or, que
pourrions-nous craindre, mes frères, avec un médiateur si charitable et que
pouvons-nous appréhender avec un. ôtage si sûr. Peut-être me demanderez-vous
quel peut être un médiateur qui vient au monde dans une étable et se trouve
couché dans une crèche, qui est enfin enveloppé de langes, pleure et est étendu
sur sa couche comme les autres enfants. Je vous répondrai qu'il n'en est pas
moins, au milieu de tout cela, un très-grand médiateur qui cherche, non pas
comme par acquis de conscience, mais avec succès tout ce qui peut assurer la
paix. Sans doute ce n'est qu'un tout petit enfant, mais cet enfant est le Verbe
dont l'enfance même la plus tendre n'est pas muette. " Consolez-vous,
consolez-vous, dit le Seigneur votre Dieu (Isa. XL, 1). " Voilà ce que dit
l'Emmanuel, c'est-à-dire le Dieu avec nous. C'est le cri de cette étable, le mot
de cette crèche, le sens de ses larmes, l'exclamation de ces langes. Oui, c'est
là le cri de l'étable qui prend soin de se tenir, prête pour l'homme qui était
tombé entre les mains des voleurs. (Luc. X, 32) ; c'est le mot de la crèche qui
pourvoit au fourrage que réclame l'homme devenu semblable aux bêtes de somme (Psal.
XLVIII, 13); c'est le sens de ces larmes et l'exclamation de ces langes qui
veulent laver et éponger ses blessures saignantes; car il est bien certain que
le Christ n'eut besoin d'aucune de ces choses pour lui, s'il les a subies, ce
n'est donc point pour lui, mais pour les élus. " Ils respecteront mon Fils (
Matt. XXI, 37), " disait le Père des miséricordes. Oui, Seigneur Dieu, ils le
respecteront certainement; mais ce ne sont point les Juifs à qui vous l'avez
envoyé, il n'y a que les élus pour qui vous l'avez envoyé qui le respecteront.
2. Nous l'adorons en effet, non-seulement dans son
étable, mais encore sur son gibet et dans le sépulcre. Nous le recevons avec
dévotion tout petit enfant à cause de nous, nous l'adorons sanglant et pâle pour
nous, nous lui rendons nos respects dans le sépulcre où il est pour nous. Nous
l'adorons pieusement avec les Mages et avec le saint vieillard Siméon, nous
pressons avec amour le Sauveur enfant dans nos bras, et nous le recevons dans
votre temple, ô mon Dieu, comme votre miséricorde même, car il est lui-même
celui que l'Ecriture appelle "La miséricorde éternelle du Seigneur (Psal. CII,
7). " D'ailleurs, qu'y a-t-il qui soit coéternel au Père, sinon le Fils et le
Saint-Esprit? Or, ce n'est point miséricordieux qu'il faut les appeler l'un et
l'autre, ils sont la miséricorde même. Cela n'empêche point que le Père aussi
soit miséricorde, car les trois personnes ne font qu'une seule miséricorde,
qu'une seule essence, qu'une seule sagesse, qu'une seule divinité, qu'une seule
majesté. Cependant quand on voit que Dieu est appelé "le Père des miséricordes,"
on ne peut douter qu'il ne s'agisse alors du Fils même de Dieu. Or, c'est avec
beaucoup de raison qu'il est appelé le Père des miséricordes, puisque ce qui lui
appartient proprement, c'est d'avoir miséricorde et de pardonner.
3. Peut-être me demandera-t-on comment la
miséricorde peut être le propre de celui dont les jugements sont un abîme sans
fond (Psal. XXXV, 6) ? D'ailleurs, quand elle parle de lui, l'Ecriture ne dit
pas " toutes ses voies ne sont que miséricorde, mais toutes ses voies sont en
même temps miséricorde et vérité. (Psal. XXIV, 10). " Celui à qui nous
attribuons dans nos cantiques la miséricorde et la justice, n'est pas moins
juste que miséricordieux (Psal. C, 1). Nous répétons encore dans nos chants,
qu'il a miséricorde de qui il veut et qu'il endurcit qui il lui plaît (Rom. IX,
18) ; mais la miséricorde lui est propre, car c'est en lui qu'il trouve la
matière et comme le germe de la miséricorde. Pour ce qui est au contraire de ses
jugements et des condamnations qu'il prononce, c'est nous en quelque sorte qui
le forçons à les prononcer, en sorte qu'il semble que c'est la miséricorde, bien
plutôt que la vengeance, qui coule naturellement de son coeur. Entendez-le dire,
en effet : " Est-ce que je veux la mort de l'impie, et ne veux-je pas plutôt
qu'il se convertisse et qu'il vive (Exech. XVIII, 23) ? " C'est donc avec raison
que, au lieu de lui donner le nom de Père des jugements et des vengeances, on
l'appelle Père des miséricordes, non-seulement parce que, semblable à un Père,
il fait preuve de sentiments de miséricorde plutôt que d'indignation et qu'il a
pitié de ceux qui le craignent, comme un père de ses enfants, mais bien plus
encore, parce qu'il trouve en lui-même la cause et le principe de sa miséricorde
pour nous, tandis que c'est nous qui lui fournissons matière, motif à exercer
ses jugements et ses vengeances.
4. Mais si les choses étant ainsi, on peut
l'appeler le Père de la miséricorde, pourquoi le nomme-t-on le Père des
miséricordes ? Le Prophète a dit : "Le Seigneur a parlé une fois, et j'ai
entendu ces deux choses : que la souveraine puissance appartient essentiellement
à Dieu et que vous êtes, Seigneur, rempli de miséricorde (Psal. LXI, 12. 15). "
D'ailleurs l'Apôtre nous montre une double miséricorde dans le Verbe, dans le
Fils seul, en nous disant que Dieu est le Père non d'une seule miséricorde, mais
des miséricordes, le Dieu non d'une seule, mais de toute sorte de consolations
(II Corinth. I, 4), qui nous console non-seulement dans telle et telle
tribulation mais dans toutes nos tribulations. Un écrivain sacré a dit que les
miséricordes du Seigneur sont en grand nombre (Thren. III, 32), sans doute parce
que les tribulations dont il délivrera les justes sont nombreuses. Il n'y a
qu'un Fils de Dieu, il n'y a qu'un Verbe, mais notre misère est multiple, et
réclame, non pas seulement une grande miséricorde, mais une multitude de
miséricordes. Peut-être à cause des deux substances dont se compose la nature
humaine, qui sont l'une et l'autre bien misérables, pourrait-on dire avec raison
que la misère de l'homme est double, bien que chacune de ces substances compte
plusieurs misères, puisque les tribulations de la chair et du coeur sont
nombreuses, mais celui qui sauve tout l'homme, le soustrait à cette double
nature de misères. Mais comme cet unique Fils de Dieu est déjà venu sur la terre
à cause de nos âmes, pour ôter les péchés du monde, et doit revenir une seconde
fois pour nos corps, afin de les ressusciter et de les rendre semblables à son
corps glorieux, peut-être ne semblera-t-il pas hors de raison de reconnaître une
double miséricorde quand nous parlons du Père des miséricordes. En effet,
lorsqu'il prit un corps et une âme semblables aux nôtres, le Prophète ne s'est
pas contenté de dire une seule fois : " consolez-vous, " mais comme nous l'avons
rappelé plus haut, il a dit : " Consolez-vous, consolez-vous, dit le Seigneur
votre Dieu (Isai. XL, 1), " sans doute pour nous faire comprendre que celui qui
a bien voulu s'unir nos deux substances venait pour les sauver l'une et l'autre.
5. Mais, selon vous, quels sont ceux qu'il doit
sauver ? Evidemment il ne sauvera que son peuple, car le Prophète a dit : " Il
sauvera, non pas tout le monde indistinctement, mais son peuple de ses péchés, "
et plus tard, ce ne sont point tous les corps, mais seulement celui des humbles
qu'il rendra semblables à son corps glorieux. Si donc il console son peuple ce
ne peut être bien certainement qu'un peuple humble, celui qu'il doit sauver;
car, pour les regards des superbes il doit les confondre. Voulez-vous savoir
quel est son peuple ? Un homme selon son coeur nous le fait connaître en ces
termes : "C'est à vous Seigneur que le soin du, pauvre est laissé (Psal. X, 14).
" Et Jésus lui-même nous le fait comprendre dans son Evangile en disant : "
Malheur à vous riches, parce que vous avez reçu votre consolation (Luc. II, 24).
" Dieu veuille, mes frères bien aimés, que nous préférions toujours être du
nombre de ceux que le Seigneur Dieu console, non point de ceux à qui il dit :
Malheur à vous ! Après tout pourquoi consolerait-il ceux qui ont déjà une
consolation ? La muette enfance du Christ n'est point faite pour consoler ceux
qui parlent beaucoup, ses larmes ne sauraient être la consolation de ceux qui
rient sans cesse ses langes ne consolent guère ceux qui se prélassent dans leurs
beaux vêtements, et ceux qui aiment à occuper les premières places dans les
synagogues ne trouvent rien qui, les console dans l'étable et dans la crèche du
Sauveur. Mais peut-être toutes ces choses seront-elles autant de consolations
pour ceux qui attendent dans le silence que le Seigneur les console, pour ceux
qui pleurent et qui ne sont couverts que de pauvres langes aussi. D'ailleurs ils
peuvent, remarquer que les anges n'en consolent point d'autres, c'est en effet à
des bergers, qui veillaient et gardaient leurs troupeaux pendant la nuit; qu'ils
annoncent la joie de la lumière nouvelle et la naissance du Sauveur. C'est pour
les pauvres, pour ceux qui travaillent, non pour vous, ô riches, pour vous, qui
avez déjà votre consolation avec le " malheur à vous, " tombé des lèvres d'un
Dieu; que la splendeur d'un jour éclatant brille au milieu des veilles de la
nuit, que la nuit même s'est éclairée comme le jour, disons mieux, que la nuit
s'est changée en un jour lumineux au moment ou l'Ange disait : " Aujourd'hui
même un sauveur vous est né (Luc, II, 11); " aujourd'hui, disait-il, non pas
cette nuit. C'est qu'en effet la nuit était passée, le jour était venu, ce jour,
dis-je, qui est lumière ale lumière, le salut de Dieu, Jésus-Christ
Notre-Seigneur, qui est Dieu béni par dessus tout, dans tous les siècles des
siècles, ainsi soit-il.
* * * * *
1)
Le manuscrit français des Feuillants donne, de ce passage, une autre leçon plus
juste, en substituant le mot trois au mot deux que nous avons ici.
2) Dans quelques
manuscrits, la locution adverbiale négative ne point manque en cet endroit ;
mais il faut absolument l'y conserver, car le sens de la phrase cet que le
Christ ne fut pas homme avant sa naissance, qu'il était seulement Dieu.
3)
L'auteur du deux cent quatre-vingt-douzième sermon de la nouvelle édition de
saint Augustin, n. 3, cite comme étant extrait de l'Ecriture sainte ce même
passage qui se lit mot pour mot dans la Règle de saint Benoit, chapitre VII, du
premier degré de l'humilité.
Source :
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
|