I
SAINT BASILE AVANT L'ÉPISCOPAT

PRÉFACE - I SAINT BASILE AVANT EPISCOPAT - CHAPITRE I L'enfance. - CHAPITRE II Les études - CHAPITRE III Le retour d'Athènes - CHAPITRE IV La retraite - CHAPITRE V La vie monastique - CHAPITRE VI Le sacerdoce

Vie de Saint Basile
par
PAUL ALLARD

PRÉFACE

Peu de vies de saints ont des documents plus complets et plus sûrs que celle de saint Basile.

Sa correspondance, de plus de trois cents lettres, reflète toutes les grandes affaires qui occupèrent son âge mûr, et met au courant des nombreuses relations qu'il entretint depuis sa jeunesse avec des personnes appartenant à toutes les conditions sociales. Joints à elle, ses discours, ses écrits achèvent de révéler ses idées et son caractère. Le récit de sa vie et son portrait moral ont été faits de main de maître par son intime ami Grégoire de Nazianze, dans une longue oraison funèbre. D'autres discours de ce dernier, et même des poèmes, contiennent aussi sur Basile des renseignements précieux. Le frère de notre saint, Grégoire de Nysse, a écrit son éloge et celui de leur sœur Macrine; il a mêlé de détails biographiques une réfutation des erreurs de l'hérétique Eunome, qui avait attaqué et calomnié Basile. Saint Jérôme consacre à Basile un chapitre de son livre sur les écrivains illustres. L'arien Philostorge, l'évêque historien Théodore, les trois autres historiens ecclésiastiques Rufin, Socrate et Sozomène ont sur saint Basile des pages parfois inexactes, mais qui montrent l'idée qu'on se formait de lui, dans les milieux les plus divers, à la fin du IVe siècle et au courant du Ve.

Ces sources anciennes suffisent à qui essaie d'écrire son histoire. Aussi ai-je consulté peu d'ouvrages modernes. Les seuls qui m'aient été utiles sont la longue biographie mise par le P. Baert dans le tome II de juin des Acta Sanctorum, la notice si solide qui occupe une grande partie du tome IX des Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique de Tillemont, la Vie ample et précise, en divergence avec celle-ci sur d'assez nombreux points de détail, placée par dom Garnier en tête de l'édition des Bénédictins, le cinquième volume du livre de M. le duc de Broglie sur l'Eglise et l'Empire romain au IVe siècle, où le rôle historique et les écrits de saint Basile sont mis dans la plus vive lumière, et enfin l'article clair et bien ordonné du Rév. Venables dans le Dictionary of Christian biography de Smith et Wace.

Malgré les mérites divers de ces ouvrages, je leur ai seulement demandé quelques renseignements sur la date ou l'ordre des faits, par exception quelques jugements littéraires. Mais je me suis d'abord et surtout adressé à Basile lui-même, aux confidents de ses pensées, aux témoins de ses actions. Quand un saint a, comme lui, beaucoup parlé, beaucoup écrit et beaucoup agi, quand ses confidents et ses témoins sont nombreux et sincères, surtout quand plusieurs d'entre eux sont aussi des saints, on n'a guère qu'à les écouler, et à écrire sous leur dictée.

I
SAINT BASILE AVANT L'ÉPISCOPAT

CHAPITRE PREMIER
L'ENFANCE

Bien que la législation fiscale et industrielle du IVe siècle entravât singulièrement leurs progrès, les classes moyennes avaient encore, à cette époque, une situation considérable. Il en était surtout ainsi dans la partie orientale de l'Empire romain, qui ne possédait point, comme sa moitié occidentale, une aristocratie héréditaire. L'Orient ne connaissait guère d'autre noblesse que celle qui résultait des fonctions administratives, décorées de noms pompeux, et distinguées par une étiquette minutieuse. Aussi restait-il une grande place aux familles provinciales qui avaient su, pendant plusieurs générations, conserver le rang et la fortune. A défaut de titres, elles en imposaient par leurs traditions, et, dans une société où de fréquentes révolutions politiques entraînaient une mobilité perpétuelle, elles représentaient l'élément stable, le bloc solide. Par le haut enseignement, par le barreau, par la propriété, par les magistratures locales, elles exerçaient une grande influence.

A ces familles se rattache un groupe de personnages éminents, unis par la parenté ou l'amitié, les deux Grégoire de Nazianze, Césaire, Basile, Grégoire de Nysse, Amphiloque, qui, dans la seconde moitié du IVe siècle, jetèrent sur le Pont et la Cappadoce le plus vif éclat. Quand on examine de près le caractère de chacun de ces hommes, on remarque en premier lieu sans doute la hauteur d'intelligence et la sainteté ; mais il semble qu'à ces dons de la nature et de la grâce s'en ajoutent d'autres, qui tiennent au milieu social : l'habitude de l'autorité, l'aisance dans le commandement, la courtoisie des relations, l'élégante simplicité du langage, une facilité à entrer de plain-pied dans les grandes affaires, et jusqu'à ce sentiment de la nature, cet amour de la campagne, qui est, à sa manière, une note d'aristocratie, et ne se rencontre guère chez des hommes nouveaux, n'ayant point de racines dans le sol.
Les ancêtres paternels de Basile appartenaient à la province du Pont. Son aïeul y menait un assez grand train. On nous parle du gibier qui abondait sur sa table délicate. Comme nous le verrons plus tard, l'amour de la chasse paraît avoir été héréditaire dans cette famille. Mais on y trouvait une hérédité plus noble, celle de la foi chrétienne. Quand éclata la persécution de Dioclétien, le riche citoyen du Pont préféra tout perdre que d'exposer ce précieux trésor. Il prit la fuite, en compagnie de sa femme Macrine, abandonnant ses biens à la confiscation. Heureusement, les forêts profondes qui couvrent les montagnes du Pont offraient une retraite assez facile. C'est là que, suivis d'un certain nombre de serviteurs, se cachèrent les deux époux. Ils y menèrent pendant sept années une vie errante, exposés aux intempéries des saisons, souffrant surtout, nous dit-on, d'être privés du commerce de leurs amis et des agréments de la société à laquelle ils étaient accoutumés. Ils auraient succombé à la faim, sans l'habitude de la chasse. Bien que privés de chiens, de chevaux, de rabatteurs, et empêchés de chasser selon les règles, le grand-père de Basile et ses serviteurs parvenaient, grâce à leurs arcs et à leurs flèches, à se procurer les aliments nécessaires. Les oiseaux, et surtout le gros gibier, tombaient en telle abondance sous leurs traits, que plus tard, en racontant cet épisode, le narrateur était tenté d'y voir un miracle. C'est ainsi que la Providence les conserva jusqu'au jour où la fin de la persécution rendit à ces époux également prudents et courageux leur liberté avec leurs biens.

Ils avaient un fils, nommé Basile, qui suivait la carrière du barreau, et se fixa à Césarée, métropole de la Cappadoce, où il paraît avoir obtenu en même temps une chaire de rhétorique. On fait le plus grand éloge de son éloquence, de son érudition et de sa vertu. Grégoire de Nazianze opposera même ce chrétien à la fois fervent et ami passionné des belles-lettres, à d'autres chrétiens, nombreux, paraît-il, de son temps, qui se croyaient obligés en conscience de les mépriser. Basile avait épousé une femme digne de lui. C'était une orpheline, appelée Emmelie. On dit que ce mot, qui en grec éveille l'idée d'accord parfait et de grâce harmonieuse, la représentait vraiment. Restée, toute jeune, sans l'appui de ses parents, sa grande beauté, et sans doute aussi sa fortune, lui attirèrent de nombreux prétendants. Elle craignit d'être forcée à un mariage contre son gré. A cette époque, en effet (et l'histoire même de saint Basile le montrera), les magistrats se mêlaient volontiers, dans leur intérêt propre ou dans celui de leurs amis, du mariage des riches héritières. Aussi Emmelie s'empressa-t-elle de choisir elle-même. Son choix tomba sur l'avocat Basile, dont les qualités morales et la réputation lui inspiraient confiance.

L'histoire de Basile le père après son mariage est peu connue. Il paraît avoir partagé sa vie entre Césarée et ses domaines héréditaires du Pont. Grégoire de Nazianze nous le montre rivalisant avec sa femme de charité envers les pauvres. Il aimait à pratiquer dans ses maisons et sur ses terres l'hospitalité, préludant ainsi aux grandes fondations hospitalières que fera le plus illustre de ses fils. Une partie déterminée du patrimoine des deux époux était réservée à l'aumône : cette coutume, nous dit-on, était rare alors parmi les chrétiens, et l'exemple donné par Basile et Emmelie contribua à la répandre. Grégoire ajoute que leur vertu édifiait à la fois le Pont et la Cappadoce : plus loin, il nomme Basile « le maître de la vertu dans le Pont. »

Dieu accorda à ce ménage chrétien dix enfants, cinq filles et cinq fils. Des filles une seule est connue, l'aînée de tous les enfants, appelée Macrine comme son aïeule. Les fils sont Basile, qui reçut, en qualité d'aîné, le nom de son père, Nausicrate, Grégoire, Pierre, et un autre mort en bas âge. Il est probable que les filles étaient venues au monde les premières, car la naissance de l'aîné des cinq frères fut obtenue, dit l'un d'eux, par les prières ferventes de leur père.

Basile naquit à Césarée, en 329. Il fut mis tout de suite en nourrice chez des paysans des environs, à qui ses parents donnèrent, pour prix de la nourriture, l'usufruit de quelques-uns de leurs esclaves. Ce mode assez étrange de paiement étonnera peut-être, de chrétiens fervents comme étaient le père et la mère de Basile; mais il faut ajouter que les nourriciers paraissent avoir été de bonnes gens, attachés au christianisme, et capables de traiter humainement des esclaves : Basile conservera toujours avec eux les plus affectueux rapports : leur fils, qui fut son frère de lait, se fera prêtre. La libéralité des parents de Basile équivalait à peu près à fournir à des paysans, qui étaient vraisemblablement des cultivateurs, une escouade gratuite d'ouvriers agricoles. L'enfance de Basile fut délicate, à en juger par la frêle santé dont il ne cessera de se plaindre. Un de ses frères raconte que, tout jeune, on le crut atteint d'une maladie mortelle : mais, en songe, son père entendit Jésus qui lui disait, comme au petit roi de Capharnaüm : « Va, ton fils est vivant. » Quand Basile fut rentré dans la maison paternelle, son père, nous dit-on, s'occupa de son éducation avec une grande sollicitude, dirigeant lui-même ses études enfantines, et ne craignant pas de lui parler parfois le langage le plus élevé. Basile le père paraît avoir, à cette époque, quitté la Cappadoce pour le Pont, et s'être fixé près de sa mère, la vieille Macrine, dans le domaine de famille que celle-ci habitait aux environs de Néocésarée. C'est là que Basile passa son enfance, écoutant à la fois les leçons de ses parents et les récits de l'aïeule qui avait vu tant de choses, traversé tant d'aventures, et livré elle-même de si beaux combats pour la foi. Elle pouvait évoquer devant l'imagination de son petit-fils les épisodes héroïques de la grande persécution, ou, remontant plus haut encore, lui redire « les propres paroles » du fondateur de l'Église de Nazianze, Grégoire le Thaumaturge, dont elle avait connu les disciples et reçu par eux les enseignements. C'était une tradition vivante, une de ces figures presque historiques que les enfants n'oublient pas, quand ils ont eu l'heureuse fortune de les entrevoir au foyer domestique.

CHAPITRE II
LES ÉTUDES

Cependant le moment était venu où les leçons et les entretiens du foyer ne suffiraient plus à l'adolescent. L'éducation publique était considérée comme indispensable pour former un homme distingué, apte aux fonctions municipales ou politiques comme aux devoirs sociaux. Basile, qui avait terminé sous la direction paternelle ses classes de grammaire, fut envoyé à Césarée pour y faire sa rhétorique et sa philosophie. On s'est demandé de quelle Césarée il est ici question. Césarée de Cappadoce était « la métropole littéraire aussi bien qu'administrative de la province, » et avait compté Basile le père parmi ses professeurs. Mais, par ses écoles et sa bibliothèque, Césarée de Palestine jouissait d'une plus grande célébrité. Le choix de la première me paraît cependant à peu près certain. Il était naturel que les parents de Basile, si connus et si estimés dans la capitale de la Cappadoce, lui confiassent leur fils, qui trouverait facilement des guides et des protecteurs parmi les nombreux amis qu'ils y avaient laissés. Césarée de Cappadoce avait tout ce qu'il faut pour rassurer, au point de vue de la foi et des mœurs, la sollicitude paternelle. Peu de villes de l'Empire étaient aussi chrétiennes. On n'y rencontrait plus qu'un petit nombre de païens. Leurs fêtes, leur culte y avaient à peu près cessé. Deux de leurs temples, ceux de Jupiter et d'Apollon, anciens patrons de la cité, étaient déjà tombés ou allaient prochainement tomber, par la volonté du sénat et du peuple, sous le marteau des démolisseurs. Dans un tel milieu, l'enseignement lui-même devait être tout imprégné d'esprit chrétien. Basile le père connaissait du reste les maîtres à qui il allait recommander son enfant. Si l'on trouvait, dans cette ville, quelque lourdeur provinciale, un peu de cette gaucherie que l'antiquité reprochait aux Cappadociens, il est probable que l'ancien professeur, qui paraît n'avoir jamais habité alternativement que le Pont et la Cappadoce, y était médiocrement sensible. Du reste, le passage par Césarée ne devait être que la transition à des études universitaires plus hautes. Basile y trouva, certes, beaucoup à apprendre. Mais, préparé comme il l'était par les leçons paternelles, il ne tarda pas à monter au premier rang. Grégoire de Nazianze dit qu'il surpassait tous ses condisciples et égalait ses professeurs, rhéteur déjà consommé au pied des chaires de rhétorique, philosophe écoutant les leçons des philosophes. Par la gravité de ses mœurs, il rivalisait avec les prêtres eux-mêmes. Le peuple et les grands de la cité étaient fiers d'un tel écolier.

Quand Basile eut épuisé les ressources que lui offrait l'enseignement donné à Césarée, il partit pour se rendre aux écoles célèbres de Constantinople. C'était l'usage, au IVe siècle, dépasser ainsi de ville en ville, à la recherche des professeurs illustres et à la conquête du savoir. Les plus zélés y consacraient toute leur jeunesse, et même le commencement de leur âge mûr ; certains étudiants, comme Grégoire de Nazianze, ne cessaient qu'à trente ans cette forte préparation à la vie publique. Une poursuite si désintéressée de la science est l'honneur du IVe siècle et suffirait à relever dans l'estime des historiens un temps qu'ils sont trop portés à mépriser. On entreprenait, dans ce but, de longs et pénibles voyages, on affrontait de périlleuses navigations, comme celle ou Grégoire de Nazianze faillit perdre la vie. A l'exemple du négociant dont parle l'Evangile, on sacrifiait tout pour acquérir la perle unique. Sans doute, les connaissances recherchées avec tant d'ardeur nous paraîtraient, à beaucoup d'égards, insuffisantes. L'immense domaine des sciences naturelles y est maigrement représenté ; l'histoire, aussi, y tient peu de place. Tout semble se réduire à l'art de bien écrire et de bien parler. Mais l'étude de cet art comprend celle de tous les classiques de l'antiquité, et cet immense répertoire de prose et de poésie qui renferme d'incalculables trésors et a tant de valeur pour la formation de l'esprit. On y joint la philosophie, bien dégénérée sans doute depuis Platon et Aristote, mais qui a produit encore, au IVe siècle, plus d'un original et profond penseur. Pour estimer à son prix cette haute éducation intellectuelle, il suffit de se souvenir de ce que lui doivent un Basile, un Grégoire de Nazianze, de la reconnaissance qu'ils lui montrent, et de tout ce que, visiblement, elle ajouta de force et de souplesse à leur génie.

Nous n'avons de détails ni sur le temps que Basile passa à Constantinople, ni sur les professeurs dont il suivit les cours. On n'est pas sûr qu'il se soit fait in-scrire parmi les disciples du célèbre rhéteur Libanius : les historiens Socrate et Sozomène, qui le disent, mêlent à leur récit une erreur de lieu, qui peut faire soupçonner une confusion avec un homonyme de notre saint; et quant à la correspondance de Basile et de Libanius, elle est tenue aujourd'hui pour suspecte. Nous sommes beaucoup mieux renseignés sur son séjour de quatre ou cinq ans à Athènes. La capitale de l'Attique était alors, avant tout, une ville universitaire. Ce qui attirait chez elle les étrangers, ce n'étaient plus l'élo-quence des orateurs politiques, les créations sublimes de la poésie, les merveilles d'art naissant sous le ciseau du sculpteur ou le compas de l'architecte. Mais les écoles d'Athènes avaient survécu à sa splendeur éteinte, et recueilli les débris de sa gloire. Vers leurs chaires affluaient les disciples On y venait non seulement de tous les pays de langue grecque, mais même de l'Occi-dent. La turbulence des étudiants remplaçait, dans les rues d'Athènes, le mouvement qu'y avait entretenu na-guère une population nombreuse et affairée. Ils se por-taient avec une passion égale vers le plaisir et l'étude. Diverses causes formaient parmi eux des groupes et des cabales. Il y avait la rivalité des professeurs, pour les-quels prenaient parti les élèves, avec une ardeur entre-tenue par des répétiteurs subalternes aux gages des maîtres. Il y avait aussi les nationalités diverses entre lesquelles se partageaient les étudiants. Sans que la dis-tinction fût officielle, comme elle le sera dans les universités du moyen âge, on peut dire que déjà, à Athènes, ils se groupaient par nations. En arrivant dans ce milieu agité, les nouveaux venus éprouvaient, ordinairement, un moment de gène. Il leur fallait subir de nombreuses brimades. Ils n'étaient, enfin, reçus dans la familiarité de leurs camarades qu'après le baptême universitaire, à la suite d'un bain où on les menait avec une pompe comique. Basile, accoutumé aux égards, fier des succès déjà remportés, naturellement grave et réservé, et d'une santé délicate, eût beaucoup souffert de ses débuts à Athènes, s'il n'y avait rencontré tout de suite un ami et un protecteur.

Cet ami était Grégoire de Nazianze. Il avait déjà connu Basile aux écoles de Césarée ; mais rien n'indique qu'ils se soient liés à cette époque. Après Césarée, l'un et l'autre avaient d'abord suivi une voie différente. Pendant que Basile allait à Constantinople, Grégoire avait étudié à Césarée de Palestine, sous le rhéteur Thespésius, puis avait passé quelque temps à Alexandrie, où Didyme occupait la chaire jadis illustrée par Pantène et Origène. D'Alexandrie il s'était rendu à Athènes, éprouvé, pendant la traversée, par une épouvantable tempête. Il était déjà influent parmi les étudiants athéniens, quand arriva Basile. Grâce à sa protection, le nouveau venu, « par une exception unique, » fut dispensé du bain et des brimades. Ainsi, raconte Grégoire, se noua notre amitié.

Un incident la rendit plus étroite. Les étudiants arméniens étaient nombreux à Athènes. Parmi eux quelques-uns connaissaient Basile. Les uns avaient été ses condisciples à Césarée ; les plus âgés avaient même suivi les leçons de son père. Mais ces souvenirs, loin de les bien disposer pour lui, augmentaient au contraire leur jalousie. Il y eut de tout temps entre Arméniens et Cappadociens une sourde rivalité. « La nation arménienne, dit Grégoire, — n'oublions pas que c'est un Cappadocien qui parle, — n'est pas simple et franche, mais bien plutôt couverte et dissimulée. » Dès la première rencontre, ces anciens, « qui portaient déjà le manteau des philosophes, » virent avec envie un « étranger à leur nation » et un « nouveau » auquel avaient été accordés des privilèges inusités, et que précédait une réputation déjà faite. Ils se préparèrent à argumenter contre lui, espérant le faire tomber clans des pièges savamment dressés. Dans la première dispute, Grégoire, malgré son amitié pour Basile, vint d'abord à leur secours. Les voyant déconcertés par les réponses habiles et pressantes de leur jeune camarade, il prit la parole à son tour, pour maintenir la balance égale entre les adversaires. Il lui semblait défendre ainsi la réputation d'Athènes, qu'il eût souffert de voir trop humiliée par un étranger à peine introduit dans ses écoles. Mais bientôt il découvrit les desseins des ennemis de Basile : leur « secret » se dévoila à ses yeux. Grégoire se mit alors du côté de Basile. Celui-ci, cependant, s'animant à la discussion, y prenant bientôt un vif plaisir, poursuivait d'arguments ses rivaux, et, finissant par les réduire au silence, restait maître du champ de bataille. De ce jour, l'alliance de Basile et de Grégoire devint indissoluble.

Cette première épreuve, bien que victorieusement subie, découragea Basile. Il souffrit d'autant plus, qu'il vit ceux qui lui étaient contraires tourner maintenant leurs traits contre Grégoire. On l'entendait se plaindre de ne pas trouver à Athènes les solides jouissances qu'il avait rêvées, mais « une félicité trompeuse, une ombre de bonheur. » L'influence de son ami parvint cependant à le rasséréner. Ils prirent logement ensemble, ne se quittèrent plus, et rassemblèrent peu à peu autour d'eux les meilleurs et les plus pacifiques de leurs condisciples. S'isolant des amateurs de festins, de spectacles et de fêtes bruyantes, ils ne connurent que deux routes : celle de l'église et celle de l'école. Ils fermaient volontairement leurs yeux à l'aspect païen d'Athènes. La ville de Minerve n'avait rien perdu encore de son ancienne parure. Partout s'élevaient dans ses rues, sur ses places, les statues et les temples. Comme à l'attrait persistant de l'ancienne religion, si puissante sur l'imagination et les sens, ces images et ces édifices joignaient toutes les séductions du grand art, Athènes était mise par beaucoup de chrétiens au premier rang des villes dont le séjour était dangereux pour la foi. Mais — chose presque incroyable, dit Grégoire, — le spectacle de l'idolâtrie ne fit que confirmer les deux amis dans leurs croyances. Ils se glorifiaient d'autant plus « de cette grande chose et de ce grand nom, être et s'appeler chrétiens. » Par malheur, l'effet produit sur beaucoup d'autres était tout différent. Parmi les étudiants qu'ils rencontraient souvent, il en est un dont la foi, déjà à peu près éclipsée, acheva de s'éteindre à Athènes. C'était un membre de la famille impériale, Julien, cousin de Constance et frère du César Gallus. Habile à chercher près de tous la popularité, Julien se mêla plus d'une fois au groupe sérieux que formaient Basile et ses compagnons habituels. Dans le jeune homme « à la démarche instable, au regard incertain, aux discours incohérents, » Grégoire paraît avoir deviné tout de suite le futur apostat. On l'entendit s'écrier : « Quel fléau nourrit l'Empire romain ! » et ajouter : « Puisse-je avoir été mauvais prophète ! » Basile partagea, selon toute apparence, l'impression défavorable de son ami; mais il n'a laissé aucun détail sur ses relations de jeunesse avec Julien.

On ne nous dit pas quels professeurs suivit Basile. « Nos maîtres étaient aussi célèbres dans le monde, que l'est Athènes elle-même, » écrit seulement Grégoire. Deux professeurs surtout jouissaient, à cette époque, d'une grande célébrité. L'un est un païen, Himère, originaire de Bithynie, où il avait abandonné un patrimoine considérable pour obtenir la gloire d'enseigner à Athènes. L'autre est un chrétien, Prohaeresius, étudiant pauvre qui s'était élevé par son talent jusqu'au professorat, et avait obtenu dans la carrière de sophiste une telle célébrité, que l'Occident lui-même rendit hommage à ses talents ; une statue fut élevée en son honneur sur le forum, avec cette inscription : « Rome, reine du monde, au roi de l'éloquence. » Il est vraisemblable que Basile et son ami suivirent les cours de ces illustres professeurs. Parmi les connaissances dans lesquelles il se perfectionna, on cite la grammaire, qui comprenait alors l'étude de la langue grecque, des règles de la poésie, et même de l'histoire; la rhétorique, « une rhétorique toute de feu, » selon l'expression de Grégoire ; la philosophie, avec les spéculations élevées de la métaphysique et l'art plus terre à terre de la dialectique, dans lequel Basile devint tellement habile « qu'il eût été plus facile de sortir d'un labyrinthe que de se dégager de ses arguments. » De l'astronomie, de la géométrie, des mathématiques, il n'apprit que ce qu'il n'est pas permis à un homme instruit d'ignorer. Sa santé toujours chancelante le porta à faire aussi quelques études de médecine. Il acquit, ainsi que son ami Grégoire, une grande célébrité parmi les étudiants, et même parmi les professeurs. Leur célébrité dépassa les limites de la Grèce. Partout où l'on parlait des maîtres illustres dont ils suivaient les leçons, on associait leur nom à celui de ces maîtres. Tout le groupe d'étudiants qui s'était formé autour d'eux participait à cette renommée. Basile était leur chef reconnu. Son panégyriste le compare au char glorieux qui entraîne dans son sillage les coureurs qui le suivent. On comprend la douleur ressentie par Basile quand, ses études achevées, l'heure vint de rompre les liens doux et flatteurs qui l'attachaient à Athènes. La séparation fut émouvante. Ses condisciples, et quelques-uns de ses maîtres, l'entouraient, le pressant de rester. On l'embrassait, on le rappelait, on pleurait. C'était des paroles d'adieu, tristes et passionnées, et probablement aussi des discours, car cette jeunesse lettrée n'oubliait pas, au milieu de l'émotion la plus sincère, les règles de l'art oratoire. Grégoire, qui devait partir aussi, se laissa toucher; sur le conseil de Basile lui-même, il prolongea son séjour à Athènes. Mais, plus ferme, Basile résista à toutes les prières, et s'embarqua pour l'Asie, où les siens l'attendaient avec impatience.

CHAPITRE III
LE RETOUR D'ATHENES

Il ne devait pas retrouver intact le groupe familial qu'il avait connu si uni et si prospère. L'aïeule était morte; le père l'avait suivie dans la tombe. Emmelie restait veuve avec neuf enfants, et la charge d'un grand patrimoine, dont les biens étaient dispersés dans trois provinces. Heureusement, elle avait dans sa fille aînée, Macrine, une femme supérieure, d'un esprit plutôt viril. Celle-ci fut son auxiliaire le plus dévoué dans le double devoir qui s'imposait à son veuvage. Retirée avec Emmelie au domaine héréditaire d'Annesi, près de Néocésarée, elle l'aida à la fois dans l'administration de ses terres et dans la direction de sa famille. Macrine avait renoncé pour elle-même à toute idée de mariage. Elle s'était promis de porter toute sa vie le deuil d'un fiancé que son père lui avait choisi, alors qu'elle avait douze ans, et que la mort lui avait enlevé. Pour elle, la mort n'avait point rompu leurs mutuelles promesses, et elle se regardait toujours comme engagée à lui devant Dieu. Toutes ses affections terrestres étaient donc maintenant pour sa famille et pour les pauvres; mais elle appelait de ses vœux le moment où, libre enfin des devoirs qu'elle avait acceptés, il lui serait permis de chercher la solitude, pour y attendre, dans la prière et les bonnes œuvres, la réunion avec l'époux de son âme. Jusque-là, toute à son œuvre, cette admirable fille secondait la mère dans les soins d'une administration compliquée, correspondant avec les gouverneurs, les magistrats, les percepteur d'impôts, à une époque où la fiscalité la plus oppressive obligeait les propriétaires fonciers à se tenir contre elle en un perpétuel état de défense. Et de ces soins absorbants Macrine descendait, sans déchoir, aux plus humbles détails de ménage, prenant, pour soigner sa mère, la place des servantes, et lui apprêtant souvent la nourriture de ses propres mains.

Basile trouva ses quatre autres sœurs mariées : la sollicitude d'Emmelie et de Macrine avait procuré à chacune d'elles un établissement aussi avantageux qu'honorable. De ses frères, l'un, Pierre, était encore un enfant : Macrine, plus âgée de vingt ans, l'avait adopté, le prenant avec elle dès qu'il eut été sevré, et se faisant pour lui, selon le mot d'un témoin, « non seulement sœur, mais père, mère, gardien, instituteur. » Sous la direction de cette pieuse sœur, l'éducation de Pierre ne ressembla pas à ce qu'avait été celle du frère aîné. Macrine avait été elle-même élevée avec une extrême sévérité, Emmelie ne lui permettant pas de lire les poètes profanes, et ne la laissant étudier que la littérature sacrée : en fait de poésie, elle ne connut que le psautier, qui suffit à élever et à nourrir cette âme d'élite C'est un peu ainsi qu'elle-même dirigea Pierre, l'initiant dès l'enfance aux saintes lettres, ne lui souffrant pas un moment d'oisiveté, mais écartant de lui la tentation d'aller demander d'autres sciences à des professeurs du dehors. On sent, en lisant ces détails, que Basile le père n'était plus là : il eût donné sans doute une impulsion plus large à une éducation qui semble mieux faite pour une jeune fille que pour un homme destiné à la vie publique ou aux affaires. Pierre suivit avec docilité la voie tracée par une main qu'il aimait, et ne chercha de distraction extérieure que dans les travaux manuels, où bientôt il excella. Du reste, la suite de sa vie montra que cette éducation un peu timide n'avait nui ni au développement de son intelligence ni à la valeur pratique de son caractère : s'il écrivit peu, il agit beaucoup, et devint un vaillant serviteur de Dieu.

Basile trouva, a son retour, son troisième frère, Grégoire, encore engagé dans la vie du monde. Rien ne faisait présager, à ce moment, l'éminente sainteté du futur évêque de Nysse. Mis, par la mort de son père, en possession de sa part d'héritage, Grégoire, bien que préparé à tout par une éducation très soignée, ne se hâtait pas de choisir une carrière. Plus tard seulement, après avoir hésité un instant entre l'Eglise et la vie civile, il deviendra professeur de rhétorique, puis se tournera tout à fait vers l'Eglise. Mais, au moment où nous sommes, ses pensées étaient loin d'être fixées dans ce sens. Il semble même avoir ressenti alors quelque tiédeur religieuse, et vu avec ennui les pratiques de dévotion où se complaisait sa mère. Très différent était l'autre frère, Naucrate, le plus rapproché de Basile par l'âge et le préféré de Macrine. Beau, robuste, instruit, il possédait toutes les qualités intellectuelles de ses frères, avec la force corporelle et la santé en plus. A l'âge de vingt-deux ans, il avait, à Néocésarée, fait une conférence publique, et d'enthousiastes applaudissements avaient salué ce début plein de promesses. Mais un attrait plus fort que toute ambition humaine l'entraîna bientôt vers la solitude. Accompagné d'un seul serviteur, qui partageait ses sentiments, il se retira sur une colline couverte de bois épais et giboyeux, au pied d'une haute montagne, près de la rivière Iris. Dans ce lieu, séparé de la résidence d'Emmelie par trois jours de marche, et — remarque son biographe, avec une insistance qui en dit long sur les misères du temps, — « éloigné tant du bruit des villes que des vexations et du tumulte des soldats et des juges, » Naucrate établit un asile pour les vieillards. Rompu à tous les exercices du corps, il était excellent chasseur, pêcheur habile : aussi les nourrissait-il du gibier que ses flèches abattaient, et du poisson péché dans la rivière. C'est là que, un ou deux ans après le retour de Basile dans sa patrie, il mourut d'un accident de chasse.

Basile ne fit d'abord qu'une courte visite à sa famille. Ce n'était pas le Pont qui l'attirait alors, mais surtout la Cappadoce. Il désirait y suivre les leçons du philosophe Eustathe. Celui-ci se trouvait en Egypte au moment où Basile le cherchait en Cappadoce ; ni alors, ni plus tard, Basile ne parvint à le rejoindre. Mais les habitants de Césarée, fiers des lauriers universitaires dont était chargé leur jeune compatriote, s'efforcèrent de le retenir. Ils lui offrirent une chaire de rhétorique. C'était lui ouvrir sans retard la carrière paternelle. Basile accepta, aux applaudissements de tous. On le considérait, dit son panégyriste, « comme une sorte de second fondateur et de protecteur de la cité. » Si exagéré que soit ce langage, il permet au moins de juger du degré d'enthousiasme. Les leçons de Basile répondirent à l'attente de ses concitoyens. Il professa pendant assez longtemps la rhétorique à Césarée, avec le plus grand succès. Mais ce succès le fit désirer ailleurs. S'il était né dans la Cappadoce, le berceau ancien et la résidence actuelle de sa famille étaient dans le Pont. Les habitants de Néocésarée essayèrent de disputer à la métropole cappadocienne le brillant rhéteur. Ils lui envoyèrent une députation, composée des premiers de la cité. Basile déclina leurs offres. Lors d'une visite qu'il fit plus tard à sa famille, de nouvelles tentatives furent essayées. On se pressait autour de lui, on voulait le retenir de force. Ce passage éclatant de Basile dans l'enseignement public est ce que Grégoire de Nazianze appellera plus tard « se montrer en scène et se prêter pour un instant au théâtre du monde. » Quand Grégoire, à son tour, s'arracha d'Athènes, il fut obligé aussi de consacrer pendant quelque temps ses talents à ses concitoyens : il lui fallut soit plaider, soit enseigner dans la petite ville de Nazianze. Comme il le dit dans son curieux poème autobiographique, « il dansa un peu pour ses amis. » Mais, ajoute-t-il, c'est à contrecœur que lui et Basile s'étaient donnés ainsi en admiration au public. Pour Basile, cela n'est pas tout à fait juste. Des témoignages plus précis laissent entendre qu'il n'avait pas été insensible aux premières ivresses de la gloire. L'œil perspicace de Macrine discerna vite ce mouvement de l'amour-propre. Elle aperçut Basile « enflé de son éloquence et de son savoir; » elle le vit « méprisant tous ceux qui étaient élevés en dignité, se plaçant par son orgueil au-dessus des magistrats. » Lui montrer la vanité du monde et le néant de l'éloquence elle-même; lui prêcher l'humilité et la pauvreté; l'enflammer de ce désir de perfection dont elle se sentait chaque jour plus éprise : cela n'était pas au-dessus des forces de Macrine. Sa parole simple et droite allait toujours au but, sans se laisser arrêter par les objections ou les sophismes. Elle connaissait le passé de Basile et le juge ait capable d'une vie plus haute que celle du commun des hommes. Ce n'est pas qu'elle fût ennemie des devoirs ordinaires de la vie, elle qui avait été fiancée, et qui avait aidé à marier ses sœurs. Mais elle considérait Basile comme appelé à d'autres destinées, et jugeait que les séductions du monde l'écartaient de sa vraie vocation. Elle le lui dit hardiment, et il la crut.

CHAPITRE IV
LA RETRAITE

La conversion de Basile — si l'on peut appliquer ce mot au changement intérieur que produisirent en lui les remontrances de Macrine — se fit, dit son frère Grégoire, avec une « incroyable rapidité. » Lui-même l'a racontée dans une lettre. « Après avoir donné beaucoup de temps à la vanité, et avoir employé presque toute ma jeunesse pour acquérir par un long et vain travail les sciences de cette sagesse réprouvée de Dieu, je me réveillai enfin comme d'un profond sommeil ; j'aperçus la lumière admirable de la vertu de l'Évangile; je reconnus l'inutilité et le vide de la sagesse des princes de ce siècle qui passent et qui périssent ; je déplorai avec une extrême douleur la misérable vie que j'avais menée jusqu'alors. Dans cet état, je désirai un guide qui me conduisît et me fît entrer dans les principes de la piété. Mon plus grand soin fut de travailler à réformer un peu mes mœurs, qu'une longue habitude avec les méchants avait déréglées. Je lus donc l'Évangile, et je remarquai qu'il n'y a pas de moyen plus propre d'arriver à la perfection que de vendre son bien, d'en faire part à ceux de nos frères qui sont pauvres, de se dégager de tous les soins de cette vie, de telle sorte que l'âme ne se laisse troubler par aucune attache aux choses présentes. »

Selon toute vraisemblance, alors seulement fut baptisé Basile. Le baptême des enfants était en usage dès les premiers temps de l'Eglise; mais on voit, au IVe siècle, des familles chrétiennes le différer jusqu'à ce que leurs fils aient atteint l'âge d'homme. Quelques-uns, alors, entraînés par leurs passions, ou craignant de ne pouvoir concilier les commandements divins avec les exigences de la vie politique, le retardaient plus encore, attendaient parfois même jusqu'à la fin de la vie pour le solliciter: comme ce préfet de Rome, dont la piété est cependant louée dans son épitaphe, qui « à quarante-deux ans alla à Dieu, néophyte, » c'est-à-dire nouvellement baptisé, et sans doute au lit de mort. Mais souvent c'était à vingt-cinq ou trente ans, quand on avait plus ou moins victorieusement traversé les tentations de la première jeunesse, qu'on demandait le baptême Cela était de tradition dans beaucoup de familles, qui y voyaient une prudence louable et une marque de respect pour le sacrement. Saint Basile, saint Grégoire de Nysse, son frère, saint Grégoire de Nazianze, son ami, réfuteront avec une grande force ce scrupule, et feront ressortir le sophisme qui s'y cache. Ils mettront dans cette réfutation un accent d'autant plus personnel, que le préjugé avait fait longtemps loi dans leurs propres familles Grégoire de Nazianze faillit même en être victime. Il a raconté, avec un accent pathétique, ses angoisses alors que, voguant vers Athènes, il craignit, pendant une tempête, de mourir sans avoir été baptise. Dans le récit de sa vie commune avec Basile à l'université d'Athènes, il dit que tous deux, fréquentaient assidûment les églises ; mais il marque avec soin que c'était « pour y entendre les prédicateurs ; » ni pour l'un ni pour l'autre il ne parle de participation aux saints mystères. Ils n'étaient probablement encore que catéchumènes. C'est donc (on peut le dire avec une certitude presque absolue) seulement quand Basile eut revu sa ville natale, et quand, les premières fumées de la gloire étant dissipées, il eut renoncé tout à fait au monde pour se consacrer à Dieu, que l'évêque de Césarée, Dianée, fit couler sur lui l'eau baptismale.

On comprend la joie que causa à « la grande Macrine, » comme l'appelle un de ses frères, la détermination de Basile A ce moment, Macrine se trouvait affranchie des devoirs domestiques. Ses sœurs étaient établies, ses frères mis en possession du patrimoine paternel, le plus jeune complètement élevé. Elle était libre de suivre l'attrait qui la portait à l'état religieux. Usant de l'influence que tant de services rendus lui donnaient sur l'esprit de sa mère, elle avait décidé la pieuse Emmelie à embrasser avec elle la vie monastique. Le noyau du monastère était tout trouvé : les servantes de la maison qui se sentirent la vocation de mener avec leurs maîtresses, sous le joug de l'égalité évangélique, une vie de travail et de pauvreté. Le domaine d'Annesi, au bord de l'Iris, fut destiné à la pieuse colonie. Bientôt à ses premières habitantes se joignirent de pieuses femmes des meilleures familles du Pont et de la Cappadoce. On cite parmi elles une veuve, fille d'un sénateur, Vestiana. Pendant quelque temps, Pierre refusa de se séparer de sa mère et de sa sœur. Il demeura en leur compagnie dans la solitude, « où le chant des psaumes ne se taisait ni jour ni nuit. » Son esprit industrieux fournissait à ces pauvresses volontaires les moyens de vivre, et même de répandre autour d'elles, en temps de disette, les plus abondantes aumônes : il s'était fait l'économe de la maison.

Avant d'embrasser, de son côté, la vie ascétique, dont l'exemple et le conseil lui étaient si éloquemment donnés, Basile prit le temps d'en étudier les règles et d'en considérer de près les modèles. On remarquera avec un étonnement peut-être mêlé d'admiration qu'en ce temps, ou les moyens de locomotion étaient lents et souvent périlleux, les plus longs voyages paraissent ne pas coûter. Non seulement les étudiants n'hésitaient pas à franchir montagnes et mers pour aller écouter un professeur en renom; mais les évêques se visitaient ou s'assemblaient des provinces les plus éloignées, et même entre l'Orient et l'Occident les communications étaient fréquentes. Il semble qu'on allât plus souvent de Rome à Constantinople ou d'Alexandrie en Gaule, qu'on ne le fait de nos jours. Les hommes étaient-ils plus endurants, plus patients, d'une trempe plus ferme ? l'attrait du but à atteindre agissait-il plus fortement sur des âmes moins soumises à toutes les exigences du corps, et moins , amollies par la facilité de vivre ? S'il en est ainsi, l'excès de civilisation, loin d'être un progrès, serait une cause de décadence, et la science, en pliant la nature aux moindres désirs de l'homme, affaiblirait en lui la faculté de vouloir. Quoi qu'il en soit, nous voyons Basile, malgré une santé précaire, entreprendre dans tout l'Orient un pénible voyage, afin d'étudier sur place la vie monastique. Elle florissait alors en Egypte, depuis la Libye jusqu'à la Thébaïde. Elle était très répandue en Palestine. La Syrie, la Mésopotamie étaient pleines de couvents. C'est par centaines que se comptaient les monastères répandus dans les diverses provinces de l'Orient romain. Basile consacra une partie des années 257 et 258 à les visiter.

Il n'a laissé aucune description détaillée de son voyage. Il dit seulement, en termes généraux, que, « à Alexandrie, dans toute l'Egypte, en Palestine, en Célésyrie, en Mésopotamie, » il admira, chez les moines, « leur abstinence dans la nourriture, leur courage dans le travail, leur constance dans la prière nocturne, cette haute et indomptable disposition de l'âme qui leur faisait mépriser la faim, la soif, le froid, comme s'ils avaient été étrangers à leurs corps, véritables passants sur cette terre, et déjà citoyens du ciel. »
Il est un point sur lequel nous aurions aimé à recueillir son témoignage. Les pèlerinages en Terre Sainte avaient déjà une grande vogue. Depuis la reconnaissance des Saints Lieux accomplie par l'impératrice Hélène, sous Constantin, la piété conduisait vers eux de nombreux voyageurs, avides de retrouver les traces du Christ et les vestiges de l'histoire évangélique. Mais il semble que l'impression produite sur les pèlerins n'ait pas toujours été la même. Les uns, comme Paula, dont saint Jérôme a si éloquemment raconté le voyage, comme tout le groupe d'hommes et de femmes illustres attirés de Rome aux Lieux Saints dans les dernières années du IVe siècle, ou comme la pieuse Gallo-Romaine dont la relation a été récemment publiée, s'agenouillaient avec larmes à tous les sanctuaires consacrés par les grands souvenirs de la Bible et de l'Evangile. D'autres, comme saint Grégoire de Nysse, se plaignaient de la dissipation et des mauvaises mœurs qu'ils avaient rencontrées en route, et déclaraient que la vue même des lieux sanctifiés par la présence terrestre du Sauveur n'ajoutait rien à leur foi. Qu'il soit né de la Vierge, nous le savions avant d'avoir vu Bethléem; qu'il soit ressuscité des morts, nous le savions avant de voir le monument qui en témoigne ; qu'il soit monté aux cieux, nous le savions avant d'apercevoir la sainte montagne. Mais si votre âme est pleine de mauvaises pensées, en vain monterez-vous au Golgotha, en vain visiterez-vous le mont des Oliviers, en vain entrerez-vous dans la basilique de la Résurrection : vous serez aussi loin du Christ que ceux qui ne sont pas chrétiens. » Comme on eût aimé à connaître les sentiments éprouvés par Basile quand il visita aussi les contrées où Jésus avait vécu! S'était-il laissé scandaliser, comme le fut son frère, par « la licence des hôtelleries de ces pays d'Orient » et « l'indifférence pour le mal qui règne dans leurs villes ? » N'avait-il, au contraire, comme feront les nobles pèlerins occidentaux, voulu connaître de la Terre Sainte que les hautes pensées qu'elle inspire, avouant avec eux que Jérusalem, enrichie par les offrandes du monde entier, était aussi corrompue que toutes les grandes villes, mais jugeant aussi que « si l'on comprend mieux les historiens grecs quand on a vu Athènes, et le troisième livre de l'Enéide quand on est venu par Leucate et les monts Acrocérauniens de la Troade en Sicile, et de la Sicile à l'embouchure du Tibre, de même on entend mieux les saintes Ecritures quand on a vu le ciel de la Judée et le pays des prophètes, de Jésus-Christ et des Apôtres ? » Il ne nous a laissé, malheureusement, aucune confidence sur les impressions de son voyage en Palestine.

Sur un autre sujet, plus considérable encore, nous aurions été heureux d'avoir le témoignage de Basile. L'époque où il parcourut l'Orient est parmi les plus troublées du IVe siècle. Fort de la faveur impériale, l'arianisme commet toutes les violences. Quand il visita la Syrie, Basile trouva le siège d'Antioche occupé depuis de longues années par des ariens. A Jérusalem, l'éloquent évêque Cyrille, malgré une réserve qui paraît parfois excessive, était déposé par son métropolitain, l'arien Acace. Dans les églises et sur les places publiques d'Alexandrie, le sang chrétien avait coulé. Athanase contraint de nouveau de se cacher, un intrus installé à main armée sur son siège épiscopal, seize évêques bannis, trente forcés de fuir, les églises profanées, des prêtres, des vierges, de simples fidèles emprisonnés ou martyrises, leurs corps même laissés sans sépulture, comme au temps de Dèce ou de Dioclétien : tel est le spectacle qui frappa les regards du voyageur. Quand il s'enfonça clans les déserts, pour y visiter « ces divines retraites de la méditation qui sont en Egypte, » il dut les trouver émues de ces épouvantables scènes. C'est là, passant d'un monastère à l'autre, que, sauvé de la mort par des moines, et couvert de leur habit, se cachait Athanase. Sa cause y suscitait les dévouements les plus empressés et les plus ingénieux. Apprenait-on que ses ennemis étaient sur ses traces ? Une barque sur le Nil, une caravane furtive à travers les sables, emportait l'exilé vers un nouvel abri. Pendant ses haltes, retiré dans une hutte de fellah, dans quelque caverne naturelle ou quelque hypogée abandonné, il traçait à la hâte, sur un papyrus, ces apologies enflammées, ces traités dogmatiques, qui, colportés par des mains sûres, allaient faire trembler ses adversaires et raffermir les fidèles. Toutes les nouvelles arrivaient jusqu'à lui. Qu'il errât aux environs de sa ville d'Alexandrie, parmi les reclus de la Basse-Egypte, sur les montagnes de Nitrie, dans le « désert des Cellules, » ou vers la lointaine Scété; qu'il remontât d'étape en étape le long du Nil, là « où les derniers monastères se perdent dans la solitude, comme la source même du fleuve, » partout il était tenu au courant des événements : il n'était pas d'homme mieux averti, et plus prêt toujours à rentrer en scène, que cet éternel fugitif. Patriarche invisible, de ses changeantes retraites il gouvernait son troupeau. Basile n'eut pas l'occasion de le rencontrer. Mais il dut entendre parler de lui dans les monastères qu'il visitait, et peut-être commença-t-il dès lors à ressentir pour l'illustre champion du Verbe divin le respect presque filial dont sa correspondance garde de nombreuses traces. Malheureusement il ne nous a laissé aucun détail, ni sur les sentiments qu'il éprouva à la vue de l'Eglise dévastée d'Alexandrie, et de tant d'autres villes veuves de leurs pasteurs orthodoxes, ni sur les confidences que lui firent les moines demeurés, dans l'universel désarroi, les plus fermes soutiens en Orient de la foi catholique. Il dit seulement que, « dans ses longues pérégrinations par terre et par mer, » il évita de communiquer avec les fauteurs de l'arianisme, et, selon son expression, « reconnut pour pères et pour guides de son âme ceux-là seuls qui marchaient dans la voie traditionnelle de la vraie piété. »

Basile revint dans le Pont, avec la résolution bien arrêtée d'imiter la vie austère des moines. Il se hâta d'appeler auprès de lui Grégoire de Nazianze, qui était rentré lui-même en Cappadoce, et y avait enfin reçu le baptême longtemps désiré. Mais Grégoire s'excusa sur l'âge avancé de ses parents, qui désiraient le garder près d'eux. Il demanda à son tour à Basile de le rejoindre dans le district de Tiberina, où était situé son domaine d'Arianze. Basile, très sensible aux beautés ou aux laideurs de la nature, ne put s'habituer à ce pays boueux, peuplé, à l'en croire, d'ours et de loups, « le cloaque du monde, » comme il l'appelle d'un ton moitié sérieux moitié plaisant. II choisit sa résidence sur le bord de l'Iris, en face de la terre d'Annesi, où vivaient en religieuses Emmelie, Macrine et leurs compagnes. Le lieu était proche de Néocésarée, mais dépendait, au point de vue ecclésiastique, de la petite ville d'Ibore. Basile en fait, dans une lettre à son ami, un portrait charmant : non une de ces descriptions quelconques, comme on en trouve souvent chez les anciens, mais une image nette, détaillée, où les traits particuliers abondent, et où la nature paraît saisie sur le vif.

Une haute montagne, couverte de forêts épaisses, et vers l'ouest toute ruisselante d'eaux limpides, domine une petite plaine, où ces eaux entretiennent la fertilité. La plaine est elle-même entourée de bois d'essences variées, qui en font comme une île dans un océan de verdure : l'île de Calypso, chantée par Homère ! On y accède difficilement, car devant elle coule le fleuve, et la montagne lui forme, de deux côtés, comme une ceinture de précipices et de torrents. Un étroit défilé conduit à l'habitation, dominée elle-même par de hauts sommets, d'où la vue s'étend sur le fleuve bouillonnant entre les rochers. La brise, en passant sur l'eau, y prend une douce fraîcheur : des fleurs innombrables parfument le sol : l'épaisseur des bois est pleine de chants d'oiseaux. Ajoutons que le fleuve est très poissonneux. « Aucun lieu, dit Basile, ne m'a donné une telle paix : non seulement les bruits de la ville n'y pénètrent point, mais on se trouve même en dehors de la route des voyageurs : seuls, quelques chasseurs viennent animer notre solitude. »

Basile ne resta pas longtemps isolé dans ce lieu. Il avait trouvé dans le Pont quelques chrétiens qui s'essayaient à la vie ascétique. Il les rassembla autour de lui, et transforma peu à peu son ermitage en monastère. Bientôt, séduit par la description qu'il lui avait envoyée, et surtout attiré par l'amitié, Grégoire de Nazianze se sépara de sa famille pour venir l'y rejoindre. Il paraît avoir fait près de Basile un assez long séjour. Dans une lettre écrite à son ami après le retour en Cappadoce, il rappelle avec un souvenir ému la vie qu'ils ont menée ensemble : leurs prières continuelles, leurs psalmodies, leurs saintes veilles; la concorde de la petite communauté que Basile animait à la perfection par son exemple et ses conseils; l'étude qu'ils firent tous deux de l'Écriture sainte et de son commentateur Origène; jusqu'aux travaux manuels auxquels ils se livrèrent en vrais moines, portant du bois, cassant des pierres, bêchant, arrosant. Grégoire paraît même très fier d'un beau platane que ses mains ont planté. Mais il se peut que l'aspect extérieur des lieux qui ravissaient Basile l'ait moins enchanté que n'avait été son ami. Dans d'autres lettres d'un ton enjoué, il le raille de son enthousiasme, et peint, à son tour, de couleurs moins favorables les brouillards du fleuve, les rochers menaçant la tête des habitants, les sommets interceptant le soleil, le bruit insupportable du torrent, son eau trouble, son lit contenant plus de pierres que de poissons. Le jardin mérite à peine ce nom : sur sa pente rocailleuse les légumes poussent mal, malgré tout le fumier répandu. Enfin, dans la petite maison de Basile, au toit branlant, aux portes disjointes, a l'âtre trop souvent éteint, la chère était maigre, le pain dur à casser les dents, et sans les secours envoyés par Emmelie, « cette vraie nourricière des pauvres, » on y serait mort de faim. Grégoire avait gardé une douce rancune du dédain montré par Basile pour le district de Tiberina.

CHAPITRE V
LA VIE MONASTIQUE

Basile demeura cinq années dans la solitude.

Ce que Grégoire lui reprochait en jouant, et en cachant l'admiration sous la raillerie, était vrai : son austérité lui avait fait choisir l'existence la plus dure. Ce riche citoyen — car, après la division des biens paternels, chacun des enfants d'Emmelie s'était encore trouvé fort riche, et des causes inconnues avaient même donné aux biens de chacun une plus-value extraordinaire — s'était fait la vie d'un pauvre. Une seule tunique et un seul manteau composaient sa garde-robe; son lit était une planche ou un tapis posé à terre; du pain, du sel, quelques herbes suffisaient à ses repas; l'eau claire de la montagne apaisait sa soif. Grégoire de Nazianze a peint d'un mot expressif cet homme chaste, pauvre, amaigri par les jeûnes, pâli par les veilles, en disant qu'il était « sans femme, sans bien, qu'il n'avait presque plus de chair et presque plus de sang. »

Dans une longue lettre à son ami, Basile décrit la vie des solitaires d'Annesi. Nous devons l'analyser, car elle donne comme la première ébauche des règles détaillées qu'il tracera plus tard, en même temps qu'elle résume les instructions que dès lors il adressait aux compagnons de sa retraite.

Ces instructions s'occupaient en premier lieu du régime intérieur, du travail de l'âme. Que celle-ci s'applique à tout oublier du passé, affections, intérêts, opinions, plaisirs, habitudes, et à faire le vide en soi; qu'elle devienne comme une tablette de cire où l'on vient d'effacer les lettres anciennes, et qui est toute prête à recevoir une écriture nouvelle. La première condition pour arrivera cet état, c'est la séparation complète du monde. Il faut donc choisir, comme l'a fait Basile, un lieu où les étrangers ne pénètrent pas, et où rien n'interrompe les méditations solitaires ou les exercices religieux pris en commun.

Là, dès le point du jour, on se lève pour louer Dieu par la prière et le chant des hymnes; puis, quand le soleil est sur l'horizon, on se met au travail manuel, travail mêlé de prières et « assaisonné de cantiques. » La journée aura des heures d'études, consacrées à la lecture de l'Écriture sainte. Basile, qui les lut avec Grégoire, d'un esprit sinon critique, au moins attentif à l'explication et au commentaire, paraît se préoccuper seulement ici de l'intérêt pratique, du surcroît de vie morale que chacun devra retirer de la fréquentation du livre divin. La mémoire et l'imagination auront à jouer leur rôle, car il faudra garder le souvenir des saints personnages entrevus dans la Bible, et les contempler « comme des statues vivantes et des images animées. » Cette alternance de prière et d'étude rendra l'âme capable de s'élever à « la belle oraison, » celle qui imprime en elle la notion claire de Dieu, le sentiment habituel de sa présence, et en fait vraiment son temple.
La communauté que gouverne Basile n'est pas vouée au silence : mais les conversations elles-mêmes doivent être réglées. Ne point parler inutilement ; ne point poser de questions captieuses ; répondre sans pensée de dispute ; ne pas craindre de laisser voir son ignorance, d'apprendre de ceux qui savent, et de rapporter aux autres le mérite de ce qu'on a appris. Réfléchir avant de parler. Se montrer agréable à tous, doux dans les propos, sans facéties, charitable dans les conseils, sans âpreté dans les réprimandes, humble pour soi-même quand on est contraint de corriger ses frères. Gouverner jusqu'au son de la voix, qui ne doit être ni trop basse, de peur de n'être pas entendue, ni trop aiguë, de peur de devenir importune.

Rude aux autres comme à lui-même, Basile veut que ses religieux aient les yeux habituellement baissés, la chevelure négligée, le vêtement sordide, l'aspect humilié et triste des pénitents. La tunique sera serrée au corps par une ceinture, et devra être la même en hiver comme en été, assez épaisse pour ne pas en exiger une seconde dans les grands froids. On portera des souliers grossiers, mais solides. La nourriture se composera de pain et de légumes : on ne boira que de l'eau; sur vingt-quatre heures, une seule sera donnée aux repas, qui commenceront et se termineront par la prière. Comme la nourriture, le sommeil sera léger : on se lèvera tôt : « ce qu'est le point du jour pour les autres, minuit l'est pour les serviteurs de Dieu. »

Telles sont les idées jetées par Basile, à l'adresse de son ami, dans les premiers temps de sa retraite. Durant son long séjour dans le Pont, il ne cessera de les mûrir et de les fixer. La méditation, la prière, la lecture, la nécessité de répondre aux interrogations de ses religieux, lui dictèrent alors plusieurs écrits ascétiques : les plus importants (ceux-ci d'une authenticité certaine) sont les deux traités qui le font considérer comme le législateur de la vie monastique en Asie. Mettant à profit sa propre expérience et celle de ses devanciers, il composa d'abord un recueil de cinquante-cinq règles, ou plutôt un résumé de cinquante-cinq entretiens, formant, sur les questions les plus importantes de la vie religieuse, non pas classées suivant un ordre méthodique, mais à mesure sans doute qu'elles se présentèrent à son esprit ou à celui de ses interlocuteurs, une série de « lectures spirituelles, » comme nous dirions aujourd'hui. Ainsi que le rappelle le prologue, ce travail est du temps où Basile résidait « dans un endroit silencieux, entièrement à l'écart des bruits du dehors, » c'est-à-dire dans sa retraite au bord de l'Iris. L'autre recueil, comprenant trois cent treize règles, chacune moins développée, paraît appartenir à une époque différente de sa vie, et avoir été, sinon composé, au moins retouché ou mis en ordre à Césarée; du reste, les mêmes pensées se rencontrent dans l'un et l'autre opuscule, et la plupart étaient en germe dans la lettre de Basile à Grégoire.

Une des questions examinées porte sur la forme qui, au moins dans les pays civilisés et dans les temps paisibles, convient le mieux à la Vie monastique.

Durant ses voyages à travers l'Orient, Basile avait vu, tour à tour ou simultanément, les deux aspects de cette vie. Dans les sables brûlants de l'Egypte comme sur les montagnes au climat parfois très âpre de l'Asie Mineure, il s'était entretenu avec des solitaires habitant des cavernes ou des cellules isolées, à l'exemple des premiers Pères du désert. Ailleurs, il avait visité des couvents peuplés de moines, qui vivaient sous un supérieur, dans le travail et la prière. Entre les anachorètes et les cénobites, son choix s'était promptement fait. Les uns et les autres avaient donné déjà de grands saints à l'Église ; mais dans la vie des premiers il devinait des écueils qu'il n'apercevait pas dans celle des seconds, préservés par l'obéissance et la discipline de ce péril d'illusion ou d'orgueil, auquel les plus faibles parmi les solitaires étaient exposés. Cependant la constitution de certains monastères d'Egypte ne le satisfaisait encore qu'à demi. Dans une réunion de plusieurs centaines d'hommes, comme en contenaient quelques-unes de ces maisons, où tous les métiers étaient représentés, et qui réunissaient quelquefois jusqu'à quarante groupes d'ouvriers différents, il trouvait trop de mouvement, trop d'affaires, trop de bruit. Aussi se préoccupait-il, nous dit saint Grégoire, de créer une forme mixte entre les grandes colonies monastiques et les cellules isolées des anachorètes, afin d'unir la vie contemplative de ceux-ci à la vie laborieuse et active de celles-là.

Cette forme consistait en couvents de dimensions médiocres, de population peu nombreuse, où les supérieurs pouvaient être en rapports suivis avec chaque frère, et où les nécessités de la vie matérielle n'obligeaient pas à transformer le travail, également salutaire au corps et à l'âme, en entreprises industrielles ou commerciales, dommageables à la vie spirituelle. On avait vu saint Pacôme, à Tabenne, obligé de réprimander le procureur d'une de ses maisons, parce que, dans un achat de blé et dans une vente de chaussures, ce religieux avait fait une trop bonne affaire. Il n'en sera pas ainsi dans les monastères réglés par saint Basile. Les difficultés apportées à l'admission des moines, les épreuves imposées à leur vocation, empêchent ceux-ci d'y être trop nombreux. Aussi le supérieur connaît-il tous ses subordonnés. Il a le devoir de les corriger individuellement, comme chacun d'eux a celui de lui ouvrir sa conscience. Le travail manuel est obligatoire ; mais il est coupé de tant de prières, qu'il ne pourra faire perdre aux religieux l'esprit intérieur. Outre celles du matin (laudes) et de minuit (nocturne), cinq fois au moins dans la journée, à tierce, à sexte, à midi, à none, au crépuscule (vêpres), les moines interrompent toute tâche matérielle et se réunissent pour louer Dieu en commun. Chacun a dû choisir ou accepter un métier; mais ces métiers sont peu nombreux, et Basile recommande ceux-là seulement « qui ne troublent pas la paix de la vie religieuse, et n'obligent ni à beaucoup de démarches pour l'achat des matières premières, ni à un commerce actif pour vendre leurs produits. » Il faut autant que possible que ces produits soient consommés sur place, afin d'éviter aux préposés du couvent des voyages qui dissiperaient leur piété dans les occasions exceptionnelles où ils y seront contraints, ils auront soin de suivre en route toutes les pratiques prescrites par la règle, de loger tous ensemble, et de préférence chez de pieux chrétiens, d'éviter les foires, même celles qui se tiennent autour du tombeau d'un martyr.

Les raisons que donne Basile pour préférer le monastère ainsi réglé à l'ermitage sont très belles. « La vie solitaire, dit-il, n'a qu'un but, sa propre utilité. » Mais la charité n'y a point l'occasion de s'exercer. « Nous ne pouvons, si nous vivons à l'écart des autres hommes, nous réjouir avec les heureux, ni pleurer avec ceux qui souffrent. » L'exercice d'un grand nombre de vertus se trouve ainsi paralysé. « Nôtre-Seigneur a lavé les pieds de ses apôtres : vous qui êtes seul, qui laverez-vous ? à qui rendrez-vous service ? aux yeux de qui serez-vous volontairement le dernier ?.... Car comment s'exercerait-il à l'humilité, celui qui n'a personne devant qui s'humilier ? à qui fera-t-il miséricorde, celui qui n'a point de prochain ? comment apprendra-t-il la patience, celui aux volontés de qui personne ne s'oppose ? » Rappelant, avec le psalmiste, qu'il est bon, doux et salutaire à des frères d'habiter ensemble, il conclut que servir Dieu en commun est le plus conforme à l'esprit de l'Ancien comme du Nouveau Testament.

Des questions délicates se présentaient à l'esprit de Basile : il les résout avec autant de fermeté que de prudence.

Quelquefois des hommes mariés frappent à la porte des monastères, demandant à y être reçus. Il faut s'informer avant tout si la volonté des deux époux a été de se séparer; car si l'un d'eux seulement se sent attiré vers une vie plus parfaite, et si l'autre désire rester dans son premier état, il n'y a point à tenir compte de la demande, mais à rappeler à celui qui l'a faite que, selon le mot de l'Apôtre, il n'était plus libre de disposer de lui-même. Au cas même où sa réponse aura été favorable, on ne devra le recevoir qu'en présence de plusieurs témoins.

Plus difficile est la situation du supérieur, quand c'est un esclave qui se réfugie au couvent. Tant que l'esclavage n'aura pas été aboli, le pouvoir du maître devra être respecté. Mais l'Eglise a la mission de s'interposer entre lui et son serviteur, afin d'adoucir, en quelque sorte, le choc mutuel, et de poser, quand il le faut, des limites à ce pouvoir. Saint Basile déclare que les esclaves qui se sont enfuis près des moines pour esquiver quelque châtiment devront être exhortés à devenir meilleurs, mais que le supérieur, à l'imitation de saint Paul intervenant près de Philémon en faveur d'Onésime, a le devoir, en rendant le fugitif à son maître, d'engager celui-ci au pardon. Cependant il se peut que l'esclave ait pris la fuite pour se soustraire à des ordres contraires à la loi de Dieu. On sait combien, dans ce monde romain où le paganisme n'était pas encore vaincu, où dans beaucoup de familles se perpétuaient son culte et plus encore ses mœurs, la conscience et la moralité de l'esclave couraient de périls. Dans ce cas, Basile fait fléchir les droits du maître devant l'autorité plus haute de la loi divine Si cela est possible, le supérieur préparera l'esclave à tout souffrir plutôt que de faire le mal, et lui enseignera à obéir a Dieu plutôt qu'aux hommes; mais il y a des circonstances exceptionnelles ou ceux qui auront accueilli l'esclave devront « être prêts à souffrir eux-mêmes, dans la mesure que Dieu voudra, toutes les épreuves qui leur arriveront a son sujet, » c'est-à-dire auront le devoir de le protéger, de le garder, de le refuser à son maître, au risque d'accepter le conflit avec le droit civil.

Il était naturel que les monastères devinssent aussi des foyers d'éducation chrétienne. On ne trouve rien, dans le monde romain, ressemblant à ce qu'est chez nous l'« internat : » toutes les écoles, officielles ou privées, étaient « externes, » les étudiants logeant dans leurs familles ou en ville. Dans une société encore pleine de la corruption du paganisme, et ou l'enseignement public en restait largement imprégné, beaucoup de parents éprouvèrent le désir de faire profiter leurs enfants des établissements pieux que la vie monastique créait en si grand nombre, et ou tant d'hommes instruits, souvent anciens professeurs eux-mêmes, avaient cherché asile. Les ressources nécessaires a l'étude, maîtres, livres, s'y trouvaient rassemblées, avec, en plus, la discipline et le recueillement. Pour les employer à cette œuvre, il suffisait du consentement des moines. Nombreux furent les parents qui conduisirent leurs fils dans les monastères, demandant qu'on les admît à y demeurer et à y faire leurs études, souvent aussi manifestant l'espoir qu'ils s'y consacreraient ensuite au service de Dieu. Basile est loin de refuser ce délicat et précieux dépôt. « Le Seigneur a dit : Laissez venir à moi les petits enfants; et l'Apôtre a loue ceux qui, dès le premier âge, s'instruisent dans les saintes Lettres. » Mais de grandes précautions doivent être prises.

Il faut d'abord que la libre volonté des parents soit publiquement constatée : c'est en présence de plusieurs témoins que l'enfant franchira le seuil du monastère. Là, il ne sera point placé parmi les religieux. On le conduira a une habitation séparée de la leur, et réservée à ceux de son âge Basile semble prévoir le cas où des jeunes filles seraient aussi présentées, car il dit que les enfants des deux sexes ne devront pas être logés ensemble. Il n'y aura de commun entre les élèves et les religieux que la participation aux exercices de piété Mais ni pour la durée du sommeil, ni pour les recréations, ni pour la nourriture, les enfants ne seront astreints à la règle monastique Ils auront des professeurs spéciaux. L'éducation qu'on leur donnera sera avant tout chrétienne. On se servira autant que possible, dans les leçons, d'expressions tirées de l'Ecriture sainte; on leur en racontera les histoires, au heu des fables mythologiques ; on exercera leur mémoire à retenir les proverbes et les sentences des auteurs sacrés « L'éducation devra être douce, agréable, reposante pour l'esprit, le menant sans contrainte et sans fatigue vers le but. » Aussi les punitions seront-elles modérées : on réprimandera discrètement ceux qui auront manqué seulement à leurs devoirs d'écoliers, réservant les reproches sévères aux actions vicieuses. Même dans ce cas, les châtiments resteront doux : si l'un s'est mis en colère, on l'obligera à demander pardon à celui qu'il a offensé; s'il a été gourmand, bavard, injurieux, menteur, on le condamnera au silence ou on le mettra « au pain sec. » Saint Basile ajoute que les enfants en qui l'on découvrirait quelque aptitude particulière à tel ou tel art pourraient suivre les leçons de professeurs du dehors, à la condition seulement de revenir manger et coucher au couvent.

Tel est ce programme d'éducation vraiment libéral : ce qui suit ne l'est pas moins. Les élèves du monastère ne pourront être admis à embrasser la vie religieuse, « à faire profession de virginité, » que lorsque l'âme, « cette cire molle, où se marquent d'elles-mêmes toutes les premières impressions, » se sera tout à fait affermie, solidifiée par la raison, par le discernement, par l'habitude du bien. Un pas aussi décisif devra être « l'acte d'une raison consommée et parfaite. » Il sera précédé d'un mûr examen, de méditations personnelles poursuivies pendant une longue retraite. Les pasteurs de l'Eglise seront ensuite pris pour juges, et c'est leur avis qui décidera si l'engagement religieux doit être reçu. Quant à l'élève qui ne se sera pas senti cette vocation, on le rendra à la vie séculière, en présence de plusieurs témoins.

Dans une de ses règles, saint Basile semble imposer aux moines de se dépouiller de leurs biens en embrassant la vie religieuse. Ils ne pourront, dit-il, avoir l'esprit libre des affections et des inquiétudes de la terre, s'ils gardent la richesse avec les soucis qu'elle entraîne. Ce sont les épines de la parabole qui étouffent le verbe divin. Mais le devoir du religieux, en renonçant à ses biens, n'est pas de s'en débarrasser au hasard. Il ne doit pas les laisser aux siens, car ce ne serait pas vraiment se dépouiller. Il ne doit pas en confier la distribution au premier venu. Il doit les considérer comme désormais consacrés au service de Dieu, et, dans cette pensée, les employer en bonnes œuvres, soit par ses propres mains, s'il s'en juge capable, soit par des mandataires choisis avec soin et sérieusement éprouvés. Le commandement, sans doute, nous paraît dur; mais il fallait réagir contre l'égoïsme antique; et Basile, d'ailleurs, ne demandait rien dont il n'eût montré l'exemple. On se rappelle qu'en abandonnant la vie du monde pour se donner tout à Dieu, sa première pensée avait été de vendre ses biens, afin d'en faire don aux pauvres. Il l'avait accomplie peu h peu, avec cette prudence qu'il recommande, ne distribuant pas au hasard, mais à coup sûr, le patrimoine dont il se dépouillait. Son frère Grégoire de Nysse le montre distribuant ses biens par degrés, aux diverses époques de sa vie : en donnant une partie aux pauvres avant de devenir prêtre — c'est-à-dire durant la période de sa retraite dans le Pont, — une partie pendant sa prêtrise, une partie pendant son épiscopat, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à ne plus rien posséder du tout, et à suivre nu la croix nue de son Sauveur.

CHAPITRE VI
LE SACERDOCE

Saint Basile avait été baptisé par l'évêque de Césarée, Dianée. Soit tout de suite, soit peu de temps après, celui-ci l'avait élevé au grade de lecteur. Basile lui garda toujours une grande reconnaissance, et comme un sentiment filial. Dianée est un curieux type d'évêque du IVe siècle. Ce n'est ni le ferme champion de l'orthodoxie, décidé à tout souffrir plutôt que d'abandonner la défense de la vérité, ni l'arien sectaire, poursuivant par des voies hardies ou tortueuses la destruction des doctrines traditionnelles, ni l'ambitieux sans foi, visant uniquement à supplanter sur leurs sièges les prélats orthodoxes, ni le semi-arien, cherchent par amour de la paix la conciliation doctrinale, ni l'évêque de cour, attendant tout des bonnes grâces de l'empereur, et variant de croyances avec lui. C'est un bon homme, d'aspect vénérable et majestueux, ayant « le grand air sacerdotal. » Ses mœurs sont douces, son accueil bienveillant, son âme exempte de fiel, sa conversation à la fois enjouée et sérieuse. Mais, toutes les fois qu'il y a un acte de faiblesse à commettre, il le commet. Occupant un des premiers sièges de l'Orient, jamais il ne mit son autorité au service de sa foi. Dans tous les conciles où les ariens se trouvèrent en majorité, il vota avec les ariens, adhéra aux symboles qu'ils lui présentèrent, condamna avec eux saint Athanase, signa avec eux des lettres injurieuses au pape. Après que, par une dernière faiblesse, il eut souscrit, en 360, le formulaire dit de Rimini, en réalité rédigé à Constantinople, qui détruisait toute l'œuvre du concile œcuménique de Nicée, saint Basile comprit que le temps des ménagements était passé. Malgré son affection pour Dianée, il rompit publiquement toute communion avec celui-ci. Mais, joint aux pieux compagnons de sa retraite, il ne cessa de pleurer sur l'âme du vieil évêque, dont il se considérait, malgré tout, comme le fils spirituel. Aussi quand, deux ans plus tard, Dianée, se sentant près de sa fin, l'envoya chercher, Basile accourut. « Dieu m'est témoin, lui dit le malade, que si j'ai donné mon adhésion au s) symbole qui m'était apporté de Constantinople, je l'ai fait dans la simplicité de mon cœur. Je n'avais nul dessein de renier la foi proclamée par les Pères de Nicée, et je ne voulais pas m'écarter de leurs traditions. Je ne demande qu'une chose, c'est de n'être point séparé des trois cent dix-huit évêques qui ont annoncé au monde cette sainte doctrine. » Soulageant ainsi sa conscience, le pauvre Dianée calma en même temps la peine de Basile. Les larmes que celui-ci avait versées en le revoyant cessèrent de couler; il se pencha sur le lit du mourant, et lui déclara avec joie rentrer dans sa communion. Telle était la situation que Basile tenait déjà de sa sainteté et de sa science : il n'avait encore reçu qu'un des ordres mineurs de l'Église, et c'est son évêque qui ne voulait pas mourir sans être en communion avec lui.

Basile était à Césarée lors de l'élection du successeur de Dianée. En règle générale, le nouvel élu était choisi par les évêques de la province (au nombre de trois au moins, dit le concile de Nicée), avec l'approbation du métropolitain et le témoignage favorable du peuple. Mais le peuple quelquefois manifestait trop bruyamment son opinion. En ce temps où la liberté politique n'existait plus, où même la vie municipale, si ardente naguère, était à peu près éteinte, les questions religieuses, de doctrines ou de personnes, avaient gardé presque seules le don de passionner les esprits. Elles tenaient lieu de vie publique, plus nobles, même quand elles amenaient des excès ou des violences, que les jeux et les spectacles par lesquels les gens au pouvoir essayaient de tromper l'ennui des foules. L'église, en certains jours, remplaçait le forum. L'élection de l'évêque remuait autant de passions qu'autrefois celle des magistrats. Il en fut ainsi à Césarée, en 362. L'importance du siège métropolitain de la Cappadoce mettait en éveil bien des ambitions. Mais de plus, les habitants de Césarée, très attachés à l'orthodoxie, et ayant vu avec peine les faiblesses de l'évêque défunt, comprenaient l'importance, dans les circonstances présentes, du choix qui allait être fait. Aussi s'échauffèrent-ils vite. En présence de quelques évêques de la province, qui étaient déjà arrivés, entre autres le vieil évêque de Nazianze, Grégoire, père de l'ami de Basile, le peuple manifestait avec bruit ses divisions, ceux-ci acclamant tel candidat, ceux-là tel autre. On se serait peut-être battu dans l'église, si, comme il arrive quelquefois, un courant ne s'était formé dans la foule, la portant tout entière vers un seul nom, le plus inattendu, qui rallia en un instant les esprits.

Il y avait à Césarée un laïque estimé de tous pour la gravité de sa vie et la pureté de ses mœurs. Il s'appelait Eusèbe. Riche, ayant exercé les premières charges municipales, il était demeuré populaire. « Eusèbe! » cria quelqu'un, et mille voix répétèrent : « Eusèbe! » On le saisit, on l'entraîna malgré lui : les soldats se mêlèrent à la foule : malgré sa résistance, Eusèbe fut porté devant les évêques, afin qu'ils le choisissent par une élection régulière. Il y avait une difficulté : Eusèbe, suivant la mauvaise coutume du temps, n'était pas encore baptisé. N'importe : la foule le voulait pour évêque. Le cas n'est pas unique, et même, au témoignage de saint Grégoire de Nazianze, il était alors fréquent. C'est ainsi qu'en 381, le peuple de Constantinople fera monter sur le siège de cette ville le prêteur Nectaire, et, pour citer un exemple encore plus illustre, c'est ainsi qu'en 374, population orthodoxe de Milan contraindra le consulaire de la Ligurie et de l'Emilie, Ambroise, à recevoir la consécration épiscopale : ni l'un ni l'autre n'étaient baptisés. Les évêques réunis à Césarée durent céder à la force, et, devant la passion populaire, baptiser, élire, consacrer Eusèbe.

Mais, dès qu'ils se sentirent délivrés, ils protestèrent contre la violence qui leur avait été faite. Cette violence se trouvait être, sans doute, d'une espèce particulière : le peuple s'agitait, poussait des cris, mais dans son agitation il y avait « une piété sincère, un ardent désir du bien. » Les évêques, cependant, avaient été contraints: ils pouvaient dire que leur consentement n'était pas libre. C'est ce qu'ils firent, déclarant l'élection nulle, comme accomplie et malgré eux, et malgré l'élu lui-même. L'élu, plus résigné, avait cessé de protester : dans la manifestation des évêques peut-être y eut-il quelque mouvement de dépit ou d'envie; c'est du moins ce que laisse entendre saint Grégoire de Nazianze, disant finement : « Je ne sais si leurs protestations étaient inspirées par le Saint-Esprit. » Heureusement il y avait parmi eux un homme de vertu antique, et aussi de grande prudence, habitué à marcher droit devant lui, sans se laisser détourner par aucune considération personnelle de ce qu'il estimait être le devoir. C'était le vieil évêque de Nazianze. Il lit comprendre à ses collègues que, dans les circonstances critiques où était l'Église, tout pas en arrière créerait un péril. Maintenant que la violence avait cessé, la conscience et la raison commandaient de l'oublier et d'imiter l'élu lui-même, en acceptant le fait accompli. Ce sage conseil prévalut.

A ce moment, en effet, les catholiques étaient tenus à plus de prudence et d'union que jamais. Ce n'était plus seulement l'hérésie arienne, ce paganisme déguisé, qui menaçait leur foi : l'idolâtrie relevait ouvertement la tête. A un empereur arien avait succédé un empereur païen. Le jeune prince que Basile rencontra jadis à l'université d'Athènes, et dont Grégoire avait dès lors prévu l'apostasie, était depuis un an sur le trône. Julien remplaçait Constance. La réaction païenne se faisait partout. Une guerre sourde, parfois violente, était déclarée à l'Eglise. Les soldats qui ne voulaient pas sacrifier perdaient leurs grades. Un édit ordonnait d'ouvrir tous les temples. Un autre édit interdisait l'enseignement aux professeurs chrétiens : malgré l'offre d'une tolérance exceptionnelle, Probaeresius, l'ancien maître de Basile, de Grégoire et de Julien, descendait avec éclat de sa chaire d'Athènes. Dans plusieurs villes, des prêtres, des vierges, des fidèles, tombaient victimes d'une populace fanatique. A Césarée, de tels excès n'étaient pas à craindre, puisque la ville était presque entièrement chrétienne; mais, à cause de cela même, elle avait tout à redouter de l'empereur et de ses agents. Julien n'aimait pas la Cappadoce, où ses efforts pour rétablir le culte des dieux n'avaient pas eu de succès. Il gardait rancune aux citoyens de Césarée de la destruction de deux temples sous Constance. Il était surtout furieux de l'audace avec laquelle ils avaient salué son avènement par la démolition d'un troisième temple. « On ne trouverait pas, s'écriait-il, un seul Grec parmi tous ces Cappadociens ! » Sa colère fut portée au comble par l'élection épiscopale d'Eusèbe, qui privait d'un de ses plus riches membres la curie, responsable des impôts. Aussi le préfet de la Cappadoce, tremblant pour lui-même non moins que pour ses administrés, essayait-il d'apaiser le prince en poursuivant la déposition d'Eusèbe. Il y était d'autant plus excité, qu'il s'était trouvé naguère en dissentiment avec celui-ci au sujet des affaires de la ville ou de la province. On le vit donc harceler de lettres les évêques consécrateurs, dont il avait connu les hésitations premières, afin de les décider à déposer une plainte contre l'élection. Nous avons la réponse de l'un d'eux, le vieil évêque de Nazianze. C'est un modèle de sobriété littéraire (chose rare à cette époque) et de fierté chrétienne. « Très illustre seigneur, écrit-il, nous ne reconnaissons pour roi et pour juge de ce que nous faisons que Celui qu'on persécute aujourd'hui. C'est lui qui examinera l'élection que nous avons faite dans toutes les règles, et d'une manière qui lui est très agréable. Si vous voulez user de violence, il vous est facile de le faire en toute autre chose : mais personne ne nous ôtera le pouvoir de soutenir que nous avons agi dans la plénitude de notre droit. A moins que vous ne prétendiez aussi nous prescrire des lois en une matière qui ne regarde que nous et notre religion, et dont il ne vous est pas permis de vous mêler ! » Le préfet, qui au fond n'était ni un méchant homme ni un sot, fit mine de se fâcher, mais admira. Cette lettre empêcha les choses d'aller plus loin, releva le courage des évêques, et peut-être — écrit le second Grégoire — les sauva de la honte. Il ajoute qu'elle préserva aussi la ville de toute représailles : en quoi il se trompe. Julien laissa dormir l'affaire d'Eusèbe : un prince qui faisait ouvertement profession de paganisme eût été mal venu à casser une élection épiscopale. Mais il frappa Césarée d'une énorme amende, confisqua tout le patrimoine de ses églises, enrôla de force son clergé parmi les troupes de police, ôta à la ville les privilèges et jusqu'au nom de cité. Les auteurs présumés de la destruction du temple furent les uns mis à mort, les autres punis de l'exil. On connaît parmi les premiers Eupsyque et Damas. Saint Basile ne nous a laissé aucun détail sur leur procès et leur supplice. Ils durent exciter dans la ville une émotion considérable. Eupsyque, en particulier, avait bien des titres à la commisération publique. C'était un jeune noble de Cappadoce. Il venait de se marier, a il était presque fiancé encore, » quand il fut traduit devant le juge, et condamné. Basile considéra Eupsyque, Damas et leurs compagnons comme des martyrs : il parle souvent dans ses lettres de la fête annuelle célébrée par ses soins au jour anniversaire de leur mort.

Une des choses qui contribuèrent peut-être à irriter Julien fut l'empressement avec lequel Eusèbe attacha Basile à son clergé. Comprenant l'utilité d'un pareil auxiliaire, le nouvel évêque se hâta de l'ordonner prêtre : il semble même avoir usé de son autorité pour le contraindre à recevoir le sacerdoce. Julien, nous dit Grégoire de Nazianze, honorait de la même haine ses deux anciens condisciples. Le persécuteur n'ignorait pas l'énergie avec laquelle les deux amis combattaient ses desseins : peut-être savait-il de quel ton dédaigneux Basile parlait de lui, le comparant à l'aconit ou à la ciguë, qui empoisonnent un instant la terre, mais sèchent vite. Il put voir dans le choix si rapide fait par Eusèbe un nouveau défi. Malheureusement la concorde entre l'évêque et son illustre collaborateur fut de courte durée. Basile était très populaire en Cappadoce. Il avait fait à Césarée une partie de ses études, y avait ensuite été brillant professeur, et y comptait de nombreux amis. Les moines de la ville et des environs le considéraient comme leur père. Son éloquence, son érudition, sa connaissance tout à la fois des auteurs profanes et des Ecritures sacrées, dépassaient l'éloquence et l'érudition d'Eusèbe. Celui-ci, habitué à être le premier dans la vie civile, souffrit de se sentir éclipsé, dans son Église même, par un de ses prêtres. Il voyait la faveur populaire, dont il avait joui autrefois, se détourner maintenant vers Basile. Si ferme, si vraiment évêque, nous dit saint Grégoire, durant la persécution, il ne sut pas résister à un mouvement de jalousie. Il eut le tort de le laisser voir. On se refroidit alors tout à fait pour lui. Les marques d'estime prodiguées en ce moment à Basile par des prélats occidentaux, confesseurs de la foi, qui traversaient Césarée pour rentrer dans leur pays, achevèrent d'exciter les esprits. Basile craignit que ses partisans, mus par un zèle excessif, ne fissent schisme avec Eusèbe. Déjà les rigoristes attaquaient tout bas l'élection de celui-ci, rappelant les violences qui l'avaient accompagnée. Par une décision rapide, Basile coupa court au péril en quittant brusquement la Cappadoce. Avec son ami Grégoire, qui durant toute cette crise l'avait assisté de ses conseils, il regagna la solitude d'Annesi.

Aucun devoir ne s'opposait à sa retraite. Julien venait de périr, dans une folle expédition contre les Perses. Pendant son règne, toutes les dissidences religieuses avaient paru s'apaiser. Le péril commun réunissait alors les âmes. On ne voyait plus que deux causes en présence, celle du christianisme et celle de l'idolâtrie renaissante. Le nouvel empereur, Jovien, en rétablissant la liberté religieuse, put, sans user de violence, mettre fin à la réaction païenne. Tout semblait donc en paix, au dedans comme au dehors de l'Église. Avec quelle douceur Basile, échappant aux troubles passagers qui l'avaient atteint à Césarée, dut-il, dans sa solitude, jouir de cette paix ! Rien, ni dans ses écrits, ni dans sa correspondance, ne fait à ce moment allusion aux événements extérieurs qui venaient de s'accomplir. On sait avec quel accent de triomphe Grégoire de Nazianze célébra la chute du persécuteur, en deux discours de l'éloquence la plus âpre. Il semble que ces sentiments — dont l'expression, à distance, nous paraît parfois excessive — aient éveillé peu d'écho dans l'âme de Basile, toute à la contemplation des choses divines. Il aurait volontiers passé le reste de sa vie dans la solitude, occupé seulement à diriger ses moines, à encourager de ses conseils les habitants des nombreux monastères qui maintenant couvraient le Pont, et à jouir des progrès de la vie chrétienne dans cette province devenue, au dire des contemporains, l'une des meilleures de l'Empire et des plus attachées à la foi orthodoxe.

Mais l'intervention de Grégoire, en 365, l'arracha à sa retraite. L'évèque de Césarée n'avait cessé de correspondre avec celui-ci, rentré à Nazianze près de son père peu de temps après avoir conduit Basile dans le Pont. Grégoire, sentant l'injure faite à son ami, répondait avec froideur aux avances d'Eusèbe. L'heure vint, cependant, où il considéra comme un devoir de se rapprocher de lui. La paix de l'Église venait d'être de nouveau troublée. Jovien avait régné quelques mois à peine. Après lui, l'arianisme relevait la tête. Contenu en Occident par l'esprit sincèrement libéral de Valentinien, il avait trouvé en Orient dans Valens un protecteur plus dangereux encore que Constance. On apprenait précisément que « l'orage allait éclater sur Césarée, et le nuage chargé de grêle fondre sur son Église. » Valens se dirigeait vers cette ville, accompagné des évêques ariens qui suivaient sa cour. Ceux-ci n'ignoraient pas les divisions du troupeau, le peu d'influence du pasteur, depuis le départ de Basile. La masse de la population, bien que remplie de zèle pour l'orthodoxie, se laisserait facilement entamer, n'ayant à sa tète personne qui fût capable de la mener au combat. Grégoire se hâta d'écrire à Eusèbe. Il connaissait la bonne volonté du prélat, qui pouvait céder, en temps de paix, aux mouvements mesquins de l'amour-propre, mais saurait s'élever au-dessus d'eux en temps de crise. « J'arrive, lui manda-t-il, pour prier et combattre avec vous. » Il trouva l'évêque bien disposé, prêt même à écrire de la façon la plus pressante à son subordonné. Grégoire mit tout de suite Basile au courant de ces dispositions, l'exhortant à prendre les devants et à faire vers Eusèbe les premiers pas. « Accours, lui écrivit-il, et à cause des sentiments que montre aujourd'hui le très cher évêque (nous pouvons vraiment l'appeler ainsi), et à cause des circonstances. Les hérétiques sont ici à l'œuvre : les uns s'efforcent déjà de troubler les esprits ; on annonce l'arrivée des autres. La vérité est en péril. » A un si touchant appel Basile ne pouvait résister. Le devoir parlait clairement. Grégoire, d'ailleurs, était allé jusque dans le Pont chercher son ami. Tous deux revinrent à Césarée. Si bien préparé qu'eut été son retour, la situation de Basile était délicate. Il s'en tira, à force de simplicité et de droiture. Son premier soin fut de dissiper les inquiétudes d'Eusèbe. En celui-ci, nous dit Grégoire de Nazianze, vivaient toujours les susceptibilités de l'homme du monde qui, dans un âge déjà avancé, a été improvisé évêque. Basile avait à se faire pardonner sa supériorité. Il y parvint. Le voyant docile, respectueux, attentif à ses désirs, fidèle observateur des distances hiérarchiques, le bon évêque se rassura. Peu à peu ses derniers soupçons tombèrent, et, dans celui en qui il avait jadis redouté un rival, il s'accoutuma désormais à chercher le conseil de ses incertitudes, la lumière de ses ignorances, et comme le bâton de sa vieillesse. C'est maintenant par l'intermédiaire de Basile qu'il réglait presque toutes les affaires. Sans titre officiel, celui-ci devint bientôt son coadjuteur. L'évêque gouvernait le peuple, mais, discrètement, Basile dirigeait l'évêque. Ce qui manquait à l'un, en fait de science religieuse, était suppléé par l'autre. Dans les mains de Basile avait passé l'autorité réelle, sans qu'Eusèbe songeât à s'en plaindre, tant les prérogatives de sa charge, les égards dus à sa situation sociale, à sa vertu, étaient bien observés.

Rentré ainsi dans la confiance de son évêque, Basile n'eut pas de peine à faire cesser les divisions dont sa disgrâce ancienne avait été l'occasion, et à rassembler  tous les orthodoxes dans un commun sentiment de résistance aux ennemis de leur foi. Nous ne savons rien des incidents qui marquèrent le séjour à Césarée de Valens et des évêques ariens qui l'accompagnaient. Mais le Code Théodosien nous apprend que l'empereur était dans cette ville en juillet 365. Quels efforts furent tentés à ce moment pour implanter l'arianisme en Cappadoce ? Quelles épreuves subirent les catholiques ? Grégoire de Nazianze, décrivant le rôle de Basile, dit seulement qu'il entraîna les uns, contint l'ardeur excessive des autres, excita tous les fidèles à la lutte. Il ajoute que Basile apprit alors à parler avec une grande liberté aux magistrats et aux puissants. Il laisse enfin entendre que Basile courut des dangers. Les ariens, continue Grégoire, durent se retirer confondus, après avoir appris à leurs dépens que les gens de Cappadoce ne sont point faciles à entamer, et gardent à la Sainte Trinité une foi inébranlable. La résistance des catholiques de Césarée et de toute la province dut être puissamment aidée par les circonstances imprévues qui forcèrent Valens à abréger son séjour. La révolte de Procope venait d'éclater à Constantinople, mettant en grand péril l'autorité de l'empereur. Celui-ci se hâta de regagner la Bithynie.

Basile ne devait plus quitter Césarée. Pendant cinq années, il aida Eusèbe à remplir les devoirs de sa charge. Ici encore, beaucoup de détails manquent. Mais saint Grégoire, le plus intime témoin de la vie de Basile, nous trace au moins les grandes lignes.

L'influence de Basile était devenue si considérable, qu'on le choisissait pour arbitre de beaucoup de procès, et que ses décisions avaient force de loi. Dans ses moments libres, toujours il revenait à ses chers moines. De vive voix ou par écrit, il ne cessait de leur donner des conseils. Les secondes règles ont été rédigées à cette époque. Cependant, si lié qu'il fût avec les religieux de Cappadoce, c'est plutôt vers sa solitude du Pont qu'il dirigeait ceux qui lui demandaient avis. Tel paraît au moins le sens d'une lettre de recommandation donnée par lui à un homme qui l'avait consulté sur sa vocation religieuse : il l'adresse à des moines sur qui il a juridiction, et qu'il charge de l'examiner avec soin : selon toute vraisemblance, cette lettre est écrite de Césarée, et destinée à ses religieux d'Annesi. L'autorité qu'Eusèbe avait abandonnée à Basile s'étendait aux choses qui dépendent le plus directement de l'administration épiscopale : il régla les fonctions des divers ordres du clergé de Césarée, et réforma la liturgie de cette Église. Dans tous les patriarcats grecs de l'Orient, on se sert encore des liturgies attribuées à saint Basile. Il est difficile de déterminer ce qui peut vraiment remonter jusqu'à lui, et ce que les siècles ont ajouté ou remanié. Mais une chose reste certaine : de même que, pendant sa retraite du Pont et pendant le temps de sa prêtrise à Césarée, il donna des lois à l'ordre monastique, et lui imposa une forme durable, de même il marqua d'une empreinte qui n'est pas encore effacée la liturgie des Églises d'Orient. Avec son esprit pratique, discernant ce que peut porter la dévotion populaire, il abrégea les trop longues formules et ramena à une moindre durée l'office divin. Il emprunta aux coutumes de l'Église d'Antioche, et consacra par son exemple, l'usage alors nouveau de la psalmodie à deux chœurs : il décrit dans une lettre la prière matinale de tout le peuple rassemblé dans l'église, qu'illuminent les premiers rayons du soleil, et commençant, sa journée par chanter à voix alternées les louanges de Dieu. On croit posséder, dans une citation très ancienne, un passage authentique de sa liturgie : c'est une oraison, dite par le prêtre à l'autel : « Donne, Seigneur, la force et ta protection; nous t'en conjurons, rends bons ceux qui sont méchants, et conserve dans la bonté ceux qui sont bons. Car tu peux tout, et il n'y a personne qui s'oppose à toi. Tu sauves quand tu veux, et nul ne résiste à ta volonté. » Ces paroles brèves, animées d'une ardeur contenue, et renfermant autant de sens que de mots, portent bien la marque du puissant esprit de saint Basile.
Un des traits de celui-ci, c'est la facilité avec laquelle, des plus hautes spéculations de la piété, il descend aux affaires communes et au soin des intérêts publics, quand les circonstances le demandent. Homme de contemplation et d'action tout ensemble, nous le verrons, dans la suite du récit, différer par là de son ami Grégoire, chez qui, à mesure que la vie avance, le contemplatif l'emporte chaque jour davantage sur l'homme d'action. Basile, à Césarée, s'occupa d'une foule d'œuvres extérieures. Il devint le patron des pauvres et organisa l'hospitalité des étrangers, des infirmes et des vieillards. Vers 367 ou 368, la Cappadoce fut affligée par une terrible famine. Un hiver très sec, un printemps sans eau, le brusque passage d'une température glaciale à une chaleur torride, avaient détruit tout espoir de récolte et préparé la disette. On vit, à l'époque de la moisson, les cultivateurs s'asseoir désespérés dans leurs champs, en regardant avec des yeux plein de larmes leurs femmes et leurs enfants qui, dans le temps où le blé tombe habituellement sous la faucille, arrachaient à grand-peine d'un sol desséché et fendu par le soleil quelques herbes jaunies. Des pères vendaient leurs fils pour avoir du pain. La situation de la Cappadoce, éloignée de la mer, séparée de tout port par des montagnes, rendait le ravitaillement presque impossible. Personne ne paraît l'avoir tenté. Les magistrats, comme frappés de stupeur par une calamité sans précédent, ne prirent pas de mesures pour subvenir à la détresse publique. Un seul homme se rencontra : Basile. Quoique dépouillé déjà d'une partie de sa fortune, il conservait encore quelques biens. La succession de sa mère Emmelie, qui venait de mourir, lui avait reconstitué un patrimoine. Il vendit tout ce qu'il put. Avec les fonds ainsi recueillis, il fit venir toutes les provisions qu'il fut possible d'acheter. En même temps, faisant honte aux riches spéculateurs, qui conservaient dans leurs granges du blé qu'ils espéraient vendre au poids de l'or, ils les contraignit, par l'autorité de la parole et de l'exemple, à ouvrir ces criminelles réserves. Les dons en nature, les souscriptions affluèrent. Par les soins de Basile, on vit, sur les places de Césarée, se rassembler la multitude des indigents, hommes pâlis par la faim, femmes hâves, décharnées, enfants se soutenant à peine; ceux mêmes des Juifs, dit un contemporain, étaient admis. Dans de grandes marmites cuisaient les légumes, assaisonnés de sel, dont Basile avait organisé la distribution. Lui, aidé de ses serviteurs et de quelques personnes charitables, servait les portions, les reins ceints d'un tablier. L'heure de l'office étant venue, on le voyait de ces cantines populaires se rendre à l'église. Là, d'une voix émue, il distribuait à tous, pauvres et riches, le pain plus précieux encore de la parole divine. Alors fut prononcée son éloquente homélie sur la sécheresse et la famine, peut-être aussi celle où, pour combattre les blasphèmes inspirés par la souffrance, il prouva que ce n'est pas Dieu, mais notre propre perversité, qui est l'auteur des calamités dont nous souffrons ; peut-être encore son homélie sur les riches, et le beau discours sur l'avare dont parle l'Evangile, qui, au moment où il va construire des granges plus vastes, est emporté subitement par la mort.

Basile n'est encore qu'une simple prêtre, mais ses vertus et ses services rayonnent sur tout l'Orient chrétien. Les meilleurs évêques, les plus fermes soutiens de l'orthodoxie, sont ses amis et le traitent en égal. Il possède au plus haut degré ce don de l'autorité, que l'éclat même des fonctions ne confère pas, si on ne l'a reçu d'ailleurs. Les paroles fermes, mesurées, où le commandement naturel se tempère de courtoisie, forment déjà la caractéristique de sa correspondance. Qu'il donne à des religieux des conseils sur leur vocation, qu'il écrive à un père pour lui reprocher de traiter durement ses fils, qu'il recommande à des magistrats ou à des agents du fisc de ménager des contribuables ; qu'animé, comme saint Paul, de « la sollicitude de toutes les Eglises, » il console les diocésains de Néocésarée ou d'Ancyre de la mort de leurs pasteurs, ou confie à Eusèbe de Samosate les inquiétudes que lui cause la ville de Tarse, menacée peut-être d'un retour offensif de l'arianisme, l'homme de gouvernement, pour qui nulle question n'est trop vaste, ou nul intérêt trop petit, se reconnaît toujours dans son langage. Si intéressantes que soient les lettres que l'on peut, avec vraisemblance, rapporter à cette période de sa vie, nous ne saurions les analyser ici ; on nous permettra de nous arrêter seulement à la correspondance de Basile avec Césaire, le frère de Grégoire de Nazianze. Ce sera l'occasion d'esquisser rapidement une figure de savant, de fonctionnaire, et finalement de saint, qui se détache avec un curieux relief sur l'histoire de ce temps.

Césaire était, comme Grégoire, le fils de cet ancien professeur de rhétorique, jadis païen, converti au christianisme par les prières et l'exemple de sa femme Nonna, qui, déjà vieux, fut élevé au siège épiscopal de Nazianze. D'abord compagnon d'études de Grégoire en Cappadoce, Césaire le suivit à Césarée de Palestine; la, trouvant un enseignement excellent pour la rhétorique, mais médiocre pour les sciences, vers lesquelles le portait un goût irrésistible, il quitta son frère afin d'étudier la géométrie, l'astronomie et la médecine à Alexandrie. Devenu excellent médecin, il partit pour Constantinople, où il acquit une prompte renommée. Les plus séduisantes perspectives s'ouvrirent à son ambition. On sollicita pour lui, de Constance, le titre de médecin de la cour; un siège lui fut offert au sénat de Constantinople; un riche mariage lui fut proposé. Se dérobant, pour un temps, à ces honneurs et à ces espérances, Césaire revint en Cappadoce; il avait hâte d'embrasser ses parents et de revoir sa terre natale. Mais il retourna bientôt à Constantinople; il y fut bien reçu, entra très avant dans l'intimité de l'empereur, et se fit estimer de tous par sa science professionnelle, la pureté de ses mœurs, son désintéressement. Quand Julien eut succédé a Constance, la situation de Césaire ne fut pas ébranlée. Les mesures prises par Julien contre les familiers de Constance ne l'atteignirent pas. Le nouvel empereur sembla mettre son amour-propre à séduire Césaire et à le gagner à sa cause. Ce fut le motif d'une grande inquiétude pour Grégoire et pour le vieil évêque de Nazianze. Celui-ci ne prononçait plus le nom du brillant médecin, tant la faveur de Julien lui semblait un outrage ; quant à Nonna, son époux et son fils la tenaient soigneusement dans l'ignorance : on craignait une émotion trop vive pour son âme ardente, d'un christianisme un peu farouche. Elle qui se faisait une loi de ne pas donner la main à une païenne et de ne jamais passer devant un temple d'idoles, comment eut-elle supporté la présence d'un de ses enfants près d'un empereur apostat, persécuteur de la religion chrétienne ? Grégoire écrivit tout cela à son frère : « Quelle honte pour le fils d'un évêque! et quelle situation va être la tienne parmi la catégorie méprisée des chrétiens qui tolèrent et se laissent tolérer, ou dans les rangs plus méprisés encore de ceux qui, par ambition, font des choses indignes de leurs croyances ! » A ces éloquents reproches, Grégoire joint une considération capable de toucher un riche bourgeois de la Cappadoce, assez solidement établi en ce monde pour être inexcusable de risquer l'honneur au service de la fortune : « Sans aucun doute, nous possédons assez de bien pour vivre honnêtement et libéralement, si nous savons régler nos désirs. » On ne sait quel accueil Césaire eût fait à ces remontrances, mais la hâte de Julien précipita la solution. Les apostats aiment à entraîner les autres dans leur chute : au désir de faire un prosélyte se joignait, chez l'empereur païen, la joie perverse de corrompre le fils et le frère des deux Grégoire de Nazianze. Rien ne fut négligé : promesses d'honneurs, d'argent, arguments captieux. Césaire aimait beaucoup la vie de la cour, mais il était sincèrement pieux. Il repoussa les promesses et réfuta les arguments. Ne craignant pas d'élever la voix en présence de son souverain : « Je suis chrétien, cria-t-il, et le serai toujours. » Julien se sentit vaincu ; dans le langage d'oracle où il se complaisait : « L'heureux père ! dit-il, mais les malheureux enfants ! » C'était la rupture : Césaire abandonna ses charges et revint à Nazianze.

La mort de Julien réveilla son ambition. Il se hâta de revenir à la cour pour se mettre au service de Jovien, puis de ses successeurs. En 368, il était en Bithynie avec le titre de questeur, quand, à Nicée, où il résidait, survint un tremblement de terre qui fit d'innombrables victimes. Césaire fut un des rares survivants; on le tira, blessé, du milieu des décombres. Ce fut pour Grégoire l'occasion de lui prêcher la retraite. Il lui envoya une lettre pressante pour l'engager à se donner tout entier, désormais, au service de Dieu. Basile écrivit à son tour. L'objet apparent de sa lettre est de féliciter Césaire d'une délivrance presque miraculeuse ; le but réel est de commenter pour lui les leçons de la Providence. « Nous aurons beaucoup gagné, si nous sommes résolus à demeurer dans la disposition où nous avons été au moment du péril. Alors s'est montrée à notre esprit la vanité de la vie; nous avons compris qu'il n'y a rien de solide dans les choses humaines et qu'un instant suffit à les renverser. Nous avons senti en même temps un repentir du passé, et nous avons promis de mieux servir Dieu à l'avenir. L'imminence du danger nous a rendu la mort présente. Telles ont été, je le crois, tes pensées. Mais tu as contracté une dette. Voilà pourquoi, heureux de la grâce que Dieu t'a faite, et préoccupé de l'avenir, j'ose te parler ainsi. Tu sauras écouler ce langage avec la patience et la douceur que tu montrais, quand autrefois nous conversions ensemble. »

Cette lettre est un excellent spécimen du style épistolaire de Basile, grave, contenu, mais animé du feu intérieur de la charité. Césaire était homme à se rendre à de tels accents. Emu par les instances de son frère et de Basile, y reconnaissant les sentiments mêmes que le danger auquel il venait d'échapper avait éveillés dans son âme, il vit comme eux, dans la catastrophe de Nicée, un avertissement de la Providence. Jusque-là, selon l'usage encore trop répandu, il avait différé son baptême au jour où il se retirerait de la vie publique. Il se hâta de se démettre de ses emplois et de recevoir le sacrement. Il était temps, car sa santé ébranlée ne devait pas résister à la secousse qu'il avait reçue. Il mourut, probablement encore en Bithynie, sans avoir revu les siens Grégoire aimait tendrement son frère ; la mort de Césaire lui inspirera l'un de ses plus touchants discours. Mais elle fut pour lui l'occasion de grands embarras. Les serviteurs qui assistaient Césaire mourant , l'avaient en tendu manifester l'intention que toute sa fortune fût distribuée aux pauvres. Sous prétexte d'accomplir ce vœu, ils mirent tout de suite ses biens au pillage. « Le chêne était par terre, chacun se hâtait d'en couper une branche. » Quand Grégoire essaya, plus tard, de mettre un peu d'ordre dans ce qui restait du patrimoine de Césaire, il se trouva harcelé par les demandes des créanciers, vrais ou prétendus. Grégoire, comme Basile, avait embrassé à cette époque la pauvreté volontaire : il était dans l'impossibilité de subvenir, soit avec les débris de la fortune de Césaire, soit avec ses propres biens, aux demandes qui lui étaient adressées. Son caractère doux, contemplatif, capable d'énergie à l'occasion, mais peu fait pour les luttes prolongées, qui font voir de près le vilain jeu des intérêts et des passions, le disposait mal à soutenir des procès. « Oiseau toujours prêt à prendre son vol, » comme il le dit en racontant cette partie de son histoire, il ne savait comment traîner ce fardeau de procédure.

Qu'on lise la lettre adressée par lui à Sophrone, préfet de Constantinople, avec qui il était lié : c'est une plainte touchante, un peu vague; ce n'est pas le langage des affaires. Toute autre est la lettre écrite au même magistrat par Basile, exposant clairement le litige et offrant, au nom de Grégoire, l'abandon de ce qui reste de la succession de Césaire au fisc, à charge par celui-ci de discuter les demandes des créanciers. Une seconde lettre de Basile sur la même question, écrite à un autre magistrat, Aburbius, peint au naturel Grégoire de Nazianze, « pour qui c'est un supplice intolérable de se mêler d'affaires auxquelles il est aussi étranger par sa nature que par sa volonté : comment demander de l'argent à un pauvre et faire un plaideur de celui qui n'aspire qu'au repos ? » Basile aussi aime la paix : il n'est pas moins détaché que Grégoire des intérêts temporels; mais quand la charité ou l'amitié l'obligent à s'occuper d'eux, il y porte toute la fermeté de son esprit. La différence des caractères des deux amis, que la suite de leur vie mettra souvent en lumière, apparaît ici pour la première fois. L'un, directement intéressé, se plaint plus qu'il n'agit; l'autre, par affection pour lui, prend l'affaire en main et propose les solutions précises. On ne sait, du reste, si les propositions de Basile furent admises, et l'on ignore comment se terminèrent pour Grégoire les soucis que lui causa la succession de son frère. Mais, sur des questions plus hautes, ils avaient eu tous deux gain de cause, puisque leur effort commun avait détaché du monde et donné à Dieu l'âme de Césaire.

    

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