LETTRE ENCYCLIQUE
DU SOUVERAIN PONTIFE
BENOÎT XVI
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
AUX FIDÈLES LAÏCS
ET À TOUS LES HOMMES DE BONNE VOLONTÉ
SUR LE
DÉVELOPPEMENT HUMAIN INTÉGRAL
DANS LA CHARITÉ ET DANS LA VÉRITÉ
INTRODUCTION
1. L’amour dans la
vérité (Caritas in veritate), dont Jésus s’est fait le témoin
dans sa vie terrestre et surtout par sa mort et sa résurrection, est
la force dynamique essentielle du vrai développement de chaque
personne et de l’humanité tout entière. L’amour — « caritas » — est
une force extraordinaire qui pousse les personnes à s’engager avec
courage et générosité dans le domaine de la justice et de la paix.
C’est une force qui a son origine en Dieu, Amour éternel et Vérité
absolue. Chacun trouve son bien en adhérant, pour le réaliser
pleinement, au projet que Dieu a sur lui: en effet, il trouve dans
ce projet sa propre vérité et c’est en adhérant à cette vérité qu’il
devient libre (cf. Jn 8, 22). Défendre la vérité, la proposer
avec humilité et conviction et en témoigner dans la vie sont par
conséquent des formes exigeantes et irremplaçables de la charité. En
effet, celle-ci « trouve sa joie dans ce qui est vrai » (1 Co
13, 6). Toute personne expérimente en elle un élan pour aimer de
manière authentique : l’amour et la vérité ne l’abandonnent jamais
totalement, parce qu’il s’agit là de la vocation déposée par Dieu
dans le cœur et dans l’esprit de chaque homme. Jésus Christ purifie
et libère de nos pauvretés humaines la recherche de l’amour et de la
vérité et il nous révèle en plénitude l’initiative d’amour ainsi que
le projet de la vie vraie que Dieu a préparée pour nous. Dans le
Christ, l’amour dans la vérité devient le Visage de sa
Personne. C’est notre vocation d’aimer nos frères dans la vérité de
son dessein. Lui-même, en effet, est la Vérité (cf. Jn 14,
6).
2. La charité est la
voie maîtresse de la doctrine sociale de l’Église. Toute
responsabilité et tout engagement définis par cette doctrine sont
imprégnés de l’amour qui, selon l’enseignement du Christ, est la
synthèse de toute la Loi (cf. Mt 22, 36-40). L’amour donne
une substance authentique à la relation personnelle avec Dieu et
avec le prochain. Il est le principe non seulement des
micro-relations: rapports amicaux, familiaux, en petits groupes,
mais également des macro-relations: rapports sociaux, économiques,
politiques. Pour l’Église — instruite par l’Évangile —, l’amour est
tout parce que, comme l’enseigne saint Jean (cf. 1 Jn 4,
8.16) et comme je l’ai rappelé dans ma première Lettre encyclique, «
Dieu est amour » (Deus caritas est): tout provient de
l’amour de Dieu, par lui tout prend forme et tout tend vers lui.
L’amour est le don le plus grand que Dieu ait fait aux hommes, il
est sa promesse et notre espérance.
Je suis conscient des
dévoiements et des pertes de sens qui ont marqué et qui marquent
encore la charité, avec le risque conséquent de la comprendre de
manière erronée, de l’exclure de la vie morale et, dans tous les
cas, d’en empêcher la juste mise en valeur. Dans les domaines
social, juridique, culturel, politique, économique, c’est-à-dire
dans les contextes les plus exposés à ce danger, il n’est pas rare
qu’elle soit déclarée incapable d’interpréter et d’orienter les
responsabilités morales. De là, découle la nécessité de conjuguer
l’amour avec la vérité non seulement selon la direction indiquée par
saint Paul: celle de la « veritas in caritate » (Ep 4, 15),
mais aussi, dans celle inverse et complémentaire, de la « caritas in
veritate ». La vérité doit être cherchée, découverte et exprimée
dans l’ « économie » de l’amour, mais l’amour à son tour doit être
compris, vérifié et pratiqué à la lumière de la vérité. Nous aurons
ainsi non seulement rendu service à l’amour, illuminé par la vérité,
mais nous aurons aussi contribué à rendre crédible la vérité en en
montrant le pouvoir d’authentification et de persuasion dans le
concret de la vie sociale. Ce qui, aujourd’hui, n’est pas rien
compte tenu du contexte social et culturel présent qui relativise la
vérité, s’en désintéresse souvent ou s’y montre réticent.
3. Par son lien étroit
avec la vérité, l’amour peut être reconnu comme une expression
authentique d’humanité et comme un élément d’importance fondamentale
dans les relations humaines, même de nature publique. Ce n’est
que dans la vérité que l’amour resplendit et qu’il peut être
vécu avec authenticité. La vérité est une lumière qui donne sens et
valeur à l’amour. Cette lumière est, en même temps, celle de la
raison et de la foi, par laquelle l’intelligence parvient à la
vérité naturelle et surnaturelle de l’amour : l’intelligence en
reçoit le sens de don, d’accueil et de communion. Dépourvu de
vérité, l’amour bascule dans le sentimentalisme. L’amour devient une
coque vide susceptible d’être arbitrairement remplie. C’est le
risque mortifère qu’affronte l’amour dans une culture sans vérité.
Il est la proie des émotions et de l’opinion contingente des êtres
humains ; il devient un terme galvaudé et déformé, jusqu’à signifier
son contraire. La vérité libère l’amour des étroitesses de
l’émotivité qui le prive de contenus relationnels et sociaux, et
d’un fidéisme qui le prive d’un souffle humain et universel. Dans la
vérité, l’amour reflète en même temps la dimension personnelle et
publique de la foi au Dieu biblique qui est à la fois « Agapè »
et « Lógos » : Charité et Vérité, Amour et Parole.
4. Parce que l’amour
est riche de vérité, l’homme peut le comprendre dans la richesse,
partagée et communiquée, de ses valeurs. La vérité est, en effet,
lógos qui crée un diá-logos et donc une communication et
une communion. En aidant les hommes à aller au-delà de leurs
opinions et de leurs sensations subjectives, la vérité leur permet
de dépasser les déterminismes culturels et historiques et de se
rencontrer dans la reconnaissance de la substance et de la valeur
des choses. La vérité ouvre et unit les intelligences dans le
lógos de l’amour: l’annonce et le témoignage chrétien de l’amour
résident en cela. Dans le contexte socioculturel actuel, où la
tendance à relativiser le vrai est courante, vivre la charité dans
la vérité conduit à comprendre que l’adhésion aux valeurs du
Christianisme est un élément non seulement utile, mais indispensable
pour l’édification d’une société bonne et d’un véritable
développement humain intégral. Un Christianisme de charité sans
vérité peut facilement être confondu avec un réservoir de bons
sentiments, utiles pour la coexistence sociale, mais n’ayant qu’une
incidence marginale. Compris ainsi, Dieu n’aurait plus une place
propre et authentique dans le monde. Sans la vérité, la charité est
reléguée dans un espace restreint et relationnellement appauvri.
Dans le dialogue entre les connaissances et leur mise en œuvre, elle
est exclue des projets et des processus de construction d’un
développement humain d’envergure universelle.
5. La charité est amour
reçu et donné. Elle est « grâce » (cháris). Sa source
est l’amour jaillissant du Père pour le Fils, dans l’Esprit Saint.
C’est un amour qui, du Fils, descend sur nous. C’est un amour
créateur, qui nous a donné l’existence; c’est un amour rédempteur,
qui nous a recréés. Un amour révélé et réalisé par le Christ (cf.
Jn 13, 1) et « répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui
nous a été donné » (Rm 5, 5). Objets de l’amour de Dieu, les
hommes sont constitués sujets de la charité, appelés à devenir
eux-mêmes les instruments de la grâce, pour répandre la charité de
Dieu et pour tisser des liens de charité.
La doctrine sociale de
l’Église répond à cette dynamique de charité reçue et donnée.
Elle est « caritas in veritate in re sociali » : annonce de la
vérité de l’amour du Christ dans la société. Cette doctrine est un
service de la charité, mais dans la vérité. La vérité préserve et
exprime la force de libération de la charité dans les événements
toujours nouveaux de l’histoire. Elle est, en même temps, une vérité
de la foi et de la raison, dans la distinction comme dans la
synergie de ces deux modes de connaissance. Le développement, le
bien-être social, ainsi qu’une solution adaptée aux graves problèmes
socio-économiques qui affligent l’humanité, ont besoin de cette
vérité. Plus encore, il est nécessaire que cette vérité soit aimée
et qu’il lui soit rendu témoignage. Sans vérité, sans confiance et
sans amour du vrai, il n’y a pas de conscience ni de responsabilité
sociale, et l’agir social devient la proie d’intérêts privés et de
logiques de pouvoir, qui ont pour effets d’entrainer la
désagrégation de la société, et cela d’autant plus dans une société
en voie de mondialisation et dans les moments difficiles comme ceux
que nous connaissons actuellement.
6. « Caritas in
veritate » est un principe sur lequel se fonde la doctrine
sociale de l’Église, un principe qui prend une forme opératoire par
des critères d’orientation de l’action morale. Je désire en rappeler
deux de manière particulière; ils sont dictés principalement par
l’engagement en faveur du développement dans une société en voie de
mondialisation : la justice et le bien commun.
La justice tout
d’abord. Ubi societas, ibi ius : toute société élabore un
système propre de justice. La charité dépasse la justice,
parce qu’aimer c’est donner, offrir du mien à l’autre ; mais
elle n’existe jamais sans la justice qui amène à donner à l’autre ce
qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de
son être et de son agir. Je ne peux pas « donner » à l’autre du
mien, sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la
justice. Qui aime les autres avec charité est d’abord juste envers
eux. Non seulement la justice n’est pas étrangère à la charité, non
seulement elle n’est pas une voie alternative ou parallèle à la
charité: la justice est « inséparable de la charité »,
elle lui est intrinsèque. La justice est la première voie de la
charité ou, comme le disait
Paul VI, son « minimum »,
une partie intégrante de cet amour en « actes et en vérité » (1
Jn 3, 18) auquel l’apôtre saint Jean exhorte. D’une part, la
charité exige la justice: la reconnaissance et le respect des droits
légitimes des individus et des peuples. Elle s’efforce de construire
la cité de l’homme selon le droit et la justice. D’autre
part, la charité dépasse la justice et la complète dans la logique
du don et du pardon.
La cité de l’homme n’est pas uniquement constituée par des
rapports de droits et de devoirs, mais plus encore, et d’abord, par
des relations de gratuité, de miséricorde et de communion. La
charité manifeste toujours l’amour de Dieu, y compris dans les
relations humaines. Elle donne une valeur théologale et salvifique à
tout engagement pour la justice dans le monde.
7. Il faut ensuite
prendre en grande considération le bien commun. Aimer quelqu’un,
c’est vouloir son bien et mettre tout en œuvre pour cela. À côté du
bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société: le bien
commun. C’est le bien du ‘nous-tous’, constitué d’individus, de
familles et de groupes intermédiaires qui forment une communauté
sociale.
Ce n’est pas un bien recherché pour lui-même, mais pour les
personnes qui font partie de la communauté sociale et qui, en elle
seule, peuvent arriver réellement et plus efficacement à leur bien.
C’est une exigence de la justice et de la charité que de vouloir
le bien commun et de le rechercher. Œuvrer en vue du bien commun
signifie d’une part, prendre soin et, d’autre part, se servir de
l’ensemble des institutions qui structurent juridiquement,
civilement, et culturellement la vie sociale qui prend ainsi la
forme de la pólis, de la cité. On aime d’autant plus
efficacement le prochain que l’on travaille davantage en faveur du
bien commun qui répond également à ses besoins réels. Tout chrétien
est appelé à vivre cette charité, selon sa vocation et selon ses
possibilités d’influence au service de la pólis. C’est là la
voie institutionnelle — politique peut-on dire aussi — de la
charité, qui n’est pas moins qualifiée et déterminante que la
charité qui est directement en rapport avec le prochain, hors des
médiations institutionnelles de la cité. L’engagement pour le bien
commun, quand la charité l’anime, a une valeur supérieure à celle de
l’engagement purement séculier et politique. Comme tout engagement
en faveur de la justice, il s’inscrit dans le témoignage de la
charité divine qui, agissant dans le temps, prépare l’éternité.
Quand elle est inspirée et animée par la charité, l’action de
l’homme contribue à l’édification de cette cité de Dieu
universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine.
Dans une société en voie de mondialisation, le bien commun et
l’engagement en sa faveur ne peuvent pas ne pas assumer les
dimensions de la famille humaine tout entière, c’est-à-dire de la
communauté des peuples et des Nations,
au point de donner forme d’unité et de paix à la cité des hommes,
et d’en faire, en quelque sorte, la préfiguration anticipée de la
cité sans frontières de Dieu.
8. En publiant en 1967
l’encyclique Populorum progressio, mon vénérable prédécesseur
Paul VI a éclairé le grand thème du développement des peuples de la
splendeur de la vérité et de la douce lumière de la charité du
Christ. Il a affirmé que l’annonce du Christ est le premier et le
principal facteur de développement
et il nous a laissé la consigne d’avancer sur la route du
développement de tout notre cœur et de toute notre intelligence,
c’est-à-dire avec l’ardeur de la charité et la sagesse de la vérité.
C’est la vérité originelle de l’amour de Dieu — grâce qui nous est
donnée — qui ouvre notre vie au don et qui rend possible l’espérance
en un « développement (…) de tout l’homme et de tous les hommes »,
en passant « de conditions moins humaines à des conditions plus
humaines »,
et cela en triomphant des difficultés inévitablement rencontrées sur
le chemin.
Plus de quarante ans
après la publication de cette encyclique, je désire honorer la
mémoire de Paul VI, et rendre hommage à ce grand Pontife, en
reprenant ses enseignements sur le développement humain intégral
et en me plaçant sur la voie qu’ils ont tracée, afin de les
actualiser aujourd’hui. Ce processus d’actualisation commença avec
l’encyclique
Sollicitudo
rei socialis, par laquelle le Serviteur de Dieu
Jean-Paul II voulut commémorer la publication de Populorum
progressio à l’occasion de son vingtième anniversaire. Jusque là
une telle commémoration n’avait été réservée qu’à l’encyclique
Rerum novarum. Vingt ans après, j’exprime ma conviction que
Populorum progressio mérite d’être considérée comme l’encyclique
« Rerum novarum de l’époque contemporaine » qui éclaire le
chemin de l’humanité en voie d’unification.
9. L’amour dans la
vérité — caritas in veritate — est un grand défi pour
l’Église dans un monde sur la voie d’une mondialisation progressive
et généralisée. Le risque de notre époque réside dans le fait qu’à
l’interdépendance déjà réelle entre les hommes et les peuples, ne
corresponde pas l’interaction éthique des consciences et des
intelligences dont le fruit devrait être l’émergence d’un
développement vraiment humain. Seule la charité, éclairée par la
lumière de la raison et de la foi, permettra d’atteindre des
objectifs de développement porteurs d’une valeur plus humaine et
plus humanisante. Le partage des biens et des ressources, d’où
provient le vrai développement, n’est pas assuré par le seul progrès
technique et par de simples relations de convenance, mais par la
puissance de l’amour qui vainc le mal par le bien (cf. Rm 12,
21) et qui ouvre à la réciprocité des consciences et des libertés.
L’Église n’a pas de
solutions techniques à offrir
et ne prétend « aucunement s’immiscer dans la politique des États ».
Elle a toutefois une mission de vérité à remplir, en tout temps et
en toutes circonstances, en faveur d’une société à la mesure de
l’homme, de sa dignité et de sa vocation. Sans vérité, on aboutit à
une vision empirique et sceptique de la vie, incapable de s’élever
au-dessus de l’agir, car inattentive à saisir les valeurs – et
parfois pas même le sens des choses – qui permettraient de la juger
et de l’orienter. La fidélité à l’homme exige la fidélité à la
vérité qui, seule, est la garantie de la liberté (cf.
Jn 8, 32) et de la possibilité d’un développement humain
intégral. C’est pour cela que l’Église la recherche, qu’elle
l’annonce sans relâche et qu’elle la reconnaît partout où elle se
manifeste. Cette mission de vérité est pour l’Église une mission
impérative. Sa doctrine sociale est un aspect particulier de cette
annonce: c’est un service rendu à la vérité qui libère. Ouverte à la
vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine
sociale de l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans
l’unité les fragments où elle se trouve souvent disséminée et elle
l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des hommes
et des peuples.
CHAPITRE I
LE MESSAGE DE
POPULORUM PROGRESSIO
10. Plus de quarante
ans après la publication de Populorum progressio, sa relecture nous
invite à rester fidèles à son message de charité et de vérité, en le
replaçant dans le cadre du magistère propre de Paul VI et, plus
généralement, à l’intérieur de la tradition de la doctrine sociale
de l’Église. Par ailleurs, il faut évaluer les multiples termes dans
lesquels se pose aujourd’hui, à la différence d’alors, le problème
du développement. Le point de vue correct est donc celui de la
Tradition de la foi des Apôtres
,
patrimoine ancien et nouveau hors duquel Populorum progressio serait
un document privé de racines et les questions liées au développement
se réduiraient uniquement à des données d’ordre sociologique.
11. Populorum
progressio fut publiée immédiatement après la conclusion du Concile
œcuménique Vatican II. Dès ses premiers paragraphes, l’encyclique
affirme son rapport intime avec le Concile.
Vingt ans plus tard, dans Sollicitudo rei socialis, Jean-Paul II
soulignait à son tour le rapport fécond de cette encyclique avec le
Concile et, en particulier, avec la Constitution pastorale Gaudium
et Spes.
Je désire moi aussi rappeler ici l’importance du Concile Vatican II
pour l’encyclique de Paul VI et, à sa suite, pour tout le magistère
social des Souverains Pontifes. Le Concile a approfondi tout ce qui
appartient depuis toujours à la vérité de la foi, c’est-à-dire que
l’Église, qui est au service de Dieu, est au service du monde selon
les critères de l’amour et de la vérité. C’est précisément de cette
vision que partait Paul VI pour nous faire part de deux grandes
vérités. La première est que toute l’Église, dans tout son être et
tout son agir, tend à promouvoir le développement intégral de
l’homme quand elle annonce, célèbre et œuvre dans la charité. Elle a
un rôle public qui ne se borne pas à ses activités d’assistance ou
d’éducation, mais elle déploie toutes ses énergies au service de la
promotion de l’homme et de la fraternité universelle quand elle peut
jouir d’un régime de liberté. Dans bien des cas, cette liberté est
entravée par des interdictions et des persécutions, ou même limitée
quand la présence publique de l’Église est réduite à ses seules
activités caritatives. La seconde vérité est que le développement
authentique de l’homme concerne unitairement la totalité de la
personne dans chacune de ses dimensions.
Sans la perspective d’une vie éternelle, le progrès humain demeure
en ce monde privé de souffle. Enfermé à l’intérieur de l’histoire,
il risque de se réduire à la seule croissance de l’avoir. L’humanité
perd ainsi le courage d’être disponible pour les biens plus élevés,
pour les grandes initiatives désintéressées qu’exige la charité
universelle. L’homme ne se développe pas seulement par ses propres
forces, et le développement ne peut pas lui être simplement offert.
Tout au long de l’histoire, on a souvent pensé que la création
d’institutions suffisait à garantir à l’humanité la satisfaction du
droit au développement. Malheureusement, on a placé une confiance
excessive dans de telles institutions, comme si elles pouvaient
atteindre automatiquement le but recherché. En réalité, les
institutions ne suffisent pas à elles seules, car le développement
intégral de l’homme est d’abord une vocation et suppose donc que
tous prennent leurs responsabilités de manière libre et solidaire.
Un tel développement demande, en outre, une vision transcendante de
la personne; il a besoin de Dieu: sans Lui, le développement est nié
ou confié aux seules mains de l’homme, qui s’expose à la présomption
de se sauver par lui-même et finit par promouvoir un développement
déshumanisé. D’autre part, seule la rencontre de Dieu permet de ne
pas “voir dans l’autre que l’autre”,
mais de reconnaître en lui l’image de Dieu, parvenant ainsi à
découvrir vraiment l’autre et à développer un amour qui “devienne
soin de l’autre pour l’autre”.
12. Le lien existant
entre Populorum progressio et le Concile Vatican II ne représente
pas une coupure entre le magistère social de Paul VI et celui des
Papes qui l’avaient précédé, étant donné que le Concile est un
approfondissement de ce magistère dans la continuité de la vie de
l’Église.
En ce sens, certaines subdivisions abstraites de la doctrine sociale
de l’Église sont aujourd’hui proposées qui ne contribuent pas à
clarifier les choses, car elles appliquent à l’enseignement social
pontifical des catégories qui lui sont étrangères. Il n’y a pas deux
typologies différentes de doctrine sociale, l’une pré-conciliaire et
l’autre post-conciliaire, mais un unique enseignement, cohérent et
en même temps toujours nouveau.
Il est juste de remarquer les caractéristiques propres à chaque
encyclique, à l’enseignement de chaque Pontife, mais sans jamais
perdre de vue la cohérence de l’ensemble du corpus doctrinal.
Cohérence ne signifie pas fermeture, mais plutôt fidélité dynamique
à une lumière reçue. La doctrine sociale de l’Église éclaire d’une
lumière qui ne change pas les problèmes toujours nouveaux qui
surgissent.
Cela préserve le caractère à la fois permanent et historique de ce «
patrimoine » doctrinal
qui, avec ses caractéristiques spécifiques, appartient à la
Tradition toujours vivante de l’Église.
La doctrine sociale est construite sur le fondement transmis par les
Apôtres aux Pères de l’Église, reçu et approfondi ensuite par les
grands Docteurs chrétiens. Cette doctrine renvoie en définitive à
l’Homme nouveau, au « dernier Adam qui est devenu l’être spirituel
qui donne vie » (1 Co 15, 45), principe de la charité qui « ne
passera jamais » (1 Co 13, 8). Elle reçoit le témoignage des saints
et de tous ceux qui ont donné leurs vies pour le Christ Sauveur dans
le domaine de la justice et de la paix. En elle, s’exprime la
mission prophétique des Souverains Pontifes: guider d’une manière
apostolique l’Église du Christ et discerner les nouvelles exigences
de l’évangélisation. C’est pour ces raisons que Populorum progressio,
inscrite dans le grand courant de la Tradition, est encore en mesure
de nous parler aujourd’hui.
13. Outre son rapport
avec l’ensemble de la doctrine sociale de l’Église, Populorum
progressio est étroitement liée à tout le magistère de Paul VI et,
en particulier, à son magistère social. Cet enseignement social fut
d’une grande portée: il réaffirma l’importance déterminante de
l’Évangile pour l’édification d’une société de liberté et de
justice, dans la perspective idéale et historique d’une civilisation
animée par l’amour. Paul VI comprit clairement que la question
sociale était devenue mondiale
et il saisit l’interaction existant entre l’élan vers l’unification
de l’humanité et l’idéal chrétien d’une unique famille des peuples,
solidaire dans une commune fraternité. Il désigna le développement,
compris au sens humain et chrétien, comme le cœur du message social
chrétien et proposa la charité chrétienne comme force principale au
service du développement. Poussé par le désir de rendre l’amour du
Christ pleinement visible à ses contemporains, Paul VI affronta avec
décision d’importantes questions morales, sans céder aux faiblesses
culturelles de son temps.
14. Dans la lettre
apostolique Octogesima adveniens de 1971, Paul VI aborda par la
suite la question du sens de la politique et du péril représenté par
des visions utopiques et idéologiques qui compromettaient sa qualité
éthique et humaine. Il s’agit de sujets étroitement liés au
développement. Malheureusement, les idéologies néfastes ne cessent
de fleurir. Conscient du grand danger de confier à la seule
technique tout le processus du développement, qui ainsi demeurerait
sans ligne directrice, Paul VI avait déjà mis en garde contre
l’idéologie technocratique, particulièrement forte aujourd’hui.
Considérée en elle-même, la technique est ambivalente. Si, d’un
côté, certains tendent aujourd’hui à lui confier la totalité du
processus de développement, de l’autre on assiste à la naissance
d’idéologies qui nient in toto l’utilité même du développement,
qu’elles considèrent comme foncièrement antihumain et exclusivement
facteur de dégradation. Ainsi, finit-on par condamner non seulement
l’orientation parfois fausse et injuste que les hommes donnent au
progrès, mais aussi les découvertes scientifiques elles-mêmes qui,
utilisées à bon escient, constituent au contraire une occasion de
croissance pour tous. L’idée d’un monde sans développement traduit
une défiance à l’égard de l’homme et de Dieu. C’est donc une grave
erreur que de mépriser les capacités humaines de contrôler les
déséquilibres du développement ou même d’ignorer que l’homme est
constitutivement tendu vers l’« être davantage ». Absolutiser
idéologiquement le progrès technique ou aspirer à l’utopie d’une
humanité revenue à son état premier de nature sont deux manières
opposées de séparer le progrès de son évaluation morale et donc de
notre responsabilité.
15. Deux autres
documents de Paul VI sont moins directement liés à la doctrine
sociale: l’encyclique
Humanæ vitæ du 25 juillet
1968 et l’exhortation apostolique
Evangelii nuntiandi du 8
décembre 1975. Ils sont cependant très importants pour discerner le
sens pleinement humain du développement proposé par l’Église. Il est
donc opportun de les lire en les mettant eux aussi en relation avec
Populorum progressio.
L’encyclique
Humanæ vitæ souligne la
signification tout à la fois unitive et procréative de la sexualité,
posant ainsi comme fondement de la société le couple des époux,
homme et femme, qui se reçoivent l’un l’autre dans la distinction et
dans la complémentarité; en tant donc que couple ouvert à la vie.
Il ne s’agit pas ici de morale purement individuelle:
Humanæ vitæ montre les liens
forts qui existent entre éthique de la vie et éthique sociale, en
inaugurant une thématique magistérielle qui a pris corps dans
différents documents, et finalement dans l’encyclique
Evangelium vitæ de Jean-Paul
II.
L’Église propose avec force ce lien entre éthique de la vie et
éthique sociale, consciente qu’une société ne peut « avoir des bases
solides si, tout en affirmant des valeurs comme la dignité de la
personne, la justice et la paix, elle se contredit radicalement en
acceptant et en tolérant les formes les plus diverses de mépris et
de violation de la vie humaine, surtout si elle est faible et
marginalisée ».
L’exhortation
apostolique
Evangelii nuntiandi, pour sa
part, est très étroitement lié au développement, dans la mesure où «
l’évangélisation — comme l’écrivait Paul VI — ne serait pas complète
si elle ne tenait pas compte des rapports concrets et permanents qui
existent entre l’Évangile et la vie personnelle et sociale de
l’homme.
« Entre l’évangélisation et la promotion humaine — développement,
libération — il y a en effet des liens profonds » :
conscient de cela, Paul VI établissait un rapport clair entre
l’annonce du Christ et la promotion de la personne dans la société.
Le témoignage de la charité du Christ à travers des œuvres de
justice, de paix et de développement fait partie de l’évangélisation
car, pour Jésus Christ, qui nous aime, l’homme tout entier est
important. C’est sur ces enseignements importants que se fonde
l’aspect missionnaire
de la doctrine sociale de l’Église en tant que composante
essentielle de l’évangélisation.
La doctrine sociale de l’Église est annonce et témoignage de foi.
C’est un instrument et un lieu indispensable de l’éducation de la
foi.
16. Dans Populorum
progressio, Paul VI a voulu nous dire, avant tout, que le progrès,
dans son apparition et son essence, est une vocation: « Dans le
dessein de Dieu, chaque homme est appelé à se développer car toute
vie est vocation ».
C’est précisément ce qui autorise l’Église à intervenir dans les
problématiques du développement. Si ce dernier ne concernait que des
aspects techniques de la vie de l’homme, et non le sens de sa marche
dans l’Histoire avec ses autres frères ou la définition du but d’un
tel cheminement, l’Église n’aurait aucun titre pour en parler. Comme
Léon XIII dans Rerum novarum,
Paul VI était conscient de s’acquitter d’un devoir propre à sa
charge, en projetant la lumière de l’Évangile sur les questions
sociales de son temps.
Définir le
développement comme une vocation, c’est reconnaître, d’un côté,
qu’il naît d’un appel transcendant et, de l’autre, qu’il est
incapable de se donner par lui-même son sens propre ultime. Ce n’est
pas sans raison que le mot “vocation” revient dans un autre passage
de l’encyclique, où il est affirmé: « Il n’y a donc d’humanisme vrai
qu’ouvert à l’Absolu, dans la reconnaissance d’une vocation, qui
donne l’idée vraie de la vie humaine ».
Cette vision du développement est le cœur de Populorum progressio et
anime toutes les réflexions de Paul VI sur la liberté, la vérité et
la charité dans le développement. C’est la raison principale pour
laquelle cette encyclique demeure encore actuelle de nos jours.
17. La vocation est un
appel qui réclame une réponse libre et responsable. Le développement
humain intégral suppose la liberté responsable de la personne et des
peuples: aucune structure ne peut garantir ce développement en
dehors et au-dessus de la responsabilité humaine. Les « messianismes
prometteurs, mais bâtisseurs d’illusions »
fondent toujours leurs propositions sur la négation de la dimension
transcendante du développement, étant certains de l’avoir tout
entier à leur disposition. Cette fausse sécurité se change en
faiblesse, parce qu’elle entraîne l’asservissement de l’homme,
réduit à n’être qu’un moyen en vue du développement, tandis que
l’humilité de celui qui accueille une vocation se transforme en
autonomie véritable, parce qu’elle libère la personne. Paul VI ne
doute pas que des obstacles et des conditionnements freinent le
développement, mais il reste certain que « chacun demeure, quelles
que soient les influences qui s’exercent sur lui, l’artisan
principal de sa réussite ou de son échec »
[39]. Cette liberté concerne
le développement qui a lieu sous nos yeux, mais aussi, en même
temps, les situations de sous-développement qui ne sont pas le fruit
du hasard ou d’une nécessité historique, mais qui dépendent de la
responsabilité humaine. C’est pourquoi « les peuples de la faim
interpellent aujourd’hui de façon dramatique les peuples de
l’opulence »
[40]. Il s’agit là encore
d’une vocation, en tant qu’appel adressé par des hommes libres à des
hommes libres pour qu’ils prennent ensemble leurs responsabilités.
Paul VI eut une compréhension pénétrante de l’importance des
structures économiques et des institutions, mais il perçut tout
aussi clairement qu’elles étaient des instruments au service de la
liberté humaine. Le développement ne peut être intégralement humain
que s’il est libre; seul un régime de liberté responsable lui permet
de se développer de façon juste.
18. Outre la liberté,
le développement intégral de l’homme comme vocation exige aussi
qu’on en respecte la vérité. La vocation au progrès pousse les
hommes à « faire, connaître et avoir plus, pour être plus »
[41]. Mais là est le
problème: que signifie « être davantage »? À cette question, Paul VI
répond en indiquant la caractéristique essentielle du développement
authentique: il « doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout
homme et tout l’homme »
[42]. Parmi les différentes
visions concurrentes de l’homme proposées dans la société
d’aujourd’hui plus encore qu’au temps de Paul VI, la vision
chrétienne a la particularité d’affirmer et de justifier la valeur
inconditionnelle de la personne humaine et le sens de sa croissance.
La vocation chrétienne au développement aide à poursuivre la
promotion de tous les hommes et de tout l’homme. Paul VI écrivait: «
Ce qui compte pour nous, c’est l’homme, chaque homme, chaque
groupement d’hommes, jusqu’à l’humanité tout entière »
[43]. La foi chrétienne se
préoccupe du développement sans s’appuyer sur des privilèges ou sur
des positions de pouvoir, ni même sur les mérites des chrétiens qui
ont certes existé et existent encore aujourd’hui en même temps que
leurs limites naturelles
[44], mais uniquement sur le
Christ, à qui doit être rapportée toute vocation authentique au
développement humain intégral. L’Évangile est un élément fondamental
du développement, parce qu’en lui le Christ, « dans la révélation
même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement
l’homme à lui-même »
[45]. Eduquée par son
Seigneur, l’Église scrute les signes des temps et les interprète et
elle offre au monde « ce qu’elle possède en propre: une vision
globale de l’homme et de l’humanité »
[46]. Précisément parce que
Dieu prononce le plus grand « oui » à l’homme
[47], l’homme ne peut faire
moins que de s’ouvrir à l’appel divin pour réaliser son propre
développement. La vérité du développement réside dans son
intégralité: s’il n’est pas de tout l’homme et de tout homme, le
développement n’est pas un vrai développement. Tel est le centre du
message de Populorum progressio, valable aujourd’hui et toujours. Le
développement humain intégral sur le plan naturel, réponse à un
appel du Dieu créateur
[48], demande de trouver sa
vérité dans un « humanisme transcendant, qui (…) donne [à l’homme]
sa plus grande plénitude: telle est la finalité suprême du
développement personnel »
[49]. La vocation chrétienne
à ce développement concerne donc le plan naturel comme le plan
surnaturel; c’est pourquoi « quand Dieu est éclipsé, notre capacité
de reconnaître l’ordre naturel, le but et le “bien” commence à
s’évanouir »
[50].
19. Enfin, la vision du
développement en tant que vocation implique que la charité y occupe
une place centrale. Dans l’encyclique Populorum progressio, Paul VI
observait que les causes du sous-développement ne sont pas d’abord
d’ordre matériel. Il nous invitait à les rechercher dans d’autres
dimensions de l’homme: tout d’abord dans la volonté, qui se
désintéresse souvent des devoirs de la solidarité; en second lieu,
dans la pensée qui ne parvient pas toujours à orienter
convenablement le vouloir. C’est pourquoi, dans la quête du
développement, il faut « des sages de réflexion profonde, à la
recherche d’un humanisme nouveau, qui permette à l’homme moderne de
se retrouver lui-même »
[51]. Mais ce n’est pas
tout. Le sous-développement a une cause encore plus profonde que le
déficit de réflexion: c’est « le manque de fraternité entre les
hommes et entre les peuples »
[52]. Cette fraternité, les
hommes pourront-ils jamais la réaliser par eux seuls? La société
toujours plus globalisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas
frères. La raison, à elle seule, est capable de comprendre l’égalité
entre les hommes et d’établir une communauté de vie civique, mais
elle ne parvient pas à créer la fraternité. Celle-ci naît d’une
vocation transcendante de Dieu Père, qui nous a aimés en premier,
nous enseignant par l’intermédiaire du Fils ce qu’est la charité
fraternelle. Dans sa présentation des différents niveaux du
processus de développement de l’homme, Paul VI, après avoir
mentionné la foi, mettait au sommet « l’unité dans la charité du
Christ qui nous appelle tous à participer en fils à la vie du Dieu
vivant, Père de tous les hommes »
[53].
20. Ces perspectives,
ouvertes par Populorum progressio, demeurent fondamentales pour
donner une envergure et une orientation à notre engagement au
service du développement des peuples. Populorum progressio souligne
ensuite à plusieurs reprises l’urgence des réformes
[54] et demande que, face
aux grands problèmes de l’injustice dans le développement des
peuples, on agisse avec courage et sans retard. Cette urgence est
dictée aussi par l’amour dans la vérité. C’est la charité du Christ
qui nous pousse: « Caritas Christi urget nos » (2 Co 5, 14).
L’urgence n’est pas seulement inscrite dans les choses; elle ne
découle pas uniquement de la pression des événements et des
problèmes, mais aussi de ce qui est proprement en jeu: la
réalisation d’une authentique fraternité. L’importance de cet
objectif est telle qu’elle exige que nous la comprenions pleinement
et que nous nous mobilisions concrètement avec le “cœur”, pour faire
évoluer les processus économiques et sociaux actuels vers des formes
pleinement humaines.
CHAPITRE II
LE DÉVELOPPEMENT HUMAIN
AUJOURD’HUI
21. Paul VI avait
une vision structurée du développement. Par le terme «
développement », il voulait désigner avant tout l’objectif de faire
sortir les peuples de la faim, de la misère, des maladies endémiques
et de l’analphabétisme. Du point de vue économique, cela signifiait
leur participation active, dans des conditions de parité, à la vie
économique internationale; du point de vue social, leur évolution
vers des sociétés instruites et solidaires; du point de vue
politique, la consolidation de régimes démocratiques capables
d’assurer la paix et la liberté. Après tant d’années, alors que nous
observons avec préoccupation le développement des crises qui se
succèdent en ces temps, ainsi que leurs conséquences, nous nous
demandons dans quelle mesure les attentes de Paul VI ont été
satisfaites par le modèle de développement qui a été adopté au
cours de ces dernières décennies. Nous devons reconnaître que les
préoccupations de l’Église étaient fondées quant aux capacités de
l’homme purement ‘technologique’ à savoir se donner des objectifs
réalistes et à toujours savoir bien gérer les outils à sa
disposition. Le profit est utile si, en tant que moyen, il est
orienté vers un but qui lui donne un sens relatif aussi bien à la
façon de le créer que de l’utiliser. La visée exclusive du profit,
s’il est produit de façon mauvaise ou s’il n’a pas le bien commun
pour but ultime, risque de détruire la richesse et d’engendrer la
pauvreté. Le développement économique que Paul VI souhaitait devait
être en mesure de produire une croissance réelle, qui s’étende à
tous et soit concrètement durable. Il est vrai que le développement
a eu lieu et qu’il continue d’être un facteur positif qui a tiré de
la misère des milliards de personnes et que, récemment encore, il a
permis à de nombreux pays de devenir des acteurs réels de la
politique internationale. Toutefois, il faut reconnaître que ce même
développement économique a été et continue d’être obéré par des
déséquilibres et par des problèmes dramatiques, mis encore
davantage en relief par l’actuelle situation de crise. Celle-ci nous
met sans délai face à des choix qui sont toujours plus étroitement
liés au destin même de l’homme, qui par ailleurs ne peut faire
abstraction de sa nature. Les forces techniques employées, les
échanges planétaires, les effets délétères sur l’économie réelle
d’une activité financière mal utilisée et, qui plus est,
spéculative, les énormes flux migratoires, souvent provoqués et
ensuite gérés de façon inappropriée, l’exploitation anarchique des
ressources de la terre, nous conduisent aujourd’hui à réfléchir sur
les mesures nécessaires pour résoudre des problèmes qui non
seulement sont nouveaux par rapport à ceux qu’affrontait le Pape
Paul VI, mais qui ont aussi, et surtout, un impact décisif sur le
bien présent et futur de l’humanité. Les aspects de la crise et de
ses solutions, ainsi qu’un nouveau et possible développement futur,
sont toujours plus liés les uns aux autres. Ils s’impliquent
réciproquement et ils requièrent des efforts renouvelés de
compréhension globale et une nouvelle synthèse humaniste. La
complexité et la gravité de la situation économique actuelle nous
préoccupent à juste titre, mais nous devons assumer avec réalisme,
confiance et espérance les nouvelles responsabilités auxquelles nous
appelle la situation d’un monde qui a besoin de se renouveler en
profondeur au niveau culturel et de redécouvrir les valeurs de fond
sur lesquelles construire un avenir meilleur. La crise nous oblige à
reconsidérer notre itinéraire, à nous donner de nouvelles règles et
à trouver de nouvelles formes d’engagement, à miser sur les
expériences positives et à rejeter celles qui sont négatives. La
crise devient ainsi une occasion de discernement et elle met
en capacité d’élaborer de nouveaux projets. C’est dans cette
optique, confiants plutôt que résignés, qu’il convient d’affronter
les difficultés du moment présent.
22. Le cadre du
développement est aujourd’hui multipolaire. Les acteurs et
les causes du sous-développement comme du développement sont
multiples, les erreurs et les mérites le sont aussi. Cette donnée
devrait conduire à se libérer des idéologies, qui simplifient
souvent de façon artificielle la réalité, et à examiner avec
objectivité la dimension humaine des problèmes. La ligne de
démarcation entre pays riches et pauvres n’est plus aussi nette
qu’aux temps de Populorum progressio, comme l’avait déjà
indiqué Jean-Paul II
[55]. La richesse
mondiale croît en terme absolu, mais les inégalités augmentent.
Dans les pays riches, de nouvelles catégories sociales
s’appauvrissent et de nouvelles pauvretés apparaissent. Dans des
zones plus pauvres, certains groupes jouissent d’une sorte de
surdéveloppement où consommation et gaspillage vont de pair, ce qui
contraste de façon inacceptable avec des situations permanentes de
misère déshumanisante. « Le scandale de disparités criantes »
[56] demeure. La corruption
et le non respect des lois existent malheureusement aussi bien dans
le comportement des acteurs économiques et politiques des pays
riches, anciens et nouveaux, que dans les pays pauvres. Ceux qui ne
respectent pas les droits humains des travailleurs dans les
différents pays sont aussi bien de grandes entreprises
multinationales que des groupes de production locale. Les aides
internationales ont souvent été détournées de leur destination, en
raison d’irresponsabilités qui se situent aussi bien dans la chaîne
des donateurs que des bénéficiaires. Nous pouvons aussi identifier
le même enchainement de responsabilités dans les causes
immatérielles et culturelles du développement et du
sous-développement. Il existe des formes excessives de protection
des connaissances de la part des pays riches à travers l’utilisation
trop stricte du droit à la propriété intellectuelle,
particulièrement dans le domaine de la santé. En même temps, dans
certains pays pauvres, subsistent des modèles culturels et des
normes sociales de comportement qui ralentissent le processus de
développement.
23. Bien que de façon
fragile et non homogène, de nombreuses régions du globe se sont
aujourd’hui développées, entrant au nombre des grandes puissances
destinées à jouer un rôle important dans l’avenir. Il faut néanmoins
souligner qu’il n’est pas suffisant de progresser du seul point
de vue économique et technologique. Il faut avant tout que le
développement soit vrai et intégral. Sortir du retard économique,
fait en soi positif, ne résout pas la problématique complexe de la
promotion de l’homme, ni pour les pays bénéficiaires de ces
avancées, ni pour les pays déjà économiquement développés, ni non
plus pour ceux qui restent pauvres; ceux-ci peuvent également
souffrir, en dehors des anciennes formes d’exploitation, des
conséquences néfastes provenant d’une croissance marquée par des
dévoiements et des déséquilibres.
Après l’écroulement du
système économique et politique des pays communistes de l’Europe de
l’Est et la fin de ce que l’on appelait les blocs opposés,
une nouvelle réflexion globale sur le développement aurait été
nécessaire. Jean-Paul II l’avait demandée, lui qui, en 1987, avait
indiqué l’existence de ces blocs comme une des principales
causes du sous-développement
[57], dans la mesure où la
politique soustrayait des ressources à l’économie et à la culture et
que l’idéologie étouffait la liberté. En 1991, après les événements
de 1989, il avait aussi réclamé que, à la fin des blocs,
corresponde une refonte globale du développement, non seulement dans
ces pays, mais aussi en Occident et dans les régions du monde qui se
développaient
[58]. Cela n’est advenu que
partiellement et continue d’être un devoir réel qu’il convient
d’honorer, éventuellement en mettant vraiment à profit les choix
nécessaires pour dépasser les problèmes économiques actuels.
24. Le monde que le
Pape Paul VI avait sous les yeux, même si le processus de
socialisation était déjà suffisamment avancé pour qu’il puisse
parler d’une question sociale devenue mondiale, était alors beaucoup
moins intégré que celui d’aujourd’hui. L’activité économique et la
fonction politique s’exerçaient en grande partie à l’intérieur du
même espace et pouvaient donc s’appuyer l’une sur l’autre.
L’activité de production s’inscrivait principalement à l’intérieur
des frontières nationales et les investissements financiers avaient
une dimension plutôt limitée à l’étranger, si bien que la politique
de nombreux États pouvait encore fixer les priorités de l’économie
et, d’une certaine façon, en orienter le fonctionnement avec les
instruments dont elle disposait. Pour cette raison, l’encyclique
Populorum progressio assignait un rôle central, toutefois de
façon non exclusive, aux « pouvoirs publics »
[59].
A notre époque, l’État
se trouve dans la situation de devoir faire face aux limites que
pose à sa souveraineté le nouveau contexte commercial et financier
international, marqué par une mobilité croissante des capitaux
financiers et des moyens de productions matériels et immatériels. Ce
nouveau contexte a modifié le pouvoir politique des États.
Aujourd’hui, fort des
leçons données par l’actuelle crise économique où les pouvoirs
publics de l’État sont directement impliqués dans la correction
des erreurs et des dysfonctionnements, une évaluation nouvelle de
leur rôle et de leur pouvoir semble plus réaliste; ceux-ci
doivent être sagement reconsidérés et repensés pour qu’ils soient en
mesure, y compris à travers de nouvelles modalités d’exercice, de
faire face aux défis du monde contemporain. A partir d’un rôle mieux
ajusté des pouvoirs publics, on peut espérer que se renforceront les
nouvelles formes de participation à la politique nationale et
internationale qui voient le jour à travers l’action des
organisations opérant dans la société civile. En ce sens, il est
souhaitable que grandissent de la part des citoyens une attention et
une participation plus larges à la res publica.
25. Du point de vue
social, les systèmes de protection et de prévoyance qui existaient
déjà dans de nombreux pays à l’époque de Paul VI, peinent et
pourraient avoir plus de mal encore à l’avenir à poursuivre leurs
objectifs de vraie justice sociale dans un cadre économique
profondément modifié. Le marché devenu mondial a stimulé avant tout,
de la part de pays riches, la recherche de lieux où délocaliser les
productions à bas coût dans le but de réduire les prix d’un grand
nombre de biens, d’accroître le pouvoir d’achat et donc d’accélérer
le taux de croissance fondé sur une consommation accrue du marché
interne. En conséquence, le marché a encouragé des formes nouvelles
de compétition entre les États dans le but d’attirer les centres de
production des entreprises étrangères, à travers divers moyens, au
nombre desquels une fiscalité avantageuse et la dérégulation du
monde du travail. Ces processus ont entraîné l’affaiblissement
des réseaux de protection sociale en contrepartie de la
recherche de plus grands avantages de compétitivité sur le marché
mondial, faisant peser de graves menaces sur les droits des
travailleurs, sur les droits fondamentaux de l’homme et sur la
solidarité mise en œuvre par les formes traditionnelles de l’État
social. Les systèmes de sécurité sociale peuvent perdre la capacité
de remplir leur mission dans les pays émergents et dans les pays
déjà développés, comme dans des pays pauvres. Là, les politiques
d’équilibre budgétaire, avec des coupes dans les dépenses sociales,
souvent recommandées par les Institutions financières
internationales, peuvent laisser les citoyens désarmés face aux
risques nouveaux et anciens. Une telle impuissance est accentuée par
le manque de protection efficace de la part des associations de
travailleurs. L’ensemble des changements sociaux et économiques font
que les organisations syndicales éprouvent de plus grandes
difficultés à remplir leur rôle de représentation des intérêts des
travailleurs, encore accentuées par le fait que les gouvernements,
pour des raisons d’utilité économique, posent souvent des limites à
la liberté syndicale ou à la capacité de négociation des syndicats
eux-mêmes. Les réseaux traditionnels de solidarité se trouvent ainsi
contraints de surmonter des obstacles toujours plus importants.
L’invitation de la doctrine sociale de l’Église, formulée dès
Rerum novarum
[60], à susciter des
associations de travailleurs pour la défense de leurs droits, est
donc aujourd’hui plus pertinente encore qu’hier, ceci afin de donner
avant tout une réponse immédiate et clairvoyante à l’urgence
d’instaurer de nouvelles synergies au plan international comme au
plan local.
La mobilité du
travail, liée à la déréglementation généralisée, a été un
phénomène important, qui comportait des aspects positifs par sa
capacité à stimuler la création de nouvelles richesses et l’échange
entre différentes cultures. Toutefois, quand l’incertitude sur les
conditions de travail, en raison des processus de mobilité et de
déréglementation, devient endémique, surgissent alors des formes
d’instabilité psychologique, des difficultés à construire un
parcours personnel cohérent dans l’existence, y compris à l’égard du
mariage. Cela a pour conséquence l’apparition de situations humaines
dégradantes, sans parler du gaspillage social. Si l’on compare avec
ce qui se passait dans la société industrielle du passé, le chômage
entraîne aujourd’hui des aspects nouveaux de non sens économique et
la crise actuelle ne peut qu’aggraver une telle situation. La mise à
l’écart du travail pendant une longue période, tout comme la
dépendance prolongée vis-à-vis de l’assistance publique ou privée,
minent la liberté et la créativité de la personne ainsi que ses
rapports familiaux et sociaux avec de fortes souffrances sur le plan
psychologique et spirituel. Je voudrais rappeler à tous, et surtout
aux gouvernants engagés à donner un nouveau profil aux bases
économiques et sociales du monde, que l’homme, la personne, dans
son intégrité, est le premier capital à sauvegarder et à valoriser:
« En effet, c’est l’homme qui est l’auteur, le centre et la fin de
toute la vie économico-sociale »
[61].
26. Sur le plan
culturel, par rapport à l’époque de Paul VI, la différence est
encore plus marquée. Les cultures avaient alors des contours plutôt
bien définis et possédaient des capacités plus grandes pour se
défendre contre les tentatives d’homogénéisation culturelle.
Aujourd’hui, les occasions d’interaction entre les cultures
ont singulièrement augmenté ouvrant de nouvelles perspectives au
dialogue interculturel; un dialogue qui, pour être réel, doit avoir
pour point de départ la conscience profonde de l’identité spécifique
des différents interlocuteurs. On ne doit toutefois pas négliger le
fait que la marchandisation accrue des échanges culturels favorise
aujourd’hui un double danger. On note, en premier lieu, un
éclectisme culturel assumé souvent de façon non-critique: les
cultures sont simplement mises côte à côte et considérées comme
substantiellement équivalentes et interchangeables entre elles. Cela
favorise un glissement vers un relativisme qui n’encourage pas le
vrai dialogue interculturel; sur le plan social, le relativisme
culturel conduit effectivement les groupes culturels à se rapprocher
et à coexister, mais sans dialogue authentique et, donc, sans
véritable intégration. En second lieu, il existe un danger constitué
par le nivellement culturel et par l’uniformisation des
comportements et des styles de vie. De cette manière, la
signification profonde de la culture des différentes nations, des
traditions des divers peuples, à l’intérieur desquelles la personne
affronte les questions fondamentales de l’existence en vient à
disparaître
[62]. Eclectisme et
nivellement culturel ont en commun de séparer la culture de la
nature humaine. Ainsi, les cultures ne savent plus trouver leur
mesure dans une nature qui les transcende
[63], et elles finissent par
réduire l’homme à un donné purement culturel. Quand cela advient,
l’humanité court de nouveaux périls d’asservissement et de
manipulation.
27. Dans bien des pays
pauvres, l’extrême insécurité vitale, qui est la conséquence des
carences alimentaires, demeure et risque de s’aggraver: la faim
fauche encore de très nombreuses victimes comme autant de Lazare
auxquels il n’est pas permis de s’assoir, comme le souhaitait Paul
VI, à la table du mauvais riche
[64]. Donner à manger aux
affamés (cf. Mt 25, 35.37.42) est un impératif éthique
pour l’Église universelle, qui répond aux enseignements de
solidarité et de partage de son Fondateur, le Seigneur Jésus.
Eliminer la faim dans le monde est devenu, par ailleurs, à l’ère de
la mondialisation, une exigence à poursuivre pour sauvegarder la
paix et la stabilité de la planète. La faim ne dépend pas tant d’une
carence de ressources matérielles, que d’une carence de ressources
sociales, la plus importante d’entre elles étant de nature
institutionnelle. Il manque en effet une organisation des
institutions économiques qui soit en mesure aussi bien de garantir
un accès régulier et adapté du point de vue nutritionnel à la
nourriture et à l’eau, que de faire face aux nécessités liées aux
besoins primaires et aux urgences des véritables crises
alimentaires, provoquées par des causes naturelles ou par
l’irresponsabilité politique nationale ou internationale. Le
problème de l’insécurité alimentaire doit être affronté dans une
perspective à long terme, en éliminant les causes structurelles qui
en sont à l’origine et en promouvant le développement agricole des
pays les plus pauvres à travers des investissements en
infrastructures rurales, en systèmes d’irrigation, de transport,
d’organisation des marchés, en formation et en diffusion des
techniques agricoles appropriées, c’est-à-dire susceptibles
d’utiliser au mieux les ressources humaines, naturelles et
socio-économiques les plus accessibles au niveau local, de façon à
garantir aussi leur durabilité sur le long terme. Tout cela doit
être réalisé en impliquant les communautés locales dans les choix et
les décisions relatives à l’usage des terres cultivables. Dans une
telle perspective, il serait utile de considérer les nouvelles
frontières qui sont ouvertes par l’usage correct des techniques de
production agricole aussi bien traditionnelles qu’innovantes, à
condition que ces dernières, ayant été étudiées attentivement,
soient reconnues convenables, respectueuses de l’environnement et
attentives aux populations les plus défavorisées. En même temps, la
question d’une juste réforme agraire dans les pays en voie de
développement ne devrait pas être négligée. Le droit à
l’alimentation, de même que le droit à l’eau, revêtent un rôle
important pour l’acquisition d’autres droits, en commençant avant
tout par le droit fondamental à la vie. Il est donc nécessaire que
se forme une conscience solidaire qui considère l’alimentation et
l’accès à l’eau comme droits universels de tous les êtres humains,
sans distinction ni discrimination
[65]. Il est en outre
important de souligner combien la voie de la solidarité pour le
développement des pays pauvres peut constituer un projet de solution
de la crise mondiale actuelle, comme des hommes politiques et des
responsables d’Institutions internationales l’ont mis en évidence
ces derniers temps. En soutenant les pays économiquement pauvres par
des plans de financement inspirés par la solidarité, pour qu’ils
pourvoient eux-mêmes à la satisfaction de la demande de biens de
consommation et de développement provenant de leurs propres
citoyens, non seulement on peut produire une vraie croissance
économique, mais on peut aussi concourir à soutenir les capacités de
production des pays riches qui risquent d’être compromises par la
crise.
28. Un des aspects les
plus évidents du développement contemporain est l’importance du
thème du respect de la vie, qui ne peut en aucun cas être
disjoint des questions relatives au développement des peuples. Il
s’agit d’un point qui depuis quelques temps prend une importance
toujours plus grande, nous obligeant à élargir les concepts de
pauvreté
[66] et de
sous-développement aux questions liées à l’accueil de la vie,
surtout là où celle-ci est de diverses manières refusée.
Non seulement la
pauvreté provoque encore dans de nombreuses régions un taux élevé de
mortalité infantile, mais en plusieurs endroits du monde subsistent
des pratiques de contrôle démographique par les instances
gouvernementales, qui souvent diffusent la contraception et vont
jusqu’à imposer l’avortement. Dans les pays économiquement plus
développés, les législations contraires à la vie sont très répandues
et ont désormais conditionné les coutumes et les usages, contribuant
à diffuser une mentalité antinataliste que l’on cherche souvent à
transmettre à d’autres États comme si c’était là un progrès
culturel.
Certaines Organisations
non-gouvernementales travaillent activement à la diffusion de
l’avortement, et promeuvent parfois dans les pays pauvres l’adoption
de la pratique de la stérilisation, y compris à l’insu des femmes.
Par ailleurs, ce n’est pas sans fondement que l’on peut soupçonner
les aides au développement d’être parfois liées à certaines
politiques sanitaires impliquant de fait l’obligation d’un contrôle
contraignant des naissances. Sont également préoccupantes les
législations qui admettent l’euthanasie comme les pressions de
groupes nationaux et internationaux qui en revendiquent la
reconnaissance juridique.
L’ouverture à la vie
est au centre du vrai développement. Quand une société s’oriente
vers le refus et la suppression de la vie, elle finit par ne plus
trouver les motivations et les énergies nécessaires pour œuvrer au
service du vrai bien de l’homme. Si la sensibilité personnelle et
sociale à l’accueil d’une nouvelle vie se perd, alors d’autres
formes d’accueil utiles à la vie sociale se dessèchent
[67]. L’accueil de la vie
trempe les énergies morales et nous rend capables de nous aider
mutuellement. En cultivant l’ouverture à la vie, les peuples riches
peuvent mieux percevoir les besoins de ceux qui sont pauvres, éviter
d’employer d’importantes ressources économiques et intellectuelles
pour satisfaire les désirs égoïstes de leurs citoyens et promouvoir,
en revanche, des actions bénéfiques en vue d’une production
moralement saine et solidaire, dans le respect du droit fondamental
de tout peuple et de toute personne à la vie.
29. Il y a encore un
autre aspect de la réalité d’aujourd’hui, lié de façon très étroite
au développement: c’est la négation du droit à la liberté
religieuse. Je ne me réfère pas seulement aux luttes et aux
conflits qui, dans le monde, ont des motifs religieux, même si
parfois les raisons religieuses ne servent qu’à couvrir des raisons
d’un autre genre, en l’occurrence la soif de pouvoir et de richesse.
Comme mon prédécesseur Jean-Paul II
[68] l’avait publiquement
dit et déploré à plusieurs reprises et ainsi que je l’ai fait
moi-même, de fait, aujourd’hui on tue souvent en invoquant le saint
nom de Dieu. Les violences freinent le développement authentique et
empêchent la marche des peuples vers un plus grand bien-être
socio-économique et spirituel. Cela s’applique spécialement au
terrorisme de nature fondamentaliste
[69], qui engendre douleur,
dévastation et mort, bloque le dialogue entre les nations et
détourne d’importantes ressources de leur usage pacifique et civil.
Il faut néanmoins ajouter que, outre le fanatisme religieux qui, en
certains milieux, empêche l’exercice du droit à la liberté
religieuse, la promotion programmée de l’indifférence religieuse ou
de l’athéisme pratique de la part de nombreux pays s’oppose elle
aussi aux exigences du développement des peuples, en leur
soustrayant l’accès aux ressources spirituelles et humaines. Dieu
est le garant du véritable développement de l’homme, dans la
mesure où, l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité
transcendante et alimente en lui la soif d’« être plus ». L’homme
n’est pas un atome perdu dans un univers de hasard
[70], mais il est une
créature de Dieu, à qui Il a voulu donner une âme immortelle et
qu’Il aime depuis toujours. Si l’homme n’était que le fruit du
hasard ou de la nécessité, ou bien s’il devait réduire ses
aspirations à l’horizon restreint des situations dans lesquelles il
vit, si tout n’était qu’histoire et culture et si l’homme n’avait
pas une nature destinée à être transcendée dans une vie
surnaturelle, on pourrait parler de croissance ou d’évolution, mais
pas de développement. Quand l’État promeut, enseigne, ou même
impose, des formes d’athéisme pratique, il soustrait à ses citoyens
la force morale et spirituelle indispensable pour s’engager en
faveur du développement humain intégral et il les empêche d’avancer
avec un dynamisme renouvelé dans leur engagement pour donner une
réponse humaine plus généreuse à l’amour de Dieu
[71]. Il arrive aussi que
les pays économiquement développés ou émergents exportent vers les
pays pauvres, dans le contexte de leur rapports culturels,
commerciaux et politiques, cette vision réductrice de la personne et
de sa destinée. C’est le dommage que le « surdéveloppement »
[72] inflige au
développement authentique, quand il s’accompagne d’un «
sous-développement moral »
[73].
30. Dans cette
perspective, le thème du développement humain intégral revêt une
portée encore plus complexe: la corrélation entre ses multiples
composantes exige qu’on s’efforce de faire interagir les divers
niveaux du savoir humain en vue de la promotion d’un vrai
développement des peuples. On estime souvent que le développement,
ou les mesures socio-économiques qui s’y rapportent, demandent
seulement à être mis en œuvre comme fruit d’un agir commun.
Toutefois, cet agir commun a besoin d’être orienté, parce que «
toute action sociale engage une doctrine »
[74]. Compte tenu de la
complexité des problèmes, il est évident que les différentes
disciplines scientifiques doivent collaborer dans une
interdisciplinarité ordonnée. La charité n’exclut pas le savoir,
mais le réclame, le promeut et l’anime de l’intérieur. Le savoir
n’est jamais seulement l’œuvre de l’intelligence. Il peut
certainement être réduit à des calculs ou à des expériences, mais
s’il veut être une sagesse capable de guider l’homme à la lumière
des principes premiers et de ses fins dernières, il doit être «
relevé » avec le « sel » de la charité. Le faire sans le savoir est
aveugle et le savoir sans amour est stérile. En fait, « celui qui
est animé d’une vraie charité est ingénieux à découvrir les causes
de la misère, à trouver les moyens de la combattre, à la vaincre
résolument »
[75]. Face aux phénomènes
auxquels nous sommes confrontés, l’amour dans la vérité demande
d’abord et avant tout à connaître et à comprendre, en reconnaissant
et en respectant la compétence spécifique propre à chaque champ du
savoir. La charité n’est pas une adjonction supplémentaire, comme un
appendice au travail une fois achevé des diverses disciplines, mais
au contraire elle dialogue avec elles du début à la fin. Les
exigences de l’amour ne contredisent pas celles de la raison. Le
savoir humain est insuffisant et les conclusions des sciences ne
pourront pas, à elles seules, indiquer le chemin vers le
développement intégral de l’homme. Il est toujours nécessaire
d’aller plus loin: l’amour dans la vérité le commande
[76]. Aller au-delà,
néanmoins, ne signifie jamais faire abstraction des conclusions de
la raison ni contredire ses résultats. Il n’y a pas l’intelligence
puis l’amour: il y a l’amour riche d’intelligence et
l’intelligence pleine d’amour.
31. Cela signifie que
les évaluations morales et la recherche scientifique doivent croître
ensemble et que la charité doit les animer en un ensemble
interdisciplinaire harmonieux, fait d’unité et de distinction. La
doctrine sociale de l’Église, qui a « une importante dimension
interdisciplinaire »
[77], peut remplir, dans
cette perspective, une fonction d’une efficacité extraordinaire.
Celle-ci permet à la foi, à la théologie, à la métaphysique et aux
sciences de trouver leur place en collaborant au service de l’homme.
C’est ici surtout que la doctrine sociale de l’Église concrétise sa
dimension sapientielle.
Paul VI avait vu clairement
que parmi les causes du sous-développement, il y a un manque de
sagesse, de réflexion, de pensée capable de réaliser une synthèse
directrice
[78], pour laquelle « une
claire vision de tous les aspects économiques, sociaux, culturels et
spirituels »
[79] est exigée. Le
morcellement excessif du savoir
[80], la fermeture des
sciences humaines à la métaphysique
[81], les difficultés du
dialogue entre les sciences et la théologie portent préjudice non
seulement au développement du savoir, mais aussi au développement
des peuples car, quand cela se vérifie, il devient plus difficile de
distinguer le bien intégral de l’homme dans les différentes
dimensions qui le caractérisent. L’« élargissement de notre
conception et de notre usage de la raison »
[82] est indispensable pour
réussir à peser adéquatement tous les termes de la question du
développement et de la solution des problèmes socio-économiques.
32. Les grandes
nouveautés, que le domaine du développement des peuples présente
aujourd’hui, appellent en de nombreux cas des solutions neuves.
Celles-ci doivent être recherchées en même temps dans le respect des
lois propres à chaque réalité et à la lumière d’une vision intégrale
de l’homme qui prend en compte les différents aspects de la personne
humaine, considérée avec un regard purifié par la charité. On
découvrira alors de singulières convergences et des possibilités
concrètes de solution, sans renoncer à aucune composante
fondamentale de la vie humaine.
La dignité de la
personne et les exigences de la justice demandent, aujourd’hui
surtout, que les choix économiques ne fassent pas augmenter de façon
excessive et moralement inacceptable les écarts de richesse
[83] et que l’on continue à
se donner comme objectif prioritaire l’accès au travail ou
son maintien, pour tous. Tout bien considéré, c’est ce que la «
raison économique » exige aussi. L’accroissement systémique des
inégalités entre les groupes sociaux à l’intérieur d’un même pays et
entre les populations des différents pays, c’est-à-dire
l’augmentation massive de la pauvreté au sens relatif, non seulement
tend à saper la cohésion sociale et met ainsi en danger la
démocratie, mais a aussi un impact négatif sur le plan économique à
travers l’érosion progressive du « capital social », c’est-à-dire de
cet ensemble de relations de confiance, de fiabilité, de respect des
règles, indispensables à toute coexistence civile.
C’est encore la science
économique qui nous montre qu’une situation structurelle
d’insécurité génère des comportements anti productifs et des
gaspillages de ressources humaines, dans la mesure où le travailleur
tend à s’adapter passivement aux mécanismes automatiques, au lieu de
libérer sa créativité. Sur ce point également, il existe une
convergence entre science économique et évaluation morale. Les
coûts humains sont toujours aussi des coûts économiques et les
dysfonctionnements économiques entraînent toujours des coûts
humains.
Il convient également
de rappeler que la réduction des cultures à la dimension
technologique, si elle peut favoriser à court terme la réalisation
de profits, constitue un obstacle à long terme à l’enrichissement
réciproque et aux dynamiques de collaboration. Il est important de
distinguer entre les considérations économiques ou sociologiques à
court et à long terme. L’abaissement du niveau de protection des
droits des travailleurs et l’abandon des mécanismes de
redistribution des revenus pour donner au pays une plus grande
compétitivité internationale gênent la consolidation d’un
développement à long terme. On doit alors évaluer attentivement les
conséquences sur les personnes des tendances actuelles vers une
économie du court, voire du très court terme. Cela demande une
réflexion nouvelle et approfondie sur le sens de l’économie et de
ses fins
[84], ainsi qu’une révision
profonde et clairvoyante du modèle de développement pour en corriger
les dysfonctionnements et les déséquilibres. C’est ce qu’exige, en
outre, l’état de santé écologique de la planète et surtout ce
qu’appelle la crise culturelle et morale de l’homme, dont les
symptômes sont depuis longtemps évidents partout dans le monde.
33. Plus de quarante
après la parution de Populorum progressio, sa thématique de
fond, le progrès, demeure un problème en suspens, rendu plus
aigu et urgent en raison de la crise économique et financière
actuelle. Si certaines régions du globe, autrefois marquées par la
pauvreté, ont connu des changements notables en termes de croissance
économique et de participation à la production mondiale, d’autres
régions sont encore plongées dans une situation de misère comparable
à celle qui existait au temps de
Paul VI. Dans certains cas,
on peut même parler d’une réelle aggravation. Il est significatif
que plusieurs causes de cette situation aient déjà été identifiées
par Populorum progressio, comme par exemple les tarifs
douaniers élevés imposés par les pays économiquement développés et
qui empêchent encore aujourd’hui les produits provenant des pays
pauvres d’entrer sur leurs marchés. En revanche, d’autres causes que
l’encyclique avait seulement effleurées, se sont manifestées ensuite
plus clairement. C’est le cas pour l’évaluation du processus de
décolonisation, alors en plein déroulement;
Paul VI souhaitait un chemin
d’autonomie à parcourir dans la liberté et dans la paix. Après plus
de quarante ans, nous devons reconnaître combien ce parcours a été
difficile, aussi bien à cause de nouvelles formes de colonialisme et
de dépendance à l’égard d’anciens comme de nouveaux pays dominants,
qu’en raison de graves irresponsabilités internes aux pays devenus
indépendants.
La nouveauté majeure a
été l’explosion de l’interdépendance planétaire, désormais
communément appelée mondialisation. Paul VI l’avait déjà
partiellement prévue, mais les termes et la force avec laquelle elle
s’est développée sont surprenants. Né au sein des pays
économiquement développés, ce processus par sa nature a produit une
intrication de toutes les économies. Celui-ci a été le principal
moteur pour que des régions entières sortent du sous-développement
et il représente de soi une grande opportunité. Toutefois, sans
l’orientation de l’amour dans la vérité, cet élan planétaire risque
de provoquer des dommages inconnus jusqu’alors ainsi que de
nouvelles fractures au sein de la famille humaine. C’est pourquoi
l’amour et la vérité nous placent devant une tâche inédite et
créatrice, assurément vaste et complexe. Il s’agit d’élargir la
raison et de la rendre capable de comprendre et d’orienter ces
nouvelles dynamiques de grande ampleur, en les animant dans la
perspective de cette « civilisation de l’amour » dont Dieu a semé le
germe dans chaque peuple et dans chaque culture.
CHAPITRE III
FRATERNITÉ,
DÉVELOPPEMENT
ÉCONOMIQUE ET SOCIÉTÉ CIVILE
34. L’amour dans la
vérité place l’homme devant l’étonnante expérience du don. La
gratuité est présente dans sa vie sous de multiples formes qui
souvent ne sont pas reconnues en raison d’une vision de l’existence
purement productiviste et utilitariste. L’être humain est fait pour
le don; c’est le don qui exprime et réalise sa dimension de
transcendance. L’homme moderne est parfois convaincu, à tort, d’être
le seul auteur de lui-même, de sa vie et de la société. C’est là une
présomption, qui dérive de la fermeture égoïste sur lui-même, qui
provient — pour parler en termes de foi — du péché des origines.
La sagesse de l’Église a toujours proposé de tenir compte du péché
originel même dans l’interprétation des faits sociaux et dans la
construction de la société: « Ignorer que l’homme a une nature
blessée, inclinée au mal, donne lieu à de graves erreurs dans le
domaine de l’éducation, de la politique, de l’action sociale et des
mœurs »
[85]. À la liste des
domaines où se manifestent les effets pernicieux du péché, s’est
ajouté depuis longtemps déjà celui de l’économie. Nous en avons une
nouvelle preuve, évidente, en ces temps-ci. La conviction d’être
autosuffisant et d’être capable d’éliminer le mal présent dans
l’histoire uniquement par sa seule action a poussé l’homme à faire
coïncider le bonheur et le salut avec des formes immanentes de
bien-être matériel et d’action sociale. De plus, la conviction de
l’exigence d’autonomie de l’économie, qui ne doit pas tolérer «
d’influences » de caractère moral, a conduit l’homme à abuser de
l’instrument économique y compris de façon destructrice. À la
longue, ces convictions ont conduit à des systèmes économiques,
sociaux et politiques qui ont foulé aux pieds la liberté de la
personne et des corps sociaux et qui, précisément pour cette raison,
n’ont pas été en mesure d’assurer la justice qu’ils promettaient.
Comme je l’ai affirmé dans mon encyclique
Spe salvi, de cette
manière on retranche de l’histoire l’espérance chrétienne
[86], qui est au contraire
une puissante ressource sociale au service du développement humain
intégral, recherché dans la liberté et dans la justice. L’espérance
encourage la raison et lui donne la force d’orienter la volonté
[87]. Elle est déjà présente
dans la foi qui la suscite. La charité dans la vérité s’en nourrit
et, en même temps, la manifeste. Étant un don de Dieu absolument
gratuit, elle fait irruption dans notre vie comme quelque chose qui
n’est pas dû, qui transcende toute loi de justice. Le don par sa
nature surpasse le mérite, sa règle est la surabondance. Il nous
précède dans notre âme elle-même comme le signe de la présence de
Dieu en nous et de son attente à notre égard. La vérité qui, à
l’égal de la charité, est un don, est plus grande que nous, comme
l’enseigne saint Augustin
[88]. De même, notre vérité
propre, celle de notre conscience personnelle, nous est avant tout «
donnée ». Dans tout processus cognitif, en effet, la vérité n’est
pas produite par nous, mais elle est toujours découverte ou, mieux,
reçue. Comme l’amour, elle « ne naît pas de la pensée ou de la
volonté mais, pour ainsi dire, s’impose à l’être humain »
[89].
Parce qu’elle est un
don que tous reçoivent, la charité dans la vérité est une force qui
constitue la communauté, unifie les hommes de telle manière qu’il
n’y ait plus de barrières ni de limites. Nous pouvons par nous-mêmes
constituer la communauté des hommes, mais celle-ci ne pourra jamais
être, par ses seules forces, une communauté pleinement fraternelle
ni excéder ses propres limites, c’est-à-dire devenir une communauté
vraiment universelle: l’unité du genre humain, communion fraternelle
dépassant toutes divisions, naît de l’appel formulé par la parole du
Dieu-Amour. En affrontant cette question décisive, nous devons
préciser, d’une part, que la logique du don n’exclue pas la justice
et qu’elle ne se juxtapose pas à elle dans un second temps et de
l’extérieur et d’autre part, que si le développement économique,
social et politique veut être authentiquement humain, il doit
prendre en considération le principe de gratuité comme
expression de fraternité.
35. Lorsqu’il est fondé
sur une confiance réciproque et générale, le marché est
l’institution économique qui permet aux personnes de se rencontrer,
en tant qu’agents économiques, utilisant le contrat pour régler
leurs relations et échangeant des biens et des services fongibles
entre eux pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs. Le marché
est soumis aux principes de la justice dite commutative,
qui règle justement les rapports du donner et du recevoir entre
sujets égaux. Mais la doctrine sociale de l’Église n’a jamais cessé
de mettre en évidence l’importance de la justice distributive
et de la justice sociale pour l’économie de marché elle-même,
non seulement parce qu’elle est insérée dans les maillons d’un
contexte social et politique plus vaste, mais aussi à cause de la
trame des relations dans lesquelles elle se réalise. En effet,
abandonné au seul principe de l’équivalence de valeur des biens
échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont
il a pourtant besoin pour bien fonctionner. Sans formes internes
de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut
pleinement remplir sa fonction économique. Aujourd’hui, c’est
cette confiance qui fait défaut, et la perte de confiance est une
perte grave.
Dans Populorum
progressio, Paul VI soulignait de façon opportune le fait que le
système économique lui-même aurait tiré avantage des pratiques
généralisées de justice, car les premiers à tirer bénéfice du
développement des pays pauvres auraient été les pays riches
[90]. Il ne s’agit pas
seulement de corriger des dysfonctionnements par l’assistance. Les
pauvres ne sont pas à considérer comme un « fardeau »
[91], mais au contraire
comme une ressource, même du point de vue strictement économique. Il
faut considérer comme erronée la conception de certains qui pensent
que l’économie de marché a structurellement besoin d’un quota de
pauvreté et de sous-développement pour pouvoir fonctionner au mieux.
L’intérêt du marché est de promouvoir l’émancipation, mais pour le
faire vraiment il ne peut pas compter seulement sur lui-même, car il
n’est pas en mesure de produire de lui-même ce qui est au-delà de
ses possibilités. Il doit puiser des énergies morales auprès
d’autres sujets, qui sont capables de les faire naître.
36. L’activité
économique ne peut résoudre tous les problèmes sociaux par la simple
extension de la logique marchande. Celle-là doit viser la
recherche du bien commun, que la communauté politique d’abord
doit aussi prendre en charge. C’est pourquoi il faut avoir présent à
l’esprit que séparer l’agir économique, à qui il reviendrait
seulement de produire de la richesse, de l’agir politique, à qui il
reviendrait de rechercher la justice au moyen de la redistribution,
est une cause de graves déséquilibres.
L’Église a toujours
estimé que l’agir économique ne doit pas être considéré comme
antisocial. Le marché n’est pas de soi, et ne doit donc pas devenir,
le lieu de la domination du fort sur le faible. La société ne doit
pas se protéger du marché, comme si le développement de ce dernier
comportait ipso facto l’extinction des relations
authentiquement humaines. Il est certainement vrai que le marché
peut être orienté de façon négative, non parce que c’est là sa
nature, mais parce qu’une certaine idéologie peut l’orienter en ce
sens. Il ne faut pas oublier que le marché n’existe pas à l’état
pur. Il tire sa forme des configurations culturelles qui le
caractérisent et l’orientent. En effet, l’économie et la finance, en
tant qu’instruments, peuvent être mal utilisées quand celui qui les
gère n’a comme point de référence que des intérêts égoïstes. Ainsi
peut-on arriver à transformer des instruments bons en eux mêmes en
instruments nuisibles. Mais c’est la raison obscurcie de l’homme qui
produit ces conséquences, non l’instrument lui-même. C’est pourquoi,
ce n’est pas l’instrument qui doit être mis en cause mais l’homme,
sa conscience morale et sa responsabilité personnelle et sociale.
La doctrine sociale de
l’Église estime que des relations authentiquement humaines, d’amitié
et de socialité, de solidarité et de réciprocité, peuvent également
être vécues même au sein de l’activité économique et pas seulement
en dehors d’elle ou « après » elle. La sphère économique n’est, par
nature, ni éthiquement neutre ni inhumaine et antisociale. Elle
appartient à l’activité de l’homme et, justement parce qu’humaine,
elle doit être structurée et organisée institutionnellement de façon
éthique.
Le grand défi qui se
présente à nous, qui ressort des problématiques du développement en
cette période de mondialisation et qui est rendu encore plus
pressant par la crise économique et financière, est celui de
montrer, au niveau de la pensée comme des comportements, que non
seulement les principes traditionnels de l’éthique sociale, tels que
la transparence, l’honnêteté et la responsabilité ne peuvent être
négligées ou sous-évaluées, mais aussi que dans les relations
marchandes le principe de gratuité et la logique du don,
comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver
leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. C’est
une exigence de l’homme de ce temps, mais aussi une exigence de la
raison économique elle-même. C’est une exigence conjointe de la
charité et de la vérité.
37. La doctrine sociale
de l’Église a toujours soutenu que la justice se rapporte à
toutes les phases de l’activité économique, parce qu’elle
concerne toujours l’homme et ses exigences. La découverte des
ressources, les financements, la production, la consommation et
toutes les autres phases du cycle économique ont inéluctablement des
implications morales. Ainsi toute décision économique a-t-elle
une conséquence de caractère moral. Les sciences sociales et les
tendances de l’économie contemporaine le confirment également.
Peut-être fut-il un temps pensable de confier en premier lieu à
l’économie la tâche de produire des richesses, remettant ensuite à
la politique la tâche de les distribuer. Tout ceci se révèle
aujourd’hui plus difficile, puisque les activités économiques ne
sont pas confinées à l’intérieur des limites territoriales, alors
que l’autorité des gouvernements continue à être essentiellement
locale. C’est pourquoi les règles de la justice doivent être
respectées dès la mise en route du processus économique, et non
avant, après ou parallèlement. Il est nécessaire aussi que, sur le
marché, soient ouverts des espaces aux activités économiques
réalisées par des sujets qui choisissent librement de conformer leur
propre agir à des principes différents de ceux du seul profit, sans
pour cela renoncer à produire de la valeur économique. Les nombreux
types d’économie qui tirent leur origine d’initiatives religieuses
et laïques, démontrent que cela est concrètement possible.
À l’époque de la
mondialisation, l’économie pâtit de modèles de compétition liés à
des cultures très différentes les unes des autres. Les comportements
économiques et industriels qui en découlent, trouvent généralement
un point de rencontre dans le respect de la justice commutative. La
vie économique a sans aucun doute besoin du contrat
pour réglementer les relations d’échange entre valeurs équivalentes.
Mais elle a tout autant besoin de lois justes et de formes
de redistribution guidées par la politique, ainsi que d’œuvres
qui soient marquées par l’esprit du don. L’économie
mondialisée semble privilégier la première logique, celle de
l’échange contractuel mais, directement ou indirectement, elle
montre qu’elle a aussi besoin des deux autres, de la logique
politique et de la logique du don sans contrepartie.
38. Mon prédécesseur
Jean-Paul II avait signalé cette problématique quand, dans
Centesimus annus, il
avait relevé la nécessité d’un système impliquant trois sujets: le
marché, l’État et la société civile
[92]. Il avait identifié la
société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie
de la gratuité et de la fraternité, mais il ne voulait pas
l’exclure des deux autres domaines. Aujourd’hui, nous pouvons dire
que la vie économique doit être comprise comme une réalité à
plusieurs dimensions: en chacune d’elles, à divers degrés et selon
des modalités spécifiques, l’aspect de la réciprocité fraternelle
doit être présent. À l’époque de la mondialisation, l’activité
économique ne peut faire abstraction de la gratuité, qui répand et
alimente la solidarité et la responsabilité pour la justice et pour
le bien commun auprès de ses différents sujets et acteurs. Il
s’agit, en réalité, d’une forme concrète et profonde de démocratie
économique. La solidarité signifie avant tout se sentir tous
responsables de tous
[93], elle ne peut donc être
déléguée seulement à l’État. Si hier on pouvait penser qu’il fallait
d’abord rechercher la justice et que la gratuité devait intervenir
ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire que sans la
gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. Il faut, par
conséquent, un marché sur lequel des entreprises qui poursuivent des
buts institutionnels différents puissent agir librement, dans des
conditions équitables. À côté de l’entreprise privée tournée vers le
profit, et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun
que les organisations productrices qui poursuivent des buts
mutualistes et sociaux puissent s’implanter et se développer. C’est
de leur confrontation réciproque sur le marché que l’on peut espérer
une sorte d’hybridation des comportements d’entreprise et donc une
attention vigilante à la civilisation de l’économie. La
charité dans la vérité, dans ce cas, signifie qu’il faut donner
forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le
profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des
équivalents et du profit comme but en soi.
39. Dans Populorum
progressio, Paul VI demandait que soit définir un modèle
d’économie de marché capable d’intégrer, au moins tendanciellement,
tous les peuples et non seulement ceux qui étaient en mesure d’y
prendre part. Il demandait que le marché international soit le
reflet d’un monde où « tous auront à donner et à recevoir, sans que
le progrès des uns soit un obstacle au développement des autres »
[94]. De cette manière, il
étendait au niveau universel les requêtes et les aspirations déjà
contenues dans
Rerum novarum, où pour
la première fois, à la suite de la révolution industrielle, était
affirmée l’idée – assurément avancée pour l’époque – que pour
subsister l’ordre civil avait besoin aussi de l’intervention
redistributive de l’État. Aujourd’hui cette vision est non seulement
remise en question par les processus d’ouverture des marchés et des
sociétés, mais elle apparaît aussi incomplète pour satisfaire les
exigences d’une économie pleinement humaine. Ce que la doctrine
sociale de l’Église a toujours soutenu, en partant de sa vision de
l’homme et de la société, est aujourd’hui requis aussi par les
dynamiques caractéristiques de la mondialisation.
Quand la logique du
marché et celle de l’État s’accordent entre elles pour perpétuer le
monopole de leurs domaines respectifs d’influence, la solidarité
dans les relations entre les citoyens s’amoindrit à la longue, de
même que la participation et l’adhésion, l’agir gratuit, qui sont
d’une nature différente du donner pour avoir, spécifique à la
logique de l’échange, et du donner par devoir, qui est propre
à l’action publique, réglée par les lois de l’État. Vaincre le
sous-développement demande d’agir non seulement en vue de
l’amélioration des transactions fondées sur l’échange et des
prestations sociales, mais surtout sur l’ouverture progressive,
dans un contexte mondial, à des formes d’activité économique
caractérisées par une part de gratuité et de communion. Le
binôme exclusif marché-État corrode la socialité, alors que les
formes économiques solidaires, qui trouvent leur terrain le meilleur
dans la société civile sans se limiter à elle, créent de la
socialité. Le marché de la gratuité n’existe pas et on ne peut
imposer par la loi des comportements gratuits. Pourtant, aussi bien
le marché que la politique ont besoin de personnes ouvertes au don
réciproque.
40. Les dynamiques
économiques internationales actuelles, caractérisées par de graves
déviances et des dysfonctionnements, appellent également de
profonds changements dans la façon de concevoir l’entreprise.
D’anciennes formes de la vie des entreprises disparaissent, tandis
que d’autres, prometteuses, se dessinent à l’horizon. Un des risques
les plus grands est sans aucun doute que l’entreprise soit presque
exclusivement soumise à celui qui investit en elle et que sa valeur
sociale finisse ainsi par être amoindrie. En raison de la croissance
de leurs dimensions et au besoin de capitaux toujours plus
importants, les entreprises ont de moins en moins à leur tête un
entrepreneur stable qui soit responsable à long terme de la vie et
des résultats de l’entreprise et pas seulement à court terme, et
elles sont aussi toujours moins lié à un territoire unique. En
outre, la fameuse délocalisation de l’activité productive peut
atténuer chez l’entrepreneur le sens de ses responsabilités
vis-à-vis des porteurs d’intérêts, tels que les travailleurs, les
fournisseurs, les consommateurs, l’environnement naturel et, plus
largement, la société environnante, au profit des actionnaires, qui
ne sont pas liés à un lieu spécifique et qui jouissent donc d’une
extraordinaire mobilité. En effet, le marché international des
capitaux offre aujourd’hui une grande liberté d’action. Il est vrai
cependant que l’on prend toujours davantage conscience de la
nécessité d’une plus ample « responsabilité sociale » de
l’entreprise. Même si les positions éthiques qui guident aujourd’hui
le débat sur la responsabilité sociale de l’entreprise ne sont pas
toutes acceptables selon la perspective de la doctrine sociale de
l’Église, c’est un fait que se répand toujours plus la conviction
selon laquelle la gestion de l’entreprise ne peut pas tenir
compte des intérêts de ses seuls propriétaires, mais aussi de ceux
de toutes les autres catégories de sujets qui contribuent à la vie
de l’entreprise: les travailleurs, les clients, les fournisseurs
des divers éléments de la production, les communautés humaines qui
en dépendent. Ces dernières années, on a vu la croissance d’une
classe cosmopolite de managers qui, souvent, ne répondent
qu’aux indications des actionnaires de référence, constitués en
général par des fonds anonymes qui fixent de fait leurs
rémunérations. Cela n’empêche pas qu’aujourd’hui il y ait de
nombreux managers qui, grâce à des analyses clairvoyantes, se
rendent compte toujours davantage des liens profonds de leur
entreprise avec le territoire ou avec les territoires où elle opère.
Paul VI invitait à évaluer
sérieusement le préjudice que le transfert de capitaux à l’étranger
exclusivement en vue d’un profit personnel, peut causer à la nation
elle-même
[95].
Jean-Paul II observait qu’investir,
outre sa signification économique, revêt toujours une
signification morale
[96]. Tout ceci – il faut le
redire – est valable aujourd’hui encore, bien que le marché des
capitaux ait été fortement libéralisé et que les mentalités
technologiques modernes puissent conduire à penser qu’investir soit
seulement un fait technique et non pas aussi humain et éthique. Il
n’y a pas de raison de nier qu’un certain capital, s’il est investi
à l’étranger plutôt que dans sa patrie, puisse faire du bien.
Cependant les requêtes de la justice doivent être sauvegardées, en
tenant compte aussi de la façon dont ce capital a été constitué et
des préjudices causés aux personnes par leur non emploi dans les
lieux où ce capital a été produit
[97]. Il faut éviter que le
motif de l’emploi des ressources financières soit spéculatif
et cède à la tentation de rechercher seulement un profit à court
terme, sans rechercher aussi la continuité de l’entreprise à long
terme, son service précis à l’économie réelle et son attention à la
promotion, de façon juste et convenable, d’initiatives économiques y
compris dans les pays qui ont besoin de développement. Il ne faut
pas nier que lorsque la délocalisation comporte des investissements
et offre de la formation, elle peut être bénéfique aux populations
des pays d’accueil. Le travail et la connaissance technique sont un
besoin universel. Cependant il n’est pas licite de délocaliser
seulement pour jouir de faveurs particulières ou, pire, pour
exploiter la société locale sans lui apporter une véritable
contribution à la mise en place d’un système productif et social
solide, facteur incontournable d’un développement stable.
41. Dans le contexte de
ce document, il est utile d’observer que l’entreprenariat a
et doit toujours plus avoir une signification plurivalente.
La prééminence persistante du binôme marché-État nous a habitués à
penser exclusivement à l’entrepreneur privé de type capitaliste,
d’une part, et au haut-fonctionnaire de l’autre. En réalité,
l’entreprenariat doit être compris de façon diversifiée. Ceci
découle d’une série de raisons méta-économiques. Avant d’avoir une
signification professionnelle, l’entreprenariat a une signification
humaine
[98]. Il est inscrit dans
tout travail, vu comme « actus personæ »
[99] c’est pourquoi il est
bon qu’à tout travailleur soit offerte la possibilité d’apporter sa
contribution propre de sorte que lui-même « sache travailler ‘à son
compte’ »
[100]. Ce n’est pas sans
raison que
Paul VI enseignait que «
tout travailleur est un créateur »
[101]. C’est justement pour
répondre aux exigences et à la dignité de celui qui travaille, ainsi
qu’aux besoins de la société, que divers types d’entreprises
existent, bien au-delà de la seule distinction entre « privé » et «
public ». Chacune requiert et exprime une capacité d’entreprise
singulière. Dans le but de créer une économie qui, dans un proche
avenir, sache se mettre au service du bien commun national et
mondial, il est opportun de tenir compte de cette signification
élargie de l’entreprenariat. Cette conception plus large favorise
l’échange et la formation réciproque entre les diverses typologies
d’entreprenariat, avec un transfert de compétences du monde du
non profit à celui du profit et vice-versa, du domaine
public à celui de la société civile, de celui des économies avancées
à celui des pays en voie de développement.
L’« autorité
politique » a, elle aussi, une signification plurivalente
qui ne peut être négligée, dans la mise en place d’un nouvel ordre
économico-productif, socialement responsable et à dimension humaine.
De même qu’on entend cultiver un entreprenariat différencié sur le
plan mondial, ainsi doit-on promouvoir une autorité politique
répartie et active sur plusieurs plans. L’économie intégrée de notre
époque n’élimine pas le rôle des États, elle engage plutôt les
gouvernements à une plus forte collaboration réciproque. La sagesse
et la prudence nous suggèrent de ne pas proclamer trop hâtivement la
fin de l’État. Lié à la solution de la crise actuelle, son rôle
semble destiné à croître, tandis qu’il récupère nombre de ses
compétences. Il y a aussi des nations pour lesquelles la
construction ou la reconstruction de l’État continue d’être un
élément clé de leur développement. L’aide internationale à
l’intérieur d’un projet de solidarité ciblé en vue de la solution
des problèmes économiques actuels, devrait en premier lieu soutenir
la consolidation de systèmes constitutionnels, juridiques,
administratifs dans les pays qui ne jouissent pas encore pleinement
de ces biens. À côté des aides économiques, il doit y avoir celles
qui ont pour but de renforcer les garanties propres de l’État de
droit, un système d’ordre public et de détention efficaces dans
le respect des droits humains, des institutions vraiment
démocratiques. Il n’est pas nécessaire que l’État ait partout les
mêmes caractéristiques: le soutien aux systèmes constitutionnels
faibles en vue de leur renforcement peut très bien s’accompagner du
développement d’autres sujets politiques, de nature culturelle,
sociale, territoriale ou religieuse, à côté de l’État.
L’articulation de l’autorité politique au niveau local, national et
international est, entre autres, une des voies maîtresses pour
parvenir à orienter la mondialisation économique. C’est aussi le
moyen pour éviter qu’elle ne mine dans les faits les fondements de
la démocratie.
42. On relève parfois
des attitudes fatalistes à l’égard de la mondialisation,
comme si les dynamiques en acte étaient produites par des forces
impersonnelles anonymes et par des structures indépendantes de la
volonté humaine
[102]. Il est bon de
rappeler à ce propos que la mondialisation doit être certainement
comprise comme un processus socio-économique, mais ce n’est pas là
son unique dimension. Derrière le processus le plus visible se
trouve la réalité d’une humanité qui devient de plus en plus
interconnectée. Celle-ci est constituée de personnes et de peuples
auxquels ce processus doit être utile et dont il doit servir le
développement
[103] en vertu des
responsabilités respectives prises aussi bien par des individus que
par la collectivité. Le dépassement des frontières n’est pas
seulement un fait matériel, mais il est aussi culturel dans ses
causes et dans ses effets. Si on regarde la mondialisation de façon
déterministe, les critères pour l’évaluer et l’orienter se perdent.
C’est une réalité humaine et elle peut avoir en amont diverses
orientations culturelles sur lesquelles il faut exercer un
discernement. La vérité de la mondialisation comme processus et sa
nature éthique fondamentale dérivent de l’unité de la famille
humaine et de son développement dans le bien. Il faut donc
travailler sans cesse afin de favoriser une orientation
culturelle personnaliste et communautaire, ouverte à la
transcendance, du processus d’intégration planétaire.
Malgré certaines de ses
dimensions structurelles qui ne doivent pas être niées, ni
absolutisées, « la mondialisation, a priori, n’est ni bonne
ni mauvaise. Elle sera ce que les personnes en feront »
[104]. Nous ne devons pas en
être les victimes, mais les protagonistes, avançant avec bon sens,
guidés par la charité et par la vérité. S’y opposer aveuglément
serait une attitude erronée, préconçue, qui finirait par ignorer un
processus porteur d’aspects positifs, avec le risque de perdre une
grande occasion de saisir les multiples opportunités de
développement qu’elle offre. Les processus de mondialisation,
convenablement conçus et gérés, offrent la possibilité d’une grande
redistribution de la richesse au niveau planétaire comme cela ne
s’était jamais présenté auparavant; s’ils sont mal gérés ils peuvent
au contraire faire croître la pauvreté et les inégalités, et
contaminer le monde entier par une crise. Il faut en corriger les
dysfonctionnements, dont certains sont graves, qui introduisent
de nouvelles divisions entre les peuples et au sein des peuples, et
faire en sorte que la redistribution de la richesse n’entraîne pas
une redistribution de la pauvreté ou même son accentuation, comme
une mauvaise gestion de la situation actuelle pourrait nous le faire
craindre. Pendant longtemps, on a pensé que les peuples pauvres
devaient demeurer fixés à un stade préétabli de développement et
devaient se contenter de la philanthropie des peuples développés.
Dans Populorum progressio,
Paul VI a pris position
contre cette mentalité. Aujourd’hui les ressources matérielles
utilisables pour faire sortir ces peuples de la misère sont
théoriquement plus importantes qu’autrefois, mais ce sont les
peuples des pays développés eux-mêmes qui ont fini par en profiter,
eux qui ont pu mieux exploiter le processus de libéralisation des
mouvements de capitaux et du travail. La diffusion du bien-être à
l’échelle mondiale ne doit donc pas être freinée par des projets
égoïstes, protectionnistes ou dictés par des intérêts particuliers.
En effet, l’implication des pays émergents ou en voie de
développement permet aujourd’hui de mieux gérer la crise. La
transition inhérente au processus de mondialisation présente des
difficultés et des dangers importants, qui pourront être surmontés
seulement si on sait prendre conscience de cette dimension
anthropologique et éthique, qui pousse profondément la
mondialisation elle-même vers des objectifs d’humanisation
solidaire. Malheureusement cette dimension est souvent dominée et
étouffée par des perspectives éthiques et culturelles de nature
individualiste et utilitariste. La mondialisation est un phénomène
multidimensionnel et polyvalent, qui exige d’être saisi dans la
diversité et dans l’unité de tous ses aspects, y compris sa
dimension théologique. Cela permettra de vivre et d’orienter la
mondialisation de l’humanité en termes de relationnalité, de
communion et de partage.
CHAPITRE IV
DÉVELOPPEMENT DES
PEUPLES,
DROITS ET DEVOIRS, ENVIRONNEMENT
43. « La solidarité
universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un
devoir »
[105]. Aujourd’hui, nombreux
sont ceux qui sont tenté de prétendre ne rien devoir à personne, si
ce n’est à eux-mêmes. Ils estiment n’être détenteurs que de droits
et ils éprouvent souvent de grandes difficultés à grandir dans la
responsabilité à l’égard de leur développement personnel intégral et
de celui des autres. C’est pourquoi il est important de susciter une
nouvelle réflexion sur le fait que les droits supposent des
devoirs sans lesquels ils deviennent arbitraires
[106]. Aujourd’hui, nous
sommes témoins d’une grave contradiction. Tandis que, d’un côté,
sont revendiqués de soi-disant droits, de nature arbitraire et
voluptuaire, avec la prétention de les voir reconnus et promus par
les structures publiques, d’un autre côté, des droits élémentaires
et fondamentaux d’une grande partie de l’humanité sont ignorés et
violés
[107]. On a souvent noté une
relation entre la revendication du droit au superflu ou même à la
transgression et au vice, dans les sociétés opulentes, et le manque
de nourriture, d’eau potable, d’instruction primaire ou de soins
sanitaires élémentaires dans certaines régions sous-développées
ainsi que dans les périphéries des grandes métropoles. Cette
relation est due au fait que les droits individuels, détachés du
cadre des devoirs qui leur confère un sens plénier, s’affolent et
alimentent une spirale de requêtes pratiquement illimitée et privée
de repères. L’exaspération des droits aboutit à l’oubli des devoirs.
Les devoirs délimitent les droits parce qu’ils renvoient au cadre
anthropologique et éthique dans la vérité duquel ces derniers
s’insèrent et ainsi ne deviennent pas arbitraires. C’est pour cette
raison que les devoirs renforcent les droits et situent leur défense
et leur promotion comme un engagement à prendre en faveur du bien.
Si, par contre, les droits de l’homme ne trouvent leur propre
fondement que dans les délibérations d’une assemblée de citoyens,
ils peuvent être modifiés à tout moment et, par conséquent, le
devoir de les respecter et de les promouvoir diminue dans la
conscience commune. Les Gouvernements et les Organismes
internationaux peuvent alors oublier l’objectivité et l’«
indisponibilité » des droits. Quand cela se produit, le véritable
développement des peuples est mis en danger
[108]. De tels comportements
compromettent l’autorité des Organismes internationaux, surtout aux
yeux des pays qui ont le plus besoin de développement. Ceux-ci
demandent, en effet, que la communauté internationale considère
comme un devoir de les aider à être « les artisans de leur destin »
[109], c’est-à-dire à
assumer eux-mêmes à leur tour des devoirs. Avoir en commun des
devoirs réciproques mobilise beaucoup plus que la seule
revendication de droits.
44. La conception des
droits et des devoirs dans le développement est mise à l’épreuve de
manière dramatique par les problématiques liées à la croissance
démographique. Il s’agit d’une limite très importante pour le
vrai développement, parce qu’elle concerne les valeurs primordiales
de la vie et de la famille
[110]. Considérer
l’augmentation de la population comme la cause première du
sous-développement est incorrect, même du point de vue économique:
il suffit de penser d’une part à l’importante diminution de la
mortalité infantile et à l’allongement moyen de la vie qu’on
enregistre dans les pays économiquement développés, et d’autre part,
aux signes de crises qu’on relève dans les sociétés où l’on
enregistre une baisse préoccupante de la natalité. Il demeure
évidemment nécessaire de prêter l’attention due à une procréation
responsable qui constitue, entre autres, une contribution efficace
au développement humain intégral. L’Église, qui a à cœur le
véritable développement de l’homme, lui recommande de respecter dans
tout son agir la réalité humaine authentique. Cette dimension doit
être reconnue, en particulier, en ce qui concerne la sexualité: on
ne peut la réduire à un pur fait hédoniste et ludique, de même que
l’éducation sexuelle ne peut être réduite à une instruction
technique, dans l’unique but de défendre les intéressés
d’éventuelles contaminations ou du « risque » de procréation. Cela
équivaudrait à appauvrir et à ignorer le sens profond de la
sexualité, qui doit au contraire être reconnue et assumée avec
responsabilité, tant par l’individu que par la communauté. En effet,
la responsabilité interdit aussi bien de considérer la sexualité
comme une simple source de plaisir, que de la réguler par des
politiques de planification forcée des naissances. Dans ces deux
cas, on est en présence de conceptions et de politiques
matérialistes, où les personnes finissent par subir différentes
formes de violence. À tout cela, on doit opposer, en ce domaine, la
compétence primordiale des familles
[111] par rapport à celle
l’État et à ses politiques contraignantes, ainsi qu’une éducation
appropriée des parents.
L’ouverture
moralement responsable à la vie est une richesse sociale et
économique. De grandes nations ont pu sortir de la misère grâce
au grand nombre de leurs habitants et à leurs potentialités. En
revanches, des nations, un temps prospères, connaissent à présent
une phase d’incertitude et, dans certains cas, de déclin à cause de
la dénatalité qui est un problème crucial pour les sociétés de
bien-être avancé. La diminution des naissances, parfois au-dessous
du fameux « seuil de renouvellement », met aussi en difficulté les
systèmes d’assistance sociale, elle en augmente les coûts, réduit le
volume de l’épargne et, donc, les ressources financières nécessaires
aux investissements, elle réduit la disponibilité d’une main-d’œuvre
qualifiée, elle restreint la réserve des « cerveaux » utiles pour
les besoins de la nation. De plus, dans les familles de petite, et
même de toute petite dimension, les relations sociales courent le
risque d’être appauvries, et les formes de solidarité traditionnelle
de ne plus être garanties. Ce sont des situations symptomatiques
d’une faible confiance en l’avenir ainsi que d’une lassitude morale.
Continuer à proposer aux nouvelles générations la beauté de la
famille et du mariage, la correspondance de ces institutions aux
exigences les plus profondes du cœur et de la dignité de la personne
devient ainsi une nécessité sociale, et même économique. Dans cette
perspective, les États sont appelés à mettre en œuvre des
politiques qui promeuvent le caractère central et l’intégrité de la
famille, fondée sur le mariage entre un homme et une femme,
cellule première et vitale de la société
[112]. prenant en compte ses
problèmes économiques et fiscaux, dans le respect de sa nature
relationnelle.
45. Répondre aux
exigences morales les plus profondes de la personne a aussi des
retombées importantes et bénéfiques sur le plan économique. En
effet, pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de
l’éthique; non pas d’une éthique quelconque, mais d’une éthique
amie de la personne. Aujourd’hui, on parle beaucoup d’éthique dans
le domaine économique, financier ou industriel. Des Centres d’études
et des parcours de formation de business ethics sont
créés. Dans le monde développé, le système des certifications
éthiques se répand à la suite du mouvement d’idées né autour de la
responsabilité sociale de l’entreprise. Les banques proposent des
comptes et des fonds d’investissement appelés « éthiques ». Une «
finance éthique » se développe surtout à travers le microcrédit et,
plus généralement, la microfinance. Ces processus sont appréciables
et méritent un large soutien. Leurs effets positifs se font sentir
même dans les régions les moins développées de la terre. Toutefois,
il est bon d’élaborer aussi un critère valable de discernement, car
on note un certain abus de l’adjectif « éthique » qui, employé de
manière générique, se prête à désigner des contenus très divers, au
point de faire passer sous son couvert des décisions et des choix
contraires à la justice et au véritable bien de l’homme.
En fait, cela dépend en
grande partie du système moral auquel on se réfère. Sur ce thème, la
doctrine sociale de l’Église a une contribution spécifique à
apporter, qui se fonde sur la création de l’homme « à l’image de
Dieu » (Gn 1, 27), principe d’où découle la dignité
inviolable de la personne humaine, de même que la valeur
transcendante des normes morales naturelles. Une éthique économique
qui méconnaîtrait ces deux piliers, risquerait inévitablement de
perdre sa signification propre et de se prêter à des manipulations.
Plus précisément, elle risquerait de s’adapter aux systèmes
économiques et financiers existant, au lieu de corriger leurs
dysfonctionnements. Elle finirait également, entre autres, par
justifier le financement de projets non éthiques. En outre, il ne
faut pas utiliser le mot « éthique » de façon idéologiquement
discriminatoire, laissant entendre que les initiatives qui ne
seraient pas formellement parées de cette qualification, ne seraient
pas éthiques. Il faut œuvrer – et cette observation est ici
essentielle!
– non seulement pour que naissent des secteurs ou des lignes «
éthiques » dans l’économie ou dans la finance, mais pour que toute
l’économie et toute la finance soient éthiques et le soient non à
cause d’un étiquetage extérieur, mais à cause du respect d’exigences
intrinsèques à leur nature même. La doctrine sociale de l’Église
aborde ce sujet avec clarté quand elle rappelle que l’économie, en
ses différentes ramifications, est un secteur de l’activité humaine
[113].
46. Considérant les
thématiques relatives au rapport entre entreprise et éthique,
ainsi que l’évolution que le système de production connaît
actuellement, il semble que la distinction faite jusqu’ici entre
entreprises à but lucratif (profit) et organisations à but
non lucratif (non profit) ne soit plus en mesure de rendre
pleinement compte de la réalité, ni d’orienter efficacement
l’avenir. Au cours de ces dernières décennies, une ample sphère
intermédiaire entre ces deux types d’entreprises a surgi. Elle est
constituée d’entreprises traditionnelles, – qui cependant
souscrivent des pactes d’aide aux pays sous-développés –, de
fondations qui sont l’expression d’entreprises individuelles, de
groupes d’entreprises ayant des buts d’utilité sociale, du monde
varié des acteurs de l’économie dite « civile et de communion ». Il
ne s’agit pas seulement d’un « troisième secteur », mais d’une
nouvelle réalité vaste et complexe, qui touche le privé et le public
et qui n’exclut pas le profit mais le considère comme un instrument
pour réaliser des objectifs humains et sociaux. Le fait que ces
entreprises distribuent ou non leurs bénéfices ou bien qu’elles
prennent l’une ou l’autre des formes prévues par les normes
juridiques devient secondaire par rapport à leur orientation à
concevoir le profit comme un moyen pour parvenir à des objectifs
d’humanisation du marché et de la société. Il est souhaitable que
ces nouveaux types d’entreprise trouvent également dans tous les
pays un cadre juridique et fiscale convenables. Sans rien ôter à
l’importance et à l’utilité économique et sociale des formes
traditionnelles d’entreprise, elles font évoluer le système vers une
plus claire et complète acceptation de leurs devoirs, de la part des
agents économiques. Bien plus, la pluralité même des formes
institutionnelles de l’entreprise crée un marché plus civique et en
même temps plus compétitif.
47. Le renforcement des
diverses typologies d’entreprises et, en particulier, de celles
capables de concevoir le profit comme un instrument pour parvenir à
des objectifs d’humanisation du marché et des sociétés, doit être
poursuivi aussi dans les pays qui sont exclus ou mis en marge des
circuits de l’économie mondiale, et où il est très important
d’avancer par le biais de projets, fondés sur une subsidiarité
conçue et administrée de façon adaptée, qui tendent à affermir les
droits tout en prévoyant toujours une prise de responsabilités
correspondantes. Dans les interventions en faveur du
développement, le principe de la centralité de la personne
humaine doit être préservé car elle est le sujet qui, le
premier, doit prendre en charge la tâche du développement. L’urgence
principale est l’amélioration des conditions de vie des personnes
concrètes d’une région donnée, afin qu’elles puissent accomplir ces
tâches qu’actuellement leur indigence ne leur permet pas de remplir.
La sollicitude ne peut jamais être une attitude abstraite. Les
programmes de développement, pour pouvoir être adaptés aux
situations particulières, doivent être caractérisés par la
flexibilité. Et les personnes qui en bénéficient devraient être
directement associées à leur préparation et devenir protagonistes de
leur réalisation. Il est aussi nécessaire d’appliquer les critères
de la progression et de l’accompagnement – y compris pour le
contrôle des résultats –, car il n’existe pas de recettes
universellement valables. Cela dépend largement de la gestion
concrète des interventions. « Ouvriers de leur propre développement,
les peuples en sont les premiers responsables. Mais ils ne le
réaliseront pas dans l’isolement »
[114]. Aujourd’hui, avec la
consolidation du processus d’intégration progressive de la planète,
cette exhortation de
Paul VI est encore plus
actuelle. Les dynamiques d’inclusion n’ont rien de mécanique. Les
solutions doivent être adaptées à la vie des peuples et des
personnes concrètes, sur la base d’une évaluation prévoyante de
chaque situation. À côté des macroprojets, les microprojets sont
nécessaires et, plus encore, la mobilisation effective de tous les
acteurs de la société civile, des personnes juridiques comme des
personnes physiques.
La coopération
internationale a besoin de personnes qui aient en commun le
souci du processus de développement économique et humain, par la
solidarité de la présence, de l’accompagnement, de la formation et
du respect. De ce point de vue, les Organismes internationaux
eux-mêmes devraient s’interroger sur l’efficacité réelle de leurs
structures bureaucratiques et administratives, souvent trop
coûteuses. Il arrive parfois que celui à qui sont destinées des
aides devienne utile à celui qui l’aide et que les pauvres servent
de prétexte pour faire subsister des organisations bureaucratiques
coûteuses qui réservent à leur propre subsistance des pourcentages
trop élevés des ressources qui devraient au contraire être destinées
au développement. Dans cette perspective, il serait souhaitable que
tous les organismes internationaux et les Organisations non
gouvernementales s’engagent à œuvrer dans la pleine transparence,
informant leurs donateurs et l’opinion publique du pourcentage des
fonds reçus destiné aux programmes de coopération, du véritable
contenu de ces programmes, et enfin de la répartition des dépenses
de l’institution elle-même.
48. Le thème du
développement est aussi aujourd’hui fortement lié aux devoirs
qu’engendre le rapport de l’homme avec l’environnement
naturel. Celui-ci a été donné à tous par Dieu et son usage
représente pour nous une responsabilité à l’égard des pauvres, des
générations à venir et de l’humanité tout entière. Si la nature, et
en premier lieu l’être humain, sont considérés comme le fruit du
hasard ou du déterminisme de l’évolution, la conscience de la
responsabilité s’atténue dans les esprits. Dans la nature, le
croyant reconnaît le merveilleux résultat de l’intervention
créatrice de Dieu, dont l’homme peut user pour satisfaire ses
besoins légitimes – matériels et immatériels – dans le respect des
équilibres propres à la réalité créée. Si cette vision se perd,
l’homme finit soit par considérer la nature comme une réalité
intouchable, soit, au contraire, par en abuser. Ces deux attitudes
ne sont pas conformes à la vision chrétienne de la nature, fruit de
la création de Dieu.
La nature est
l’expression d’un dessein d’amour et de vérité. Elle nous
précède et Dieu nous l’a donnée comme milieu de vie. Elle nous parle
du Créateur (cf. Rm 1, 20) et de son amour pour l’humanité.
Elle est destinée à être « récapitulée » dans le Christ à la fin des
temps (cf. Ep 1, 9-10; Col 1, 19-20). Elle a donc elle
aussi une « vocation »
[115]. La nature est à notre
disposition non pas comme « un tas de choses répandues au hasard »
[116], mais au contraire
comme un don du Créateur qui en a indiqué les lois intrinsèques afin
que l’homme en tire les orientations nécessaires pour « la garder et
la cultiver » (Gn 2, 15). Toutefois, il faut souligner que
considérer la nature comme plus importante que la personne humaine
elle-même est contraire au véritable développement. Cette position
conduit à des attitudes néo-païennes ou liées à un nouveau
panthéisme: le salut de l’homme ne peut pas dériver de la nature
seule, comprise au sens purement naturaliste. Par ailleurs, la
position inverse, qui vise à sa technicisation complète, est
également à rejeter car le milieu naturel n’est pas seulement un
matériau dont nous pouvons disposer à notre guise, mais c’est
l’œuvre admirable du Créateur, portant en soi une « grammaire »
qui indique une finalité et des critères pour qu’il soit utilisé
avec sagesse et non pas exploité de manière arbitraire. Aujourd’hui,
de nombreux obstacles au développement proviennent précisément de
ces conceptions erronées. Réduire complètement la nature à un
ensemble de données de fait finit par être source de violence dans
les rapports avec l’environnement et finalement par motiver des
actions irrespectueuses envers la nature même de l’homme. Étant
constituée non seulement de matière mais aussi d’esprit et, en tant
que telle, étant riche de significations et de buts transcendants à
atteindre, celle-ci revêt un caractère normatif pour la culture.
L’homme interprète et façonne le milieu naturel par la culture qui,
à son tour, est orientée par la liberté responsable, soucieuse des
principes de la loi morale. Les projets en vue d’un développement
humain intégral ne peuvent donc ignorer les générations à venir,
mais ils doivent se fonder sur la solidarité et sur la justice
intergénérationnelles, en tenant compte de multiples aspects:
écologique, juridique, économique, politique, culturel
[117].
49. Aujourd’hui, les
questions liées à la protection et à la sauvegarde de
l’environnement doivent prendre en juste considération les
problématiques énergétiques. L’accaparement des ressources
énergétiques non renouvelables par certains États, groupes de
pouvoir ou entreprises, constitue, en effet, un grave obstacle au
développement des pays pauvres. Ceux-ci n’ont pas les ressources
économiques nécessaires pour accéder aux sources énergétiques non
renouvelables existantes ni pour financer la recherche de nouvelles
sources alternatives. L’accaparement des ressources naturelles qui,
dans de nombreux cas, se trouvent précisément dans les pays pauvres,
engendre l’exploitation et de fréquents conflits entre nations ou à
l’intérieur de celles-ci. Ces conflits se déroulent souvent sur le
territoire même de ces pays, entraînant de lourdes conséquences:
morts, destructions et autres dommages. La communauté internationale
a le devoir impératif de trouver les voies institutionnelles pour
réglementer l’exploitation des ressources non renouvelables, en
accord avec les pays pauvres, afin de planifier ensemble l’avenir.
Sur ce front aussi,
apparaît l’urgente nécessité morale d’une solidarité renouvelée,
spécialement dans les relations entre les pays en voie de
développement et les pays hautement industrialisés
[118]. Les sociétés
technologiquement avancées peuvent et doivent diminuer leur propre
consommation énergétique parce que d’une part, leurs activités
manufacturières évoluent et parce que d’autre part, leurs citoyens
sont plus sensibles au problème écologique. Ajoutons à cela qu’il
est possible d’améliorer aujourd’hui la productivité énergétique et
qu’il est possible, en même temps, de faire progresser la recherche
d’énergies alternatives. Toutefois, une redistribution planétaire
des ressources énergétiques est également nécessaire afin que les
pays qui n’en ont pas puissent y accéder. Leur destin ne peut être
abandonné aux mains du premier venu ou à la logique du plus fort. Ce
sont des problèmes importants qui, pour être affrontés de façon
efficace, demandent de la part de tous une prise de conscience
responsable des conséquences qui retomberont sur les nouvelles
générations, surtout sur les très nombreux jeunes présents au sein
des peuples pauvres et qui « demandent leur part active dans la
construction d’un monde meilleur »
[119].
50. Cette
responsabilité est globale, parce qu’elle ne concerne pas seulement
l’énergie, mais toute la création, que nous ne devons pas
transmettre aux nouvelles générations appauvrie de ses ressources.
Il est juste que l’homme puisse exercer une maîtrise responsable
sur la nature pour la protéger, la mettre en valeur et la
cultiver selon des formes nouvelles et avec des technologies
avancées, afin que la terre puisse accueillir dignement et nourrir
la population qui l’habite. Il y a de la place pour tous sur la
terre: la famille humaine tout entière doit y trouver les ressources
nécessaires pour vivre correctement grâce à la nature elle-même, don
de Dieu à ses enfants, et par l’effort de son travail et de sa
créativité. Nous devons cependant avoir conscience du grave devoir
que nous avons de laisser la terre aux nouvelles générations dans un
état tel qu’elles puissent elles aussi l’habiter décemment et
continuer à la cultiver. Cela implique de s’engager à prendre
ensemble des décisions, « après avoir examiné de façon responsable
la route à suivre, en vue de renforcer l’alliance entre l’être
humain et l’environnement, qui doit être le reflet de l’amour
créateur de Dieu, de qui nous venons et vers qui nous allons »
[120]. Il est souhaitable
que la communauté internationale et chaque gouvernement sachent
contrecarrer efficacement les modalités d’exploitation de
l’environnement qui s’avèrent néfastes. Il est par ailleurs
impératif que les autorités compétentes entreprennent tous les
efforts nécessaires afin que les coûts économiques et sociaux
dérivant de l’usage des ressources naturelles communes soient
établis de façon transparente et soient entièrement supportés par
ceux qui en jouissent et non par les autres populations ou par les
générations futures: la protection de l’environnement, des
ressources et du climat demande que tous les responsables
internationaux agissent ensemble et démontrent leur résolution à
travailler honnêtement, dans le respect de la loi et de la
solidarité à l’égard des régions les plus faibles de la planète
[121]. L’une des plus
importantes tâches de l’économie est précisément l’utilisation la
plus efficace des ressources, et non leur abus, sans jamais oublier
que la notion d’efficacité n’est pas axiologiquement neutre.
51. La façon dont
l’homme traite l’environnement influence les modalités avec
lesquelles il se traite lui-même et réciproquement. C’est
pourquoi la société actuelle doit réellement reconsidérer son style
de vie qui, en de nombreuses régions du monde, est porté à
l’hédonisme et au consumérisme, demeurant indifférente aux dommages
qui en découlent
[122]. Un véritable
changement de mentalité est nécessaire qui nous amène à adopter de
nouveaux styles de vie « dans lesquels les éléments qui
déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement
soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la
communion avec les autres hommes pour une croissance commune »
[123]. Toute atteinte à la
solidarité et à l’amitié civique provoque des dommages à
l’environnement, de même que la détérioration de l’environnement, à
son tour, provoque l’insatisfaction dans les relations sociales. À
notre époque en particulier, la nature est tellement intégrée dans
les dynamiques sociales et culturelles qu’elle ne constitue presque
plus une donnée indépendante. La désertification et la baisse de la
productivité de certaines régions agricoles sont aussi le fruit de
l’appauvrissement et du retard des populations qui y habitent. En
stimulant le développement économique et culturel de ces
populations, on protège aussi la nature. En outre, combien de
ressources naturelles sont dévastées par les guerres! La paix des
peuples et entre les peuples permettrait aussi une meilleure
sauvegarde de la nature. L’accaparement des ressources, spécialement
de l’eau, peuvent provoquer de graves conflits parmi les populations
concernées. Un accord pacifique sur l’utilisation des ressources
peut préserver la nature et, en même temps, le bien-être des
sociétés intéressées.
L’Église a une
responsabilité envers la création et doit la faire valoir
publiquement aussi. Ce faisant, elle doit préserver non seulement la
terre, l’eau et l’air comme dons de la création appartenant à tous,
elle doit aussi surtout protéger l’homme de sa propre destruction.
Une sorte d’écologie de l’homme, comprise de manière juste, est
nécessaire. La dégradation de l’environnement est en effet
étroitement liée à la culture qui façonne la communauté humaine:
quand l’« écologie humaine »
[124] est respectée dans
la société, l’écologie proprement dite en tire aussi avantage.
De même que les vertus humaines sont connexes, si bien que
l’affaiblissement de l’une met en danger les autres, ainsi le
système écologique s’appuie sur le respect d’un projet qui concerne
aussi bien la saine coexistence dans la société que le bon rapport
avec la nature.
Pour préserver la
nature, il n’est pas suffisant d’intervenir au moyen d’incitations
ou de mesures économiques dissuasives, une éducation appropriée n’y
suffit pas non plus. Ce sont là des outils importants, mais le
point déterminant est la tenue morale de la société dans son
ensemble. Si le droit à la vie et à la mort naturelle n’est pas
respecté, si la conception, la gestation et la naissance de l’homme
sont rendues artificielles, si des embryons humains sont sacrifiés
pour la recherche, la conscience commune finit par perdre le concept
d’écologie humaine et, avec lui, celui d’écologie environnementale.
Exiger des nouvelles générations le respect du milieu naturel
devient une contradiction, quand l’éducation et les lois ne les
aident pas à se respecter elles-mêmes. Le livre de la nature est
unique et indivisible, qu’il s’agisse de l’environnement comme de la
vie, de la sexualité, du mariage, de la famille, des relations
sociales, en un mot du développement humain intégral. Les devoirs
que nous avons vis-à-vis de l’environnement sont liés aux devoirs
que nous avons envers la personne considérée en elle-même et dans sa
relation avec les autres. On ne peut exiger les uns et piétiner les
autres. C’est là une grave antinomie de la mentalité et de la praxis
actuelle qui avilit la personne, bouleverse l’environnement et
détériore la société.
52. La vérité et
l’amour que celle-ci fait entrevoir ne peuvent être fabriqués. Ils
peuvent seulement être accueillis. Leur source ultime n’est pas, ni
ne peut être, l’homme, mais Dieu, c’est-à-dire Celui qui est Vérité
et Amour. Ce principe est très important pour la société et pour le
développement, dans la mesure où ni l’une ni l’autre ne peuvent être
produits seulement par l’homme. La vocation elle-même des personnes
et des peuples au développement ne se fonde pas sur une simple
décision humaine, mais elle est inscrite dans un dessein qui nous
précède et qui constitue pour chacun de nous un devoir à accueillir
librement. Ce qui nous précède et qui nous constitue – l’Amour et la
Vérité subsistants – nous indique ce qu’est le bien et en quoi
consiste notre bonheur. Il nous montre donc la route qui conduit
au véritable développement.
CHAPITRE V
LA COLLABORATION
DE LA FAMILLE HUMAINE
53. Une des pauvretés
les plus profondes que l’homme puisse expérimenter est la solitude.
Tout bien considéré, les autres formes de pauvreté, y compris les
pauvretés matérielles, naissent de l’isolement, du fait de ne pas
être aimés ou de la difficulté d’aimer. Les pauvretés sont souvent
la conséquence du refus de l’amour de Dieu, d’une fermeture
originelle tragique de l’homme en lui-même, qui pense se suffire à
lui-même, ou bien considère n’être qu’un simple fait insignifiant et
éphémère, un « étranger » dans un univers qui s’est constitué par
hasard. L’homme est aliéné quand il est seul ou quand il se détache
de la réalité, quand il renonce à penser et à croire en un Fondement
[125]. L’humanité tout
entière est aliénée quand elle met sa confiance en des projets
purement humains, en des idéologies et en de fausses utopies
[126]. De nos jours,
l’humanité apparaît beaucoup plus interactive qu’autrefois: cette
plus grande proximité doit se transformer en une communion
véritable. Le développement des peuples dépend surtout de la
reconnaissance du fait que nous formons une seule famille qui
collabore dans une communion véritable et qui est constituée de
sujets qui ne vivent pas simplement les uns à côté des autres
[127].
Paul VI remarquait que « le
monde est en malaise faute de pensée »
[128]. Cette affirmation
renferme une constatation, mais surtout un souhait: il faut qu’il y
ait un renouveau de la pensée pour mieux comprendre ce qu’implique
le fait que nous formons une famille; les échanges entre les peuples
de la planète exige un tel renouveau, afin que l’intégration puisse
se réaliser sous le signe de la solidarité
[129] plutôt que de la
marginalisation. Une telle pensée nous oblige à approfondir de
manière critique et sur le plan des valeurs la catégorie de la
relation. Un tel effort ne peut être mené par les seules
sciences sociales, car il requiert l’apport de savoirs tels que la
métaphysique et la théologie, pour comprendre de façon éclairée la
dignité transcendante de l’homme.
La créature humaine,
qui est de nature spirituelle, se réalise dans les relations
interpersonnelles. Plus elle les vit de manière authentique, plus
son identité personnelle mûrit également. Ce n’est pas en s’isolant
que l’homme se valorise lui-même, mais en se mettant en relation
avec les autres et avec Dieu. L’importance de ces relations devient
alors fondamentale. Cela vaut aussi pour les peuples. Pour leur
développement, une vision métaphysique de la relation entre les
personnes est donc très utile. A cet égard, la raison trouve une
inspiration et une orientation dans la révélation chrétienne, selon
laquelle la communauté des hommes n’absorbe pas en soi la personne,
anéantissant son autonomie, comme cela se produit dans les diverses
formes de totalitarisme, mais elle la valorise encore davantage car
le rapport entre individu et communauté est celui d’un tout vers un
autre tout
[130]. Tout comme la
communauté familiale n’abolit pas en elle les personnes qui la
composent et comme l’Église elle-même valorise pleinement la
‘créature nouvelle’ (cf. Ga 6, 15; 2 Co 5, 17) qui,
par le baptême, s’insère dans son Corps vivant, de la même manière
l’unité de la famille humaine n’abolit pas en elle les personnes,
les peuples et les cultures, mais elle les rend plus transparents
les uns aux autres, plus unis dans leurs légitimes diversités.
54. Le thème du
développement coïncide avec celui de l’inclusion relationnelle de
toutes les personnes et de tous les peuples dans l’unique communauté
de la famille humaine qui se construit dans la solidarité sur la
base des valeurs fondamentales de la justice et de la paix. Cette
perspective est éclairée de manière décisive par la relation entre
les trois Personnes de la Sainte Trinité dans leur unique Substance
divine. La Trinité est unité absolue, car les trois Personnes
divines sont relationnalité pure. La transparence réciproque entre
les Personnes divines est complète et le lien entre l’une et l’autre
est total, parce qu’elles constituent une unité et unicité absolue.
Dieu veut nous associer nous aussi à cette réalité de communion: «
pour qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jn 17, 22).
L’Église est signe et instrument de cette unité
[131]. Les relations entre
les hommes tout au long de l’histoire ne peuvent que tirer avantage
de cette référence au divin Modèle. À la lumière de la révélation
du mystère de la Trinité, on comprend en particulier que
l’ouverture authentique n’implique pas une dispersion centrifuge,
mais une compénétration profonde. C’est ce qui apparaît aussi à
travers les expériences humaines communes de l’amour et de la
vérité. De même que l’amour sacramentel entre les époux les unit
spirituellement en « une seule chair » (Gn 2, 24; Mt
19, 5; Ep 5, 31) et de deux qu’ils étaient en fait une unité
relationnelle réelle, de manière analogue, la vérité unit les
esprits entre eux et les fait penser à l’unisson, en les attirant et
en les unissant en elle.
55. La révélation
chrétienne de l’unité du genre humain présuppose une
interprétation métaphysique de l’ humanum où la relation est
un élément essentiel. D’autres cultures et d’autres religions
enseignent elles aussi la fraternité et la paix, et présentent donc
une grande importance pour le développement humain intégral. Il
n’est pas rare cependant que des attitudes religieuses ou
culturelles ne prennent pas pleinement en compte le principe de
l’amour et de la vérité; elles constituent alors un frein au
véritable développement humain et même un empêchement. Le monde
d’aujourd’hui est pénétré par certaines cultures, dont le fond est
religieux, qui n’engagent pas l’homme à la communion, mais l’isolent
dans la recherche du bien-être individuel, se limitant à satisfaire
ses attentes psychologiques. Une certaine prolifération
d’itinéraires religieux suivis par de petits groupes ou même par des
personnes individuelles, ainsi que le syncrétisme religieux peuvent
être des facteurs de dispersion et de désengagement. La tendance à
favoriser un tel syncrétisme est un effet négatif possible du
processus de mondialisation
[132], lorsqu’il alimente
des formes de « religions » qui rendent les personnes étrangères les
unes aux autres au lieu de favoriser leur rencontre et qui les
éloignent de la réalité. Dans le même temps, subsistent parfois des
héritages culturels et religieux qui figent la société en castes
sociales immuables, dans des croyances magiques qui ne respectent
pas la dignité de la personne, dans des attitudes de sujétion à des
forces occultes. Dans de tels contextes, l’amour et la vérité
peuvent difficilement s’affirmer, non sans préjudice pour le
développement authentique.
C’est pourquoi, s’il
est vrai, d’une part, que le développement a besoin des religions et
des cultures des différents peuples, il n’en reste pas moins vrai,
d’autre part, qu’opérer un discernement approprié est nécessaire. La
liberté religieuse ne veut pas dire indifférence religieuse et elle
n’implique pas que toutes les religions soient équivalentes
[133]. Un discernement
concernant la contribution que peuvent apporter les cultures et les
religions en vue d’édifier la communauté sociale dans le respect du
bien commun s’avère nécessaire, en particulier de la part de ceux
qui exercent le pouvoir politique. Un tel discernement devra se
fonder sur le critère de la charité et de la vérité. Et puisqu’est
en jeu le développement des personnes et des peuples, il devra tenir
compte de la possibilité d’émancipation et d’intégration dans la
perspective d’une communauté humaine vraiment universelle. « Tout
l’homme et tous les hommes », c’est un critère qui permet d’évaluer
aussi les cultures et les religions. Le Christianisme, religion du «
Dieu qui possède un visage humain »
[134] porte en lui un tel
critère.
56. La religion
chrétienne et les autres religions ne peuvent apporter leur
contribution au développement seulement si Dieu a aussi sa place
dans la sphère publique, et cela concerne les dimensions
culturelle, sociale, économique et particulièrement politique. La
doctrine sociale de l’Église est née pour revendiquer ce « droit de
cité»
[135] de la religion
chrétienne. La négation du droit de professer publiquement sa
religion et d’œuvrer pour que les vérités de la foi inspirent aussi
la vie publique a des conséquences négatives sur le développement
véritable. L’exclusion de la religion du domaine public, comme, par
ailleurs, le fondamentalisme religieux, empêchent la rencontre entre
les personnes et leur collaboration en vue du progrès de l’humanité.
La vie publique s’appauvrit et la politique devient opprimante et
agressive. Les droits humains risquent de ne pas être respectés soit
parce qu’ils sont privés de leur fondement transcendant soit parce
que la liberté personnelle n’est pas reconnue. Dans le laïcisme et
dans le fondamentalisme, la possibilité d’un dialogue fécond et
d’une collaboration efficace entre la raison et la foi religieuse
s’évanouit. La raison a toujours besoin d’être purifiée par la
foi, et ceci vaut également pour la raison politique, qui ne
doit pas se croire toute puissante. A son tour, la religion a
toujours besoin d’être purifiée par la raison afin qu’apparaisse
son visage humain authentique. La rupture de ce dialogue a un prix
très lourd au regard du développement de l’humanité.
57. Le dialogue fécond
entre foi et raison ne peut que rendre plus efficace l’œuvre de la
charité dans le champ social et constitue le cadre le plus approprié
pour encourager la collaboration fraternelle entre croyants et
non croyants dans leur commune intention de travailler pour la
justice et pour la paix de l’humanité. Dans la Constitution
pastorale
Gaudium et Spes, les
Pères du
Concile affirmaient: «
Croyants et incroyants sont généralement d’accord sur ce point: tout
sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son
sommet »
[136]. Pour les croyants, le
monde n’est le fruit ni du hasard ni de la nécessité, mais celui
d’un projet de Dieu. De là naît pour les croyants le devoir d’unir
leurs efforts à ceux de tous les hommes et toutes les femmes de
bonne volonté appartenant à d’autres religions ou non croyants, afin
que notre monde soit effectivement conforme au projet divin: celui
de vivre comme une famille sous le regard du Créateur. Le
principe de subsidiarité
[137], expression de
l’inaliénable liberté humaine, est, à cet égard, une manifestation
particulière de la charité et un guide éclairant pour la
collaboration fraternelle entre croyants et non croyants. La
subsidiarité est avant tout une aide à la personne, à travers
l’autonomie des corps intermédiaires. Cette aide est proposée
lorsque la personne et les acteurs sociaux ne réussissent pas à
faire par eux-mêmes ce qui leur incombe et elle implique toujours
que l’on ait une visée émancipatrice qui favorise la liberté et la
participation en tant que responsabilisation. La subsidiarité
respecte la dignité de la personne en qui elle voit un sujet
toujours capable de donner quelque chose aux autres. En
reconnaissant que la réciprocité fonde la constitution intime de
l’être humain, la subsidiarité est l’antidote le plus efficace
contre toute forme d’assistance paternaliste. Elle peut rendre
compte aussi bien des multiples articulations entre les divers plans
et donc de la pluralité des acteurs, que de leur coordination. Il
s’agit donc d’un principe particulièrement apte à gouverner la
mondialisation et à l’orienter vers un véritable développement
humain. Pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type
monocratique, la « gouvernance » de la mondialisation doit être
de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur
divers plans qui collaborent entre eux. La mondialisation réclame
certainement une autorité, puisqu’est en jeu le problème du bien
commun qu’il faut poursuivre ensemble; cependant cette autorité
devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique
[138] pour, d’une part, ne
pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, pour être
concrètement efficace.
58. Le principe de
subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité
et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe
dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans
la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est
dans le besoin. Cette règle de caractère général doit être prise
sérieusement en considération notamment quand il s’agit d’affronter
des questions relatives aux aides internationales pour le
développement. Malgré l’intention des donateurs, celles-ci
peuvent parfois maintenir un peuple dans un état de dépendance et
même aller jusqu’à favoriser des situations de domination locale et
d’exploitation dans le pays qui reçoit cette aide. Les aides
économiques, pour être vraiment telles, ne doivent pas poursuivre
des buts secondaires. Elles doivent être accordées en collaboration
non seulement avec les gouvernements des pays intéressés, mais aussi
avec les acteurs économiques locaux et les acteurs de la société
civile qui sont porteurs de culture, y compris les Églises locales.
Les programmes d’aide doivent prendre de plus en plus les
caractéristiques de programmes intégrés soutenus par la base.
Rappelons que la plus grande ressource à mettre en valeur dans les
pays qui ont besoin d’aide au développement, est la ressource
humaine: c’est là le véritable capital qu’il faut faire grandir afin
d’assurer aux pays les plus pauvres un avenir autonome effectif. Il
convient aussi de rappeler que, dans le domaine économique, l’aide
primordiale dont les pays en voie de développement ont besoin est de
permettre et de favoriser l’introduction progressive de leurs
produits sur les marchés internationaux, rendant ainsi possible leur
pleine participation à la vie économique internationale. Trop
souvent, par le passé, les aides n’ont servi qu’à créer des marchés
marginaux pour les produits de ces pays. Cela est souvent dû à
l’absence d’une véritable demande pour ces produits: il est donc
nécessaire d’aider ces pays à améliorer leurs produits et à mieux
les adapter à la demande. Il faut souligner encore que nombreux sont
ceux qui ont longtemps craint la concurrence des importations de
produits, en général agricoles, provenant des pays économiquement
pauvres. Il ne faut cependant pas oublier que pour ces pays, la
possibilité de commercialiser ces produits signifie souvent assurer
leur survie à court et à long terme. Un commerce international juste
et équilibré dans le domaine agricole peut être profitable à tous,
aussi bien du côté de l’offre que de celui de la demande. C’est
pourquoi, il est nécessaire, non seulement, d’orienter ces
productions sur le plan commercial, mais aussi d’établir des règles
commerciales internationales qui les soutiennent, tout en renforçant
le financement des aides au développement pour rendre ces économies
plus productives.
59. La coopération
au développement ne doit pas prendre en considération la seule
dimension économique; elle doit devenir une grande occasion de
rencontre culturelle et humaine. Si les acteurs de la
coopération des pays économiquement développés ne prennent pas en
compte leur propre identité culturelle, comme cela arrive parfois,
ni celle des autres et des valeurs humaines qui y sont liées, ils ne
peuvent pas instaurer un dialogue profond avec les citoyens des pays
pauvres. Si, à leur tour, ces derniers s’ouvrent, indifféremment et
sans discernement, à n’importe quelle proposition culturelle, ils ne
sont plus en mesure d’assumer la responsabilité de leur
développement authentique
[139]. Les sociétés
technologiquement avancées ne doivent pas confondre leur propre
développement technologique avec une soi-disant supériorité
culturelle, mais elles doivent redécouvrir en elles-mêmes les
vertus, parfois oubliées, qui les ont fait progresser tout au long
de leur histoire. Les sociétés en voie de développement doivent
rester fidèles à tout ce qui est authentiquement humain dans leurs
traditions, en évitant d’y superposer automatiquement les mécanismes
de la civilisation technologique mondiale. De multiples et
singulières convergences éthiques se trouvent dans toutes les
cultures ; elles sont l’expression de la même nature humaine, voulue
par le Créateur et que la sagesse éthique de l’humanité appelle la
loi naturelle
[140]. Cette loi morale
universelle est le fondement solide de tout dialogue culturel,
religieux et politique et elle permet au pluralisme multiforme des
diverses cultures de ne pas se détacher de la recherche commune du
vrai, du bien et de Dieu. L’adhésion à cette loi inscrite dans les
cœurs, est donc le présupposé de toute collaboration sociale
constructive. Toutes les cultures ont des pesanteurs dont elles
doivent se libérer, des ombres auxquelles elles doivent se
soustraire. La foi chrétienne, qui s’incarne dans les cultures en
les transcendant, peut les aider à grandir dans la convivialité et
dans la solidarité universelles au bénéfice du développement
communautaire et planétaire.
60. Dans la recherche
de solutions à la crise économique actuelle, l’aide au
développement des pays pauvres doit être considérée comme un
véritable instrument de création de richesse pour tous. Quel
projet d’aide peut prévoir une croissance de valeur aussi
significative – y compris de l’économie mondiale – comme peut le
faire le soutien aux populations qui se trouvent encore à une phase
initiale ou peu avancée de leur processus de développement
économique ? Dans cette perspective, les États économiquement plus
développés feront tout leur possible pour destiner aux aides au
développement un pourcentage plus important de leur produit
intérieur brut, en respectant les engagements pris dans ce domaine
au niveau de la communauté internationale. Ils pourront le faire
aussi en révisant leurs politiques intérieures d’assistance et de
solidarité sociale, y appliquant le principe de subsidiarité et
créant des systèmes de protection sociale mieux intégrés, qui
favorisent une participation active des personnes privées et de la
société civile. De cette manière, il est même possible d’améliorer
les services sociaux et les organismes d’assistance et, en même
temps, d’épargner des ressources en éliminant le gaspillage et les
indemnités abusives, qui pourraient être destinées à la solidarité
internationale. Un système de solidarité sociale plus largement
participatif et mieux organisé, moins bureaucratique sans être pour
autant moins coordonné, permettrait de valoriser de nombreuses
énergies, actuellement en sommeil, et tournerait à l’avantage de la
solidarité entre les peuples.
Une possibilité d’aide
au développement pourrait résider dans l’application efficace de ce
qu’on appelle communément la subsidiarité fiscale, qui permettrait
aux citoyens de décider de la destination d’une part de leurs impôts
versés à l’État. En ayant soin d’éviter toute dégénération dans le
particularisme, cela peut aider à encourager des formes de
solidarité sociale à partir des citoyens eux-mêmes, avec des
bénéfices évidents sur le plan la solidarité pour le développement.
61. Une solidarité plus
large au niveau international s’exprime avant tout en continuant à
promouvoir, même dans des situations de crise économique, un
meilleur accès à l’éducation, qui est, par ailleurs, la
condition essentielle pour que la coopération internationale
elle-même soit efficace. Le terme « éducation » ne renvoie pas
seulement à l’instruction ou à la formation professionnelle, toutes
deux essentielles pour le développement, mais à la formation
complète de la personne. A ce propos, il convient de souligner un
aspect problématique: pour éduquer il faut savoir qui est la
personne humaine, en connaître la nature. Une vision relativiste de
cette nature qui tend à s’affirmer de plus en plus pose de sérieux
problèmes pour l’éducation, et en particulier pour l’éducation
morale, car elle en compromet l’extension au niveau universel. Si
l’on cède à un tel relativisme, tous deviennent plus pauvres et cela
n’est pas sans conséquences négatives sur l’efficacité même des
aides en faveur des populations démunies, qui n’ont pas que des
nécessités économiques ou techniques mais qui ont aussi besoin de
voies et de moyens pédagogiques qui puissent soutenir les personnes
en vue de leur plein épanouissement humain.
Un exemple de
l’importance de ce problème nous est offert par le phénomène du
tourisme international
[141] qui peut constituer un
facteur notable de développement économique et de croissance
culturelle, mais qui peut aussi se transformer en occasion
d’exploitation et de déchéance morale. La situation actuelle offre
des opportunités uniques pour que les aspects économiques du
développement, c’est-à-dire les mouvements de fonds et la création
au niveau local d’entreprises d’importance significative, arrivent à
être associés aux aspects culturels, au nombre desquels l’aspect
éducatif figure en premier lieu. Cela se réalise en de nombreux cas,
mais en bien d’autres le tourisme international est un facteur
contre-éducatif aussi bien pour le touriste que pour les populations
locales. Ces dernières sont souvent confrontées à des comportements
immoraux ou même pervers, comme c’est le cas du tourisme dit sexuel,
pour lequel tant d’êtres humains sont sacrifiés, même à un jeune
âge. Il est douloureux de constater que cela se produit souvent avec
l’aval des gouvernements locaux, avec le silence de ceux d’où
proviennent les touristes et avec la complicité de nombreux
opérateurs de ce secteur. Même si l’on n’atteint pas toujours de
tels excès, le tourisme international est vécu, bien souvent, dans
un esprit de consommation et de manière hédoniste; il est vu comme
une évasion, avec des modes d’organisation spécifiques aux pays de
provenance, de sorte qu’il ne favorise en rien une rencontre
véritable entre personnes et cultures. Il convient alors d’imaginer
un tourisme différent, capable de promouvoir une vraie connaissance
réciproque, sans enlever les espaces nécessaires au repos et à un
sain divertissement: un tourisme de ce type doit être développé, en
favorisant des liens plus étroits entre les expériences de
coopération internationale et celles d’entreprises pour le
développement.
62. Le phénomène des
migrations est un autre aspect qui mérite attention quand on
parle de développement humain intégral. C’est un phénomène qui
impressionne en raison du nombre de personnes qu’il concerne, des
problématiques sociale, économique, politique, culturelle et
religieuse qu’il soulève, et à cause des défis dramatiques qu’il
lance aux communautés nationales et à la communauté internationale.
Nous pouvons dire que nous nous trouvons face à un phénomène social
caractéristique de notre époque, qui requiert une politique de
coopération internationale forte et perspicace sur le long terme
afin d’être pris en compte de manière adéquate. Une telle politique
doit être développée en partant d’une étroite collaboration entre
les pays d’origine des migrants et les pays où ils se rendent; elle
doit s’accompagner de normes internationales adéquates, capables
d’harmoniser les divers ordres législatifs, dans le but de
sauvegarder les exigences et les droits des personnes et des
familles émigrées et, en même temps, ceux des sociétés où arrivent
ces mêmes émigrés. Aucun pays ne peut penser être en mesure de faire
face seul aux problèmes migratoires de notre temps. Nous sommes tous
témoins du poids de souffrances, de malaise et d’aspirations qui
accompagne les flux migratoires. La gestion de ce phénomène est
complexe, nous le savons tous; il s’avère toutefois que les
travailleurs étrangers, malgré les difficultés liées à leur
intégration, apportent par leur travail, une contribution
appréciable au développement économique du pays qui les accueille,
mais aussi à leur pays d’origine par leurs envois d’argent. Il est
évident que ces travailleurs ne doivent pas être considérés comme
une marchandise ou simplement comme une force de travail. Ils ne
doivent donc pas être traités comme n’importe quel autre facteur de
production. Tout migrant est une personne humaine qui, en tant que
telle, possède des droits fondamentaux inaliénables qui doivent être
respectés par tous et en toute circonstance
[142].
63. En considérant les
problèmes du développement, on ne peut omettre de souligner le lien
étroit existant entre pauvreté et chômage. Dans de nombreux
cas, la pauvreté est le résultat de la violation de la dignité du
travail humain, soit parce que les possibilités de travail sont
limitées (chômage ou sous-emploi), soit parce qu’on mésestime « les
droits qui en proviennent, spécialement le droit au juste salaire, à
la sécurité de la personne du travailleur et de sa famille »
[143]. C’est pourquoi, le 1er
mai 2000, mon Prédécesseur de vénérée mémoire,
Jean-Paul II, lançait un
appel à l’occasion du Jubilé des Travailleurs pour « une coalition
mondiale en faveur du travail digne »
[144], en encourageant la
stratégie de l’Organisation Internationale du Travail. De cette
manière, il donnait une forte réponse morale à cet objectif auquel
aspirent les familles dans tous les pays du monde. Que veut dire le
mot « décent » lorsqu’il est appliqué au travail? Il signifie un
travail qui, dans chaque société, soit l’expression de la dignité
essentielle de tout homme et de toute femme: un travail choisi
librement, qui associe efficacement les travailleurs, hommes et
femmes, au développement de leur communauté; un travail qui, de
cette manière, permette aux travailleurs d’être respectés sans
aucune discrimination; un travail qui donne les moyens de pourvoir
aux nécessités de la famille et de scolariser les enfants, sans que
ceux-ci ne soient eux-mêmes obligés de travailler; un travail qui
permette aux travailleurs de s’organiser librement et de faire
entendre leur voix; un travail qui laisse un temps suffisant pour
retrouver ses propres racines au niveau personnel, familial et
spirituel; un travail qui assure aux travailleurs parvenus à l’âge
de la retraite des conditions de vie dignes.
64. En réfléchissant
sur le thème du travail, il est opportun d’évoquer l’exigence
urgente que les organisations syndicales des travailleurs,
qui ont toujours été encouragées et soutenues par l’Église,
s’ouvrent aux nouvelles perspectives qui émergent dans le domaine du
travail. Dépassant les limites propres des syndicats catégoriels,
les organisations syndicales sont appelées à affronter les nouveaux
problèmes de nos sociétés: je pense, par exemple, à l’ensemble des
questions que les spécialistes en sciences sociales repèrent dans
les conflits entre individu-travailleur et individu-consommateur.
Sans nécessairement épouser la thèse selon laquelle on est passé de
la position centrale du travailleur à celle du consommateur, il
semble toutefois que cela soit un terrain favorable à des
expériences syndicales novatrices. Le contexte d’ensemble dans
lequel se déroule le travail requiert lui aussi que les
organisations syndicales nationales, qui se limitent surtout à la
défense des intérêts de leurs propres adhérents, se tournent vers
ceux qui ne le sont pas et, en particulier, vers les travailleurs
des pays en voie de développement où les droits sociaux sont souvent
violés. La défense de ces travailleurs, promue aussi à travers des
initiatives opportunes envers les pays d’origine, permettra aux
organisations syndicales de mettre en évidence les authentiques
raisons éthiques et culturelles qui leur ont permis, dans des
contextes sociaux et de travail différents, d’être un facteur
décisif du développement. L’enseignement traditionnel de l’Église
reste toujours valable lorsqu’il propose la distinction des rôles et
des fonctions du syndicat et de la politique. Cette distinction
permettra aux organisations syndicales de déterminer dans la société
civile le domaine qui sera le plus approprié à leur action
nécessaire pour la défense et la promotion du monde du travail,
surtout en faveur des travailleurs exploités et non représentés,
dont l’amère condition demeure souvent ignorée par les yeux
distraits de la société.
65. Il faut enfin que
la finance en tant que telle, avec ses structures et ses
modalités de fonctionnement nécessairement renouvelées après le
mauvais usage qui en a été fait et qui a eu des conséquences
néfastes sur l’économie réelle, redevienne un instrument visant à
une meilleure production de richesses et au développement. Toute
l’économie et toute la finance, et pas seulement quelques-uns de
leurs secteurs, doivent, en tant qu’instruments, être utilisés de
manière éthique afin de créer les conditions favorables pour le
développement de l’homme et des peuples. Il est certainement utile,
et en certaines circonstances indispensable, de donner vie à des
initiatives financières où la dimension humanitaire soit dominante.
Mais cela ne doit pas faire oublier que le système financier tout
entier doit être orienté vers le soutien d’un développement
véritable. Il faut surtout que l’objectif de faire le bien ne soit
pas opposé à celui de la capacité effective à produire des biens.
Les opérateurs financiers doivent redécouvrir le fondement
véritablement éthique de leur activité afin de ne pas faire un usage
abusif de ces instruments sophistiqués qui peuvent servir à tromper
les épargnants. L’intention droite, la transparence et la recherche
de bons résultats sont compatibles et ne doivent jamais être
séparés. Si l’amour est intelligent, il sait trouver même les moyens
de faire des opérations qui permettent une juste et prévoyante
rétribution, comme le montrent, de manière significative, de
nombreuses expériences dans le domaine du crédit coopératif.
Une réglementation de
ce secteur qui vise à protéger les sujets les plus faibles et à
empêcher des spéculations scandaleuses, tout comme l’expérimentation
de formes nouvelles de finance destinées à favoriser des projets de
développement sont des expériences positives qu’il faut approfondir
et encourager, en faisant appel à la responsabilité même de
l’épargnant. L’expérience de la microfinance elle aussi,
qui s’enracine dans la réflexion et dans l’action de citoyens
humanistes – je pense surtout à la création des Monts de Piété –,
doit être renforcée et actualisée, surtout en ces temps où les
problèmes financiers peuvent devenir dramatiques pour les couches
les plus vulnérables de la population qu’il faut protéger contre les
risques du prêt usuraire ou du désespoir. Il faut que les sujets les
plus faibles apprennent à se défendre des pratiques usuraires, tout
comme il faut que les peuples pauvres apprennent à tirer profit du
microcrédit, décourageant de cette manière les formes d’exploitation
possibles en ces deux domaines. Puisqu’il existe également de
nouvelles formes de pauvreté dans les pays riches, la microfinance
peut apporter des aides concrètes pour la création d’initiatives et
de secteurs nouveaux en faveur des franges les plus fragiles de la
société, même en une période d’appauvrissement possible de
l’ensemble de la société.
66. L’interconnexion
mondiale a fait surgir un nouveau pouvoir politique, celui des
consommateurs et de leurs associations. C’est un
phénomène sur lequel il faut approfondir la réflexion: il comporte
des éléments positifs qu’il convient d’encourager et aussi des excès
à éviter. Il est bon que les personnes se rendent compte qu’acheter
est non seulement un acte économique mais toujours aussi un acte
moral. Le consommateur a donc une responsabilité sociale
précise qui va de pair avec la responsabilité sociale de
l’entreprise. Les consommateurs doivent être éduqués en permanence
[145] sur le rôle qu’ils
jouent chaque jour et qu’ils peuvent exercer dans le respect des
principes moraux, sans diminuer la rationalité économique
intrinsèque de l’acte d’acheter. Dans ce domaine des achats aussi,
surtout en des moments comme ceux que nous vivons où le pouvoir
d’achat risque de s’affaiblir et où il faudra consommer de manière
plus sobre, il est opportun d’ouvrir d’autres voies, comme par
exemple des formes de coopération à l’achat, telles que les
coopératives de consommation, créées à partir du XIXe
siècle grâce notamment à l’initiative des catholiques. Il est en
outre utile de favoriser de nouvelles formes de commercialisation
des produits en provenance des régions pauvres de la planète afin
d’assurer aux producteurs une rétribution décente, à condition
toutefois que le marché soit vraiment transparent, que les
producteurs ne reçoivent pas seulement des marges bénéficiaires
supérieures mais aussi une meilleure formation, une compétence
professionnelle et technologique et qu’enfin des idéologies
partisanes ne soient pas associées à de telles expériences
d’économie pour le développement. Il est souhaitable que, comme
facteur de démocratie économique, les consommateurs aient un rôle
plus décisif, à condition qu’ils ne soient pas eux-mêmes manipulés
par des associations peu représentatives.
67. Face au
développement irrésistible de l’interdépendance mondiale, et alors
que nous sommes en présence d’une récession également mondiale,
l’urgence de la réforme de l’Organisation des Nations Unies
comme celle de l’architecture économique et financière
internationale en vue de donner une réalité concrète au concept
de famille des Nations, trouve un large écho. On ressent également
fortement l’urgence de trouver des formes innovantes pour
concrétiser le principe de la responsabilité de protéger
[146] et pour accorder aux
nations les plus pauvres une voix opérante dans les décisions
communes. Cela est d’autant plus nécessaire pour la recherche d’un
ordre politique, juridique et économique, susceptible d’accroître et
d’orienter la collaboration internationale vers le développement
solidaire de tous les peuples. Pour le gouvernement de l’économie
mondiale, pour assainir les économies frappées par la crise, pour
prévenir son aggravation et de plus grands déséquilibres, pour
procéder à un souhaitable désarmement intégral, pour arriver à la
sécurité alimentaire et à la paix, pour assurer la protection de
l’environnement et pour réguler les flux migratoires, il est urgent
que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale
telle qu’elle a déjà été esquissée par mon Prédécesseur, le
bienheureux Jean XXIII. Une telle Autorité devra être réglée par le
droit, se conformer de manière cohérente aux principes de
subsidiarité et de solidarité, être ordonnée à la réalisation du
bien commun
[147], s’engager pour la
promotion d’un authentique développement humain intégral qui
s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité. Cette Autorité
devra en outre être reconnue par tous, jouir d’un pouvoir effectif
pour assurer à chacun la sécurité, le respect de la justice et des
droits
[148]. Elle devra évidemment
posséder la faculté de faire respecter ses décisions par les
différentes parties, ainsi que les mesures coordonnées adoptées par
les divers forums internationaux. En l’absence de ces conditions, le
droit international, malgré les grands progrès accomplis dans divers
domaines, risquerait en fait d’être conditionné par les équilibres
de pouvoir entre les plus puissants. Le développement intégral des
peuples et la collaboration internationale exigent que soit institué
un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type
subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation
[149] et que soit finalement
mis en place un ordre social conforme à l’ordre moral et au lien
entre les sphères morale et sociale, entre le politique et la sphère
économique et civile que prévoyait déjà le Statut des Nations Unies.
CHAPITRE VI
LE DÉVELOPPEMENT DES
PEUPLES
ET LA TECHNIQUE
68. Le thème du
développement des peuples est intimement lié à celui du
développement de chaque homme. Par nature, la personne humaine est
en tension dynamique vers son développement. Il ne s’agit pas d’un
développement assuré par des mécanismes naturels, car chacun de nous
se sait capable de faire des choix libres et responsables. Il ne
s’agit pas non plus d’un développement livré à notre fantaisie, dans
la mesure où nous savons tous que nous sommes donnés à
nous-mêmes, sans être le résultat d’un auto-engendrement. En nous,
la liberté humaine est, dès l’origine, caractérisée par notre être
et par ses limites. Personne ne modèle arbitrairement sa conscience,
mais tous construisent leur propre « moi » sur la base d’un « soi »
qui nous a été donné. Non seulement nous ne pouvons pas disposer des
autres, mais nous ne pouvons pas davantage disposer de nous-mêmes.
Le développement de la personne s’étiole, si elle prétend en être
l’unique auteur. Analogiquement, le développement des peuples se
dénature, si l’humanité croit pouvoir se recréer en s’appuyant sur
les “prodiges” de la technologie. De même, le développement
économique s’avère factice et nuisible, s’il s’en remet aux
“prodiges” de la finance pour soutenir une croissance artificielle
liée à une consommation excessive. Face à cette prétention
prométhéenne, nous devons manifester un amour plus fort pour une
liberté qui ne soit pas arbitraire, mais vraiment humanisée par la
reconnaissance du bien qui la précède. Dans ce but, il faut que
l’homme rentre en lui-même pour reconnaître les normes fondamentales
de la loi morale que Dieu a inscrite dans son cœur.
69. Le problème du
développement est aujourd’hui très étroitement lié au progrès
technologique et à ses stupéfiantes applications dans le
domaine de la biologie. La technique – il est bon de le souligner –
est une réalité profondément humaine, liée à l’autonomie et à la
liberté de l’homme. Elle exprime et affirme avec force la maîtrise
de l’esprit sur la matière. L’esprit, rendu ainsi « moins esclave
des choses, peut facilement s’élever jusqu’à l’adoration et à la
contemplation du Créateur” »
[150]. La technique permet
de dominer la matière, de réduire les risques, d’économiser ses
forces et d’améliorer les conditions de vie. Elle répond à la
vocation même du travail humain: par la technique, œuvre de son
génie, l’homme reconnaît ce qu’il est et accomplit son humanité. La
technique est l’aspect objectif de l’agir humain
[151], dont l’origine et la
raison d’être résident dans l’élément subjectif: l’homme qui
travaille. C’est pourquoi la technique n’est jamais purement
technique. Elle manifeste l’homme et ses aspirations au
développement, elle exprime la tendance de l’esprit humain au
dépassement progressif de certains conditionnements matériels. La
technique s’inscrit donc dans la mission de cultiver et de
garder la terre (cf. Gn 2, 15) que Dieu a confiée à
l’homme, et elle doit tendre à renforcer l’alliance entre l’être
humain et l’environnement appelé à être le reflet de l’amour
créateur de Dieu.
70. Le développement
technologique peut amener à penser que la technique se suffit à
elle-même, quand l’homme, en s’interrogeant uniquement sur le
comment, omet de considérer tous les pourquoi qui le
poussent à agir. C’est pour cela que la technique prend des traits
ambigus. Née de la créativité humaine comme instrument de la liberté
de la personne, elle peut être comprise comme un élément de liberté
absolue, liberté qui veut s’affranchir des limites que les choses
portent en elles-mêmes. Le processus de mondialisation pourrait
substituer la technologie aux idéologies
[152], devenue à son tour un
pouvoir idéologique qui expose l’humanité au risque de se trouver
enfermée dans un a priori d’où elle ne pourrait sortir pour
rencontrer l’être et la vérité. Dans un tel cas, tous nous
connaîtrions, apprécierions et déterminerions toutes les situations
de notre vie à l’intérieur d’un horizon culturel technocratique
auquel nous appartiendrions structurellement, sans jamais pouvoir
trouver un sens qui ne soit pas notre œuvre. Cette vision donne
aujourd’hui à la mentalité techniciste tant de force qu’elle fait
coïncider le vrai avec le faisable. Mais lorsque les seuls critères
de vérité sont l’efficacité et l’utilité, le développement est
automatiquement nié. En effet, le vrai développement ne consiste pas
d’abord dans le “faire”. La clef du développement, c’est une
intelligence capable de penser la technique et de saisir le sens
pleinement humain du “faire” de l’homme, sur l’horizon de sens de la
personne prise dans la globalité de son être. Même quand l’homme
agit à l’aide d’un satellite ou d’une impulsion électronique à
distance, son action reste toujours humaine, expression d’une
liberté responsable. La technique attire fortement l’homme, parce
qu’elle le soustrait aux limites physiques et qu’elle élargit son
horizon. Mais la liberté humaine n’est vraiment elle-même que
lorsqu’elle répond à la fascination de la technique par des
décisions qui sont le fruit de la responsabilité morale. Il en
résulte qu’il est urgent de se former à la responsabilité éthique
dans l’usage de la technique. Partant de la fascination qu’exerce la
technique sur l’être humain, on doit retrouver le vrai sens de la
liberté, qui ne réside pas dans l’ivresse d’une autonomie totale,
mais dans la réponse à l’appel de l’être, en commençant par l’être
que nous sommes nous-mêmes.
71. Les phénomènes de
la technicisation aussi bien du développement que de la paix
montrent qu’il est aujourd’hui possible de détourner la mentalité
technique de son lit humaniste originaire. Le développement des
peuples est souvent considéré comme un problème d’ingénierie
financière, d’ouverture des marchés, d’abattement de droits,
d’investissements productifs et de réformes institutionnelles: en
définitive comme un problème purement technique. Tous ces domaines
sont assurément importants, mais on doit se demander pourquoi les
choix de nature technique n’ont connu jusqu’ici que des résultats
imparfaits. La raison doit être recherchée plus en profondeur. Le
développement ne sera jamais complètement garanti par des forces,
pour ainsi dire automatiques et impersonnelles, que ce soit celles
du marché ou celles de la politique internationale. Le
développement est impossible, s’il n’y a pas des hommes droits, des
acteurs économiques et des hommes politiques fortement interpellés
dans leur conscience par le souci du bien commun. La compétence
professionnelle et la cohérence morale sont nécessaires l’une et
l’autre. Quand l’absolutisation de la technique prévaut, il y a
confusion entre les fins et les moyens: pour l’homme d’affaires, le
seul critère d’action sera le profit maximal de la production ; pour
l’homme politique, le renforcement du pouvoir; pour le scientifique,
le résultat de ses découvertes. Ainsi, il arrive souvent que, dans
les réseaux des échanges économiques, financiers ou politiques,
demeurent des incompréhensions, des malaises et des injustices; les
flux des connaissances techniques se multiplient, mais au bénéfice
de leurs propriétaires, tandis que la situation réelle des
populations qui vivent sous ces flux dont elles ignorent presque
tout, demeure inchangée et sans possibilité réelle d’émancipation.
72. La paix, elle
aussi, risque parfois d’être considérée comme un produit technique,
fruit des seuls accords entre les gouvernements ou d’initiatives
destinées à procurer des aides économiques efficaces. Il est vrai
que bâtir la paix demande que l’on tisse sans cesse des
contacts diplomatiques, des échanges économiques et technologiques,
des rencontres culturelles, des accords sur des projets communs,
ainsi que le déploiement d’efforts réciproques pour endiguer les
menaces de guerre et couper à la racine la tentation récurrente du
terrorisme. Toutefois, pour que ces efforts puissent avoir des
effets durables, il est nécessaire qu’ils s’appuient sur des valeurs
enracinées dans la vérité de la vie. Autrement dit, il faut écouter
la voix des populations concernées et examiner leur situation pour
en interpréter les attentes avec justesse. On doit, pour ainsi dire,
s’inscrire dans la continuité de l’effort anonyme de tant de
personnes fortement engagées pour promouvoir les rencontres entre
les peuples et favoriser le développement à partir de l’amour et de
la compréhension réciproques. Parmi ces personnes, se trouvent aussi
des chrétiens, impliqués dans la grande tâche de donner au
développement et à la paix un sens pleinement humain.
73. Au développement
technologique est liée la diffusion croissante des moyens de
communication sociale. Il est désormais presque impossible
d’imaginer que la famille humaine puisse exister sans eux. Pour le
bien et pour le mal, ils sont insérés à ce point dans la vie du
monde, qu’il semble vraiment absurde, comme certains le font, de
prétendre qu’ils seraient neutres, et de revendiquer leur autonomie
à l’égard de la morale relative aux personnes. De telles
perspectives, qui soulignent à l’excès la nature strictement
technique des media, favorisent en réalité leur subordination
au calcul économique, dans le but de dominer les marchés et, ce qui
n’est pas le moins, au désir d’imposer des paramètres culturels de
fonctionnement à des fins idéologiques et politiques. Etant donné
leur importance fondamentale dans la détermination des changements
dans la manière de percevoir et de connaître la réalité et la
personne humaine elle-même, il devient nécessaire de réfléchir
attentivement à leur influence, en particulier sur le plan
éthico-culturel de la mondialisation et du développement solidaire
des peuples. Conformément à ce que requiert une gestion correcte de
la mondialisation et du développement, le sens et la finalité des
médias doivent être recherchés sur une base anthropologique.
Cela signifie qu’ils peuvent être une occasion d’humanisation
non seulement quand, grâce au développement technologique, ils
offrent de plus grandes possibilités de communication et
d’information, mais surtout quand ils sont structurés et orientés à
la lumière d’une image de la personne et du bien commun qui en
respecte les valeurs universelles. Les moyens de communication
sociale ne favorisent pas la liberté de tous et n’universalisent pas
le développement et la démocratie pour tous, simplement parce qu’ils
multiplient les possibilités d’interconnexion et de circulation des
idées. Pour atteindre de tels objectifs, il faut qu’ils aient pour
objectif principal la promotion de la dignité des personnes et des
peuples, qu’ils soient expressément animés par la charité et mis au
service de la vérité, du bien et d’une fraternité naturelle et
surnaturelle. Dans l’humanité, en effet, la liberté est
intrinsèquement liée à ces valeurs supérieures. Les media
peuvent constituer une aide puissante pour faire grandir la
communion de la famille humaine et l’ethos des sociétés,
quand ils deviennent des instruments de promotion de la
participation de tous à la recherche commune de ce qui est juste.
74. Un domaine
primordial et crucial de l’affrontement culturel entre la technique
considérée comme un absolu et la responsabilité morale de l’homme
est aujourd’hui celui de la bioéthique, où se joue de manière
radicale la possibilité même d’un développement humain intégral. Il
s’agit d’un domaine particulièrement délicat et décisif, où émerge
avec une force dramatique la question fondamentale de savoir si
l’homme s’est produit lui-même ou s’il dépend de Dieu. Les
découvertes scientifiques en ce domaine et les possibilités
d’intervention technique semblent tellement avancées qu’elles
imposent de choisir entre deux types de rationalité, celle de la
raison ouverte à la transcendance et celle d’une raison close dans
l’immanence technologique. On se trouve devant un “ou bien, ou bien”
(aut aut) décisif. Pourtant, la ‘rationalité’ de l’agir
technique centré sur lui-même s’avère irrationnelle, parce qu’elle
comporte un refus décisif du sens et de la valeur. Ce n’est pas un
hasard si la fermeture à la transcendance se heurte à la difficulté
de comprendre comment du néant a pu jaillir l’être et comment du
hasard est née l’intelligence
[153]. Face à ces problèmes
dramatiques, la raison et la foi s’aident réciproquement. Ce n’est
qu’ensemble qu’elles sauveront l’homme. Attirée par l’agir
technique pur, la raison sans la foi est destinée à se perdre dans
l’illusion de sa toute-puissance. La foi, sans la raison, risque de
devenir étrangère à la vie concrète des personnes
[154].
75.
Paul VI avait déjà reconnu
et mis en évidence l’horizon mondial de la question sociale
[155]. En le suivant sur ce
chemin, il faut affirmer aujourd’hui que la question sociale est
devenue radicalement une question anthropologique, au sens où
elle implique la manière même, non seulement de concevoir, mais
aussi de manipuler la vie, remise toujours plus entre les mains de
l’homme par les biotechnologies. La fécondation in vitro, la
recherche sur les embryons, la possibilité du clonage et de
l’hybridation humaine apparaissent et sont promues dans la culture
contemporaine du désenchantement total qui croit avoir dissipé tous
les mystères, parce qu’on est désormais parvenu à la racine de la
vie. C’est ici que l’absolutisme de la technique trouve son
expression la plus grande. Dans ce genre de culture, la conscience
n’est appelée à prendre acte que d’une pure possibilité technique.
On ne peut minimiser alors les scénarios inquiétants pour l’avenir
de l’homme ni la puissance des nouveaux instruments dont dispose la
« culture de mort ». À la plaie tragique et profonde de
l’avortement, pourrait s’ajouter à l’avenir, et c’est déjà
subrepticement in nuce (en germe), une planification
eugénique systématique des naissances. D’un autre côté, on voit une
mens eutanasica (mentalité favorable à l’euthanasie) se
frayer un chemin, manifestation tout aussi abusive d’une volonté de
domination sur la vie, qui, dans certaines conditions, n’est plus
considérée comme digne d’être vécue. Derrière tout cela se cachent
des positions culturelles négatrices de la dignité humaine. Ces
pratiques, à leur tour, renforcent une conception matérialiste et
mécaniste de la vie humaine. Qui pourra mesurer les effets négatifs
d’une pareille mentalité sur le développement ? Comment pourra-t-on
s’étonner de l’indifférence devant des situations humaines de
dégradation, si l’indifférence caractérise même notre attitude à
l’égard de la frontière entre ce qui est humain et ce qui ne l’est
pas? Ce qui est stupéfiant, c’est la capacité de sélectionner
arbitrairement ce qui, aujourd’hui, est proposé comme digne de
respect. Prompts à se scandaliser pour des questions marginales,
beaucoup semblent tolérer des injustices inouïes. Tandis que les
pauvres du monde frappent aux portes de l’opulence, le monde riche
risque de ne plus entendre les coups frappés à sa porte, sa
conscience étant désormais incapable de reconnaître l’humain. Dieu
révèle l’homme à l’homme; la raison et la foi collaborent pour lui
montrer le bien, à condition qu’il veuille bien le voir; la loi
naturelle, dans laquelle resplendit la Raison créatrice, montre la
grandeur de l’homme, mais aussi sa misère, quand il méconnaît
l’appel de la vérité morale.
76. Un des aspects de
l’esprit techniciste moderne se vérifie dans la tendance à ne
considérer les problèmes et les mouvements liés à la vie intérieure
que d’un point de vue psychologique, et cela jusqu’au réductionnisme
neurologique. L’homme est ainsi privé de son intériorité, et l’on
assiste à une perte progressive de la conscience de la consistance
ontologique de l’âme humaine, avec les profondeurs que les Saints
ont su sonder. Le problème du développement est
strictement lié aussi à notre conception de l’âme humaine, dès
lors que notre moi est souvent réduit à la psyché et que la santé de
l’âme se confond avec le bien-être émotionnel. Ces réductions se
fondent sur une profonde incompréhension de la vie spirituelle et
elles conduisent à méconnaître que le développement de l’homme et
des peuples dépend en fait aussi de la résolution de problèmes de
nature spirituelle. Le développement doit comprendre une
croissance spirituelle, et pas seulement matérielle, parce que
la personne humaine est une « unité d’âme et de corps »
[156], née de l’amour
créateur de Dieu et destinée à vivre éternellement. L’être humain se
développe quand il grandit dans l’esprit, quand son âme se connaît
elle-même et connaît les vérités que Dieu y a imprimées en germe,
quand il dialogue avec lui-même et avec son Créateur. Loin de Dieu,
l’homme est inquiet et fragile. L’aliénation sociale et
psychologique, avec toutes les névroses qui caractérisent les
sociétés opulentes, s’explique aussi par des causes d’ordre
spirituel. Une société du bien-être, matériellement développée, mais
oppressive pour l’âme, n’est pas de soi orientée vers un
développement authentique. Les nouvelles formes d’esclavage de la
drogue et le désespoir dans lequel tombent de nombreuses personnes
ont une explication non seulement sociologique et psychologique,
mais essentiellement spirituelle. Le vide auquel l’âme se sent
livrée, malgré de nombreuses thérapies pour le corps et pour la
psyché, produit une souffrance. Il n’y pas de développement
plénier et de bien commun universel sans bien spirituel et moral des
personnes, considérées dans l’intégrité de leur âme et de leur
corps.
77. L’absolutisme de la
technique tend à provoquer une incapacité à percevoir ce qui ne
s’explique pas par la simple matière. Pourtant, les hommes
expérimentent tous les nombreux aspects de leur vie qui ne sont pas
de l’ordre de la matière, mais de l’esprit. Connaître n’est pas
seulement un acte physique, car le connu cache toujours quelque
chose qui va au-delà du donné empirique. Chacune de nos
connaissances, même la plus simple, est toujours un petit prodige,
parce qu’elle ne s’explique jamais complètement par les instruments
matériels que nous utilisons. En toute vérité, il y a plus que tout
ce à quoi nous nous serions attendus; dans l’amour que nous
recevons, il y a toujours quelque chose qui nous surprend. Nous ne
devrions jamais cesser de nous étonner devant ces prodiges. En
chaque connaissance et en chaque acte d’amour, l’âme de l’homme fait
l’expérience d’un « plus » qui s’apparente beaucoup à un don reçu, à
une hauteur à laquelle nous nous sentons élevés. Le développement de
l’homme et des peuples se place lui aussi à une hauteur semblable,
si nous considérons la dimension spirituelle que doit
nécessairement comporter ce développement pour qu’il puisse être
authentique. Il demande des yeux et un cœur nouveaux, capables de
dépasser la vision matérialiste des événements humains et
d’entrevoir dans le développement un “au-delà” que la technique ne
peut offrir. Sur ce chemin, il sera possible de poursuivre ce
développement humain intégral dont le critère d’orientation se
trouve dans la force active de la charité dans la vérité.
CONCLUSION
78. Sans Dieu, l’homme
ne sait où aller et ne parvient même pas à comprendre qui il est.
Face aux énormes problèmes du développement des peuples qui nous
pousseraient presque au découragement et au défaitisme, la parole du
Seigneur Jésus Christ vient à notre aide en nous rendant conscients
de ce fait que: « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn
15, 5); elle nous encourage: « Je suis avec vous tous les jours
jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20). Face à l’ampleur du
travail à accomplir, la présence de Dieu aux côtés de ceux qui
s’unissent en son Nom et travaillent pour la justice nous soutient.
Paul VI nous a rappelé dans
Populorum progressio que l’homme n’est pas à même de gérer à
lui seul son progrès, parce qu’il ne peut fonder par lui-même un
véritable humanisme. Nous ne serons capables de produire une
réflexion nouvelle et de déployer de nouvelles énergies au service
d’un véritable humanisme intégral que si nous nous reconnaissons, en
tant que personnes et en tant que communautés, appelés à faire
partie de la famille de Dieu en tant que fils. La plus grande force
qui soit au service du développement, c’est donc un humanisme
chrétien
[157], qui ravive la charité
et se laisse guider par la vérité, en accueillant l’une et l’autre
comme des dons permanents de Dieu. L’ouverture à Dieu entraîne
l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une mission
solidaire et joyeuse. Inversement, la fermeture idéologique à
l’égard de Dieu et l’athéisme de l’indifférence, qui oublient le
Créateur et risquent d’oublier aussi les valeurs humaines, se
présentent aujourd’hui parmi les plus grands obstacles au
développement. L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme
inhumain. Seul un humanisme ouvert à l’Absolu peut nous guider
dans la promotion et la réalisation de formes de vie sociale et
civile – dans le cadre des structures, des institutions, de la
culture et de l’ethos – en nous préservant du risque de
devenir prisonniers des modes du moment. C’est la conscience de
l’Amour indestructible de Dieu qui nous soutient dans l’engagement,
rude et exaltant, en faveur de la justice, du développement des
peuples avec ses succès et ses échecs, dans la poursuite incessante
d’un juste ordonnancement des réalités humaines. L’amour de Dieu
nous appelle à sortir de ce qui est limité et non définitif ; il
nous donne le courage d’agir et de persévérer dans la recherche du
bien de tous, même s’il ne se réalise pas immédiatement, même si
ce que nous-mêmes, les autorités politiques, ainsi que les acteurs
économiques réussissons à faire est toujours inférieur à ce à quoi
nous aspirons
[158]. Dieu nous donne la
force de lutter et de souffrir par amour du bien commun, parce qu’Il
est notre Tout, notre plus grande espérance.
79. Le développement
a besoin de chrétiens qui ont les mains tendues vers Dieu dans
un geste de prière, conscients du fait que l’amour riche de vérité,
caritas in veritate, d’où procède l’authentique
développement, n’est pas produit par nous, mais nous est donné.
C’est pourquoi, même dans les moments les plus difficiles et les
situations les plus complexes, nous devons non seulement réagir en
conscience, mais aussi et surtout nous référer à son amour. Le
développement suppose une attention à la vie spirituelle, une
sérieuse considération des expériences de confiance en Dieu, de
fraternité spirituelle dans le Christ, de remise de soi à la
Providence et à la Miséricorde divine, d’amour et de pardon, de
renoncement à soi-même, d’accueil du prochain, de justice et de
paix. Tout cela est indispensable pour transformer les «cœurs de
pierre » en « cœurs de chair » (Ez 36, 26), au point de
rendre la vie sur terre « divine » et, par conséquent, plus digne de
l’homme. Tout cela vient à la fois de l’homme, parce que l’homme est
le sujet de son existence, et de Dieu, parce que Dieu est au
principe et à la fin de tout ce qui a de la valeur et qui libère: «
Le monde et la vie et la mort, le présent et l’avenir: tout est à
vous ! Mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu » (1
Co 3, 22-23). Le chrétien désire ardemment que toute la
famille humaine puisse appeler Dieu « Notre Père ! ». Avec le Fils
unique, puissent tous les hommes apprendre à prier le Père et à Lui
demander, avec les mots que Jésus lui-même nous a enseignés, de
savoir Le sanctifier en vivant selon Sa volonté, et ensuite d’avoir
le pain quotidien nécessaire, d’être compréhensifs et généreux à
l’égard de leurs débiteurs, de ne pas être mis à l’épreuve à l’excès
et d’être délivrés du mal (cf. Mt 6, 9-13) !
Au terme de l’Année
Paulinienne, il me plaît d’exprimer ce vœu avec les paroles
mêmes de l’Apôtre dans sa Lettre aux Romains: « Que votre amour
soit sans hypocrisie. Fuyez le mal avec horreur, attachez-vous au
bien. Soyez unis les uns les autres par l’affection fraternelle,
rivalisez de respect les uns pour les autres » (12, 9-10). Que
la Vierge Marie, proclamée par
Paul VI Mère de l’Église
et honorée par le peuple chrétien comme Miroir de la justice
et Reine de la paix, nous protège et nous obtienne, par son
intercession céleste, la force, l’espérance et la joie nécessaires
pour continuer à nous dévouer généreusement à la réalisation du «
développement de tout l’homme et de tous les hommes »
[159] !
Donné à Rome, près
de Saint-Pierre, le 29 juin 2009, fête des saints Apôtres Pierre et
Paul, en la cinquième année de mon pontificat.
BENEDICTUS PP. XVI
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