EXPLICATION
DU SERMON SUR LA MONTAGNE
Traduction de M. l'abbé DEVOILLE
LIVRE SECOND
SECONDE PARTIE DU SERMON (Mt. V)

CHAPITRE XVIII

NE PAS JUGER LES AUTRES SI L'ON NE VEUT PAS
ÊTRE JUGÉ.

59. Et comme en se procurant ces ressources pour l'avenir, ou en les réservant s'il n'y a pas lieu de les dépenser sur l'heure, on peut agir avec des intentions différentes, avec un cœur simple ou avec un cœur double, le Seigneur a raison d'ajouter : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés; car d'après le jugement selon lequel vous aurez jugé, vous serez jugés, et selon la mesure avec laquelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite. » Ici, je pense, le Seigneur nous ordonne simplement d'interpréter en bonne part tons les actes dont l'intention est douteuse. En effet quand il dit: « Vous les connaîtrez à leurs fruits, » il parle des actions dont le but est manifeste, et quine peu vent procéder d'un bon principe; comme, par exemple, les crimes contre la pudeur, les blasphèmes, les vols, l'ivrognerie et autres de ce genre dont il nous est permis de juger, au dire de l'Apôtre : « En effet m'appartient-il de juger ceux qui sont dehors? Et ceux qui sont dedans n'est-ce pas vous qui les jugez ? » (I Co. V, 12) Mais quant à la nature des aliments, comme on peut, avec une intention droite, un cœur simple et en dehors de toute concupiscence, user indifféremment de toute nourriture propre à l'homme, le même Apôtre ne voulait pas que ceux qui manquaient de la viande et buvaient du vin fussent jugés par ceux qui s'abstenaient de ces aliments : « Que celui qui mange, dit-il, ne méprise pas celui qui ne mange point, et que celui qui ne mange point, ne condamne pas celui qui mange. » Et il ajoute : « Qui es tu, toi qui juges le serviteur d'autrui ? C'est pour son maître qu'il demeure ferme ou qu'il tombe » (Rm. XIV, 3, 4). Les Romains voulaient en effet, n'étant que des hommes, juger des actions qui peuvent procéder d'une intention droite, simple, élevée, comme aussi d'un mauvais principe, et porter un arrêt contre les secrets du coeur, dont Dieu s'est réservé le jugement.

60. A ce sujet se rapporte encore ce que l'Apôtre dit ailleurs : « Ne jugez pas avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres et manifestera les pensées secrètes des coeurs; et alors chacun recevra de Dieu sa louange » (I Co. IV, 5). Il y a donc certaines actions indifférentes, dont le motif nous est inconnu, qui peuvent procéder d'un bon ou d'un mauvais principe, et qu'il est téméraire de juger, surtout de condamner. Or un temps viendra où elles seront jugées, quand le Seigneur éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des coeurs. » Le même Apôtre dit encore en un autre endroit : « Les péchés de quelques-uns sont manifestes et les devancent au jugement. » Par péchés manifestes il entend les actes dont l'intention est évidente; ceux-là précédent le coupable au ,jugement, c'est-à-dire que le jugement auquel ils donnent lieu, n'est point téméraire. Puis viennent les actions secrètes, mais qui seront manifestées en leurs temps. Cela s'applique aussi aux bonnes oeuvres ; car l'Apôtre ajoute : « Pareillement les oeuvres bonnes sont manifestes, et celles qui ne le sont pas ne peuvent reste cachées » (I Tm. V, 24, 25). Jugeons donc de ce qui est manifeste; laissons Dieu juger de ce qui est caché; parce que celui est caché, soit bien, soit mal, ne pourra rester tel, quand viendra le jour des manifestations.

61. Or le jugement téméraire doit être évité dans deux cas : quand on ignore le motif d'une action, et quand on ne sait pas ce que doit devenir celui qui agit, qu'il paraisse bon ou mauvais. Par exemple, un homme se plaint de l'estomac et se dispense de jeûner; vous ne croyez pas à ce qu'il dit et l'accusez de gourmandise voilà un jugement téméraire. Ou bien sa gourmandise et son ivrognerie sont manifestes, mais, en le blâmant, vous le regardez comme incorrigible : c'est encore un jugement téméraire. Ne condamnons donc pas les actes dont le motif nous est inconnu; et quand ils sont visiblement mauvais, ne désespérons jamais du malade; par là nous éviterons le jugement dont il est dit : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. »

62. On pourrait s'étonner de ces paroles: « Car d'après le jugement selon lequel vous aurez jugé,vous serez jugés, et selon la mesure avec la quelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite, » Quoi ! si nous avons jugé témérairement, Dieu nous jugera-t-il aussi témérairement ? Ou si nous avons mesuré avec une mesure injuste, Dieu aura-t-il aussi une injuste mesure pour nous mesurer ? Car, sans doute, ici mesure signifie jugement. Non : Dieu ne juge jamais témérairement, et n'a de mesure injuste pour personne; mais ce langage veut dire que la témérité avec laquelle vous jugez le prochain est nécessairement matière de punition pour vous. A moins qu'on ne s'imagine que l'injustice nuit à celui à qui elle s'adresse et non à celui de qui elle procède ; tout au contraire, bien souvent elle ne fait point de mal au premier, et nécessairement elle nuit au second. Quel mal a fait aux martyrs l'injustice de leurs persécuteurs ? Et elle en a fait beaucoup aux persécuteurs eux-mêmes. Car, bien que quelques-uns d'entre eux se soient convertis, néanmoins leur malice les aveuglait, alors qu'ils étaient persécuteurs. De même le jugement téméraire ne nuit ordinairement pas à celui sur qui on le porte ; mais il faut absolument qu'il nuise à celui qui le porte. C'est, je pense, d'après cette règle qu'il a été dit : « Quiconque frappera de l'épée, périra par l’épée » (Mt. XVI, 52). Car combien frappent de l'épée, et ne périssent point par l'épée, non plus que Pierre lui-même ? Mais qu'on ne s'imagine pas que ce soit à cause de la rémission de ses péchés que l'Apôtre a échappé à cette punition. Et d'abord ne serait-il pas par trop absurde de regarder comme plus terrible la mort par l'épée, qui n'arrive pas à Pierre, que la mort parla croix qu'on lui fait subir ? Et alors que dira-t-on des larrons crucifiés avec le Seigneur, dont l'un mérita son pardon, après avoir été crucifié (Lc, XXIII, 33-43), tandis que l'autre ne le mérita pas? Ces deux larrons avaient-ils crucifié tous ceux qu'ils avaient tués, et mérité par là de subir eux-mêmes ce supplice ? Il serait ridicule de le penser. Que signifient donc ces paroles : « Quiconque frappera de l'épée, périra par l'épée, » sinon qu'un péché quelconque donne la mort à l'âme ?

CHAPITRE XIX

LE FÉTU ET LA POUTRE.

63. Tout ce que le Seigneur dit ici a donc pour but de nous tenir en garde contre le jugement téméraire et injuste, parce qu'il veut que dans toutes nos actions, nous ayons un coeur simple et Dieu seul en vue ; parce que le motif de beaucoup d'actions étant inconnu, il est téméraire d'en juger, et que ceux qui se laissent le plus facilement aller au jugement téméraire et au blâme, sont ceux qui aiment mieux critiquer et condamner, qu'améliorer et corriger : ce qui est le défaut propre de l'orgueil et de l'envie. Pour toutes ces raisons, le Seigneur ajoute : « Pourquoi vois-tu , le fétu qui est dans l’oeil de ton frère et ne vois-tu pas la poutre qui est dans le tien ? » Par exemple : cet homme a péché par colère et vous péchez par haine eh bien ! il y autant de distance entre la colère et la haine qu'entre un fétu et une poutre. Car la haine est une colère invétérée qui a pris une telle force avec le temps, qu'on a raison de l'appeler une poutre. Il peut arriver que, tout en vous fâchant contre un homme, vous désiriez le corriger : et cela n'est pas possible avec la haine.

64. « Comment en effet dis-tu à ton frère : Laisse-moi ôter le fétu de ton oeil, tandis qu'il y a une poutre dans le tien ? Hypocrite, ôte d'abord la poutre de ton oeil, et alors tu songeras à ôter le fétu de l'oeil de ton frère ; » c'est-à-dire, bannissez d'abord la haine de votre âme, et ensuite vous pourrez corriger celui que vous aimez. Et c'est avec raison qu'on dit hypocrite. Car accuser les vices est le propre des hommes justes et bienveillants ; en le faisant, les méchants usurpent un rôle qui ne leur appartient pas, comme les comédiens cachent sous un masque ce qu'ils sont, et représentent un personnage qu'ils ne sont pas. Sous ce nom d'hypocrites entendez donc les hommes dissimulés. C'est une vengeance funeste et contre laquelle il faut bien se tenir en garde ; ils se constituent, par haine et par jalousie, accusateurs de tous les vices et veulent encore passer pour de sages conseillers. Nous devons donc, quand la nécessité nous oblige à reprendre ou à blâmer quelqu'un, agir avec bonté et prudence et nous demander sérieusement si ce vice est de ceux que nous n'avons jamais eus ou dont nous sommes guéris; si cela est, nous souvenir que nous sommes hommes et que nous aurions pu l'avoir, et si nous l'avons eu, être indulgents pour une faiblesse commune, afin que notre blâme ou nos reproches ne soient pas inspirés par la haine, mais par la compassion : en sorte que, soit que le. coupable doive profiter de nos avis, soit qu'il en devienne pire, car le résultat est incertain, nous soyons au moins assurés que notre oeil est resté simple. Mais si la réflexion nous découvre en nous le défaut que nous nous disposions à blâmer, gardons-nous de reprocher et de réprimander ; seulement gémissons avec le coupable et invitons-le, non plus à céder à nos injonctions, mais à se guérir avec nous.

65. Quand l'Apôtre disait : « Je me suis fait comme Juif avec les Juifs, pour gagner les Juifs; avec ceux qui sont sous la loi, comme si j'eusse été sous la loi, quoique je ne fusse plus sous la loi, afin de gagner ceux qui étaient sous la loi ; avec ceux qui étaient sans loi, comme si j'eusse été sans la loi, quoique je ne fusse pas sous la loi de Dieu, mais que je fusse sans la loi du Christ, afin de gagner ceux qui étaient sans la loi. Je me suis rendu faible avec les faibles, pour gagner les faibles ; je me suis fait tous à tous pour les sauver tous ; » quand, dis-je, il parlait ainsi, ce n'était pas par dissimulation, comme l'ont prétendu quelques-uns, qui voudraient appuyer leur détestable hypocrisie sur l'autorité d'un si grand modèle, mais par charité, en s'appropriant, pour ainsi dire, l'infirmité de celui qu'il voulait soulager. Il en avait d'abord prévenu en disant : « Car, lorsque j'étais libre à l'égard de tous, je me suis fait l'esclave de tous, pour en gagner un plus, grand nombre » (I Co. IX, 19-27). Et pour nous faire comprendre qu'il n'agissait point par dissimulation, mais en vertu de cette charité qui nous fait compatir à des hommes faibles comme nous, il nous dit encore ailleurs : « Car vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté; seulement ne faites pas de cette liberté une occasion pour la chair ; mais soyez par la charité les serviteurs les uns des autres » (Gal. V, 13). Or il n'en peut être ainsi qu'autant qu'on regarde comme sienne l'infirmité du prochain et qu'on la supporte avec patience, jusqu'à ce que celui qu'on veut sauver, en soit guéri.

66. Ce n'est donc que rarement et dans une grande nécessité qu'il faut adresser des reproches, et, quand on le fait, ce n'est point son propre intérêt, mais le service de Dieu qu'il faut avoir en vue. Car Dieu est la fin dernière : par conséquent ne faisons rien avec un coeur double, et ôtons d'abord de notre oeil la poutre de la jalousie, de la malice, de la dissimulation, avant de songer à ôter le l'élu de l'oeil de notre frère. Alors nous verrons ce fétu avec les yeux de la colombe, avec les yeux qu'on vante dans l'Epouse du Christ (Ct. IV, 1), cette glorieuse Eglise que Dieu s'est choisie, qui n'a ni tache ni ride (Ep. V, 27), c'est-à-dire qui est pure et simple (Rét. l. I, ch. XII, n. 9).

CHAPITRE XX

LES PERLES, LES CHIENS, LES POURCEAUX.

67. Mais comme quelques-uns, bien que désireux d'obéir aux commandements de Dieu, pourraient être trompés par ce mot de simplicité, et s'imaginer que c'est chose coupable de cacher quelquefois la vérité, comme il l'est de mentir quelquefois, en sorte que, en révélant à ceux à qui ils s'adressent des choses que ceux-ci ne peuvent supporter, ils leur deviendraient plus nuisibles que s'ils ensevelissaient ces mêmes choses dans un éternel silence: pour obvier, dis-je, à cet inconvénient, le Seigneur a eu grand soin d'ajouter : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, et que, se tournant, ils ne vous déchirent. » Le Seigneur lui-même, quoiqu'il n'ait jamais menti, nous fait cependant voir qu'il a caché certaines vérités, quand il dit : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire ; mais vous ne pouvez les porter à présent » (Jn, XVI, 12). Et l'Apôtre Paul : « Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels. Comme à de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai abreuvés de lait, mais je ne vous ai point donné à manger, parce que vous ne le pouviez pas encore ; et à présent même vous ne le pouvez point, parce que vous êtes encore charnels » (I Co. III, 1, 2).

68. Mais à propos de cette défense de donner les choses saintes aux chiens et de jeter nos perles devant les pourceaux, nous devons soigneusement examiner ce qu'on entend par choses saintes, par perles, par chiens et par pourceaux. Une chose sainte, c'est ce qu'on ne peut violer et souiller sans crime ; et ce crime est imputé à la seule tentative, à la seule volonté, bien que la chose reste en elle-même inviolable et incorruptible. Les perles, ce sont tous les biens spirituels, dont on doit avoir une haute estime; et comme ils sont cachés, on les tire, en quelque sorte, du fond de l'abîme, et on ne les trouve qu'en brisant l'enveloppe allégorique qui leur sert pour ainsi dire de coquilles. Il est permis de penser que chose sainte et perle sont ici un seul et même objet : sainte, parce qu'on ne doit point la souiller; perle, parce qu'on ne doit point la mépriser. Or on essaie de corrompre ce qu'on ne veut pas laisser dans son intégrité, et on méprise ce qu'on considère comme vil, comme au dessous de soi ; ce qui fait dire qu'un objet méprisé est foulé aux pieds. Donc comme,les chiens s'élancent pour déchirer et ne laissent point entier ce qu'ils déchirent, le Seigneur nous dit : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens : a parce que, quoique la vérité ne puisse être ni déchirée ni corrompue, qu'elle demeure entière et inviolable, il faut cependant voir l'intention de ceux qui lui résistent en ennemis acharnés et s'efforcent, autant qu'il est en eux, de l'anéantir. Quant aux pourceaux, bien qu'ils ne mordent pas comme les chiens, ils souillent cependant en foulant aux pieds. a Ne jetez donc pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds et que, se tournant, « ils ne vous déchirent. n On peut ainsi, sans blesser le sens, appliquer le mot de chiens à ceux qui attaquent la vérité et celui de pourceaux à ceux qui la méprisent.

69. «De peur que, se tournant, ils ne vous déchirent, n vous, et non les perles. En effet, en les foulant aux pieds, même quand ils se tournent pour entendre encore quelque chose, ils déchirent celui qui leur a jeté les perles qu'ils ont déjà foulées aux pieds. Car il serait difficile de trouver un moyen de plaire à celui qui foule aux pieds des perles, c'est-à-dire méprise des vérités divines découvertes à grand prix. Je ne vois même pas trop comment on peut instruire de tels hommes sans indignation et sans dépit. Or, le chien et le pourceau sont deux animaux immondes. Il faut donc prendre garde de rien révéler à celui qui ne comprend pas ; il vaut mieux qu'il cherche ce qui est caché, que de gâter ou de dédaigner ce qui lui est découvert. On ne voit pas pour quelle autre raison ils repoussent des vérités évidentes et de grande importance, sinon par haine et par mépris : et la haine leur a fait donner le nom de chiens, le mépris celui de pourceaux. Cependant toute impureté, quelle qu'elle soit, prend son origine dans l'attache aux choses temporelles, c'est-à-dire dans l'amour de ce siècle, auquel on nous ordonne de renoncer pour être purs. Donc celui qui désire avoir le coeur pur et simple ne doit point se croire coupable de cacher quelque chose, si celui à qui il le cache n'est pas dans le cas de le comprendre. .Mais il n'en faut pas conclure qu'il soit permis de mentir : car cacher la vérité n'est pas dire le mensonge. Il faut donc d'abord travailler à écarter les obstacles qui empêchent de comprendre ; car si c'est faute d'être pur que celui à qui on s'adresse ne comprend pas, on doit, autant qu'on le peut, le purifier par ses paroles ou par ses oeuvres.

70. Et parce qu'on voit Notre-Seigneur dire certaines choses que beaucoup de ses auditeurs n'accueillaient point, soit par résistance, soit par mépris, il ne faut pas croire qu il ait donné les choses saintes aux saints ou jeté des perles devant les pourceaux ; car il ne parlait pas pour ceux de ses auditeurs qui ne pouvaient comprendre, mais pour ceux qui en étaient capables; l'impureté des autres n'était pas une raison pour négliger ceux-ci. Et quand ceux qui voulaient le tenter lui faisaient des questions et qu'il leur répondait de manière à leur fermer les oreilles, bien qu'ils se consumassent par leur propre venin plutôt que de recevoir la nourriture qu'il leur offrait: néanmoins ils fournissaient à ceux qui pouvaient comprendre une occasion d'apprendre beaucoup de choses utiles. Je dis cela pour que quand on ne pourra pas répondre à une question, on ne s'excuse pas en disant qu'on ne veut pas donner les choses saintes aux chiens ou jeter des perles devant les pourceaux. En effet celui qui peut répondre doit répondre, au moins pour les autres, qui se décourageraient s'ils venaient à se persuader que la question proposée est sans solution. Je suppose qu'il s'agit de choses utiles et qui touchent la doctrine du salut ; car des oisifs peuvent faire bien des questions superflues, inutiles et souvent même nuisibles ; et cependant il faut y répondre quelque chose, au moins pour expliquer et faire comprendre qu'on doit s'en abstenir. Il est donc quelquefois à propos de répondre quand on est interrogé sur des matières utiles, comme le fit le Seigneur lorsque les Sadducéens lui demandaient à qui appartiendrait, lors de la résurrection, une femme qui avait eu sept maris. Il leur répondit qu'à la résurrection on ne prendra point de femme, qu'on ne se mariera pas, mais qu'on sera comme des anges dans le ciel Quelquefois il faut interroger sur un autre sujet celui qui questionne, afin qu'il se réponde ainsi à lui-même, si toutefois il répond; et que s'il ne répond pas les témoins ne trouvent pas mauvais qu'on laisse sa question sans réponse. C'est ainsi que quand on demandait au Christ, pour le tenter, s'il fallait payer le tribut, il demanda à son tour de qui était l'image empreinte sur la pièce de monnaie qu'on lui présentait. En disant que c'était celle de César, les Pharisiens répondirent à leur propre question ; et le Christ tirant la conclusion, leur dit : « Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt. XXII, 16-34). Une autre fois les princes des prêtres et les anciens du peuple lui ayant demandé par quelle autorité il faisait ces choses, il leur fit une question sur le baptême de Jean; et comme ils ne voulaient. pas lui répondre, parce que leur réponse aurait tourné contre eux et qu'ils n'osaient pas dire du mal de Jésus à cause de la foule, il leur dit: « Ni moi non plus je ne vous dirai par quelle autorité je fais ces choses » (Ib. XXI, 23-27). Or, ceux qui étaient là trouvèrent que c'était très juste; car les pharisiens prétendaient ignorer ce qu'ils savaient parfaitement, mais qu'ils ne voulaient pas dire. Au fait il était juste que, demandant une réponse à leur question, ils fissent d'abord ce qu'ils exigeaient eux-mêmes; et en le faisant ils se seraient répondu. En effet ils avaient envoyé demander à Jean qui il était ; ou plutôt ils lui avaient envoyé des prêtres mêmes et des lévites,dans la pensée qu'il était le Christ: ce qu'il nia formellement, en rendant témoignage au Seigneur (Jn, I, 19-27). Or, en avouant ce témoignage, ils auraient compris par quelle autorité le Christ agissait; mais ils feignirent de l'ignorer et posèrent une question pour avoir occasion de calomnier le Sauveur.

CHAPITRE XXI

DU PRÉCEPTE DE LA PRIÈRE.

71. A propos de cette défense de donner les choses saintes aux chiens et de jeter des perles devant les pourceaux, un auditeur ayant la conscience de son infirmité, et s'entendant défendre de donner ce qu'il n'a pas encore, aurait pu se présenter et dire: quelles sont donc ces choses saintes que je ne dois pas donner aux chiens, ces perles que vous me défendez de jeter aux pourceaux ? Je ne m'aperçois encore pas que je les aie: c'est donc très à propos que le Seigneur ajoute: « Demandez et il vous sera donné; cherchez et vous trouverez; frappez et il vous sera ouvert. » Car quiconque demande reçoit; et qui cherche trouve ; et à qui frappe il sera ouvert.  Demander a pour objet d'obtenir la santé et la force de l'âme, afin de pouvoir accomplir les commandements: cherchera pour but de découvrir la vérité. En effet le bonheur parfait consistant dans l'action et la connaissance, l'action exige la libre disposition des forces, et la contemplation, la manifestation des choses; il faut donc demander l'un pour l'obtenir, et chercher l'autre pour le trouver. Or la connaissance en cette vie, est moins celle du bien à posséder que celle de la voie à suivre; mais quand on aura trouvé la véritable voie, on parviendra à la possession du bien qui cependant ne s'accordera qu'à celui qui frappe.

72. Pour rendre sensibles ces trois choses demander, chercher, frapper, donnons un exemple. Supposons un homme infirme des pieds, et ne pouvant marcher ; il faut d'abord le guérir et le consolider pour qu'il marche: c'est l'objet de ce mot: « demandez. » Mais à quoi sert de marcher et même de courir, si l'on s'égare dans une fausse route ? Le second point est donc de trouver le chemin qui mène au but où l'on veut parvenir. Quand on l'a trouvé, et qu'on arrive au domicile qu'on veut habiter, si celui-ci est fermé, il ne servira à rien d'avoir pu marcher, d'avoir marché et d'être arrivé, si on n'ouvre pas. Voilà pourquoi le Seigneur dit : « Frappez » (Rét. l. I, ch. XIX, n. 9).

73. Or celui dont les promesses ne mentent jamais, nous a donné et nous donne une grande espérance, car il dit: « Quiconque demande reçoit; et qui cherche trouve ; et à qui frappe il sera ouvert. » Il faut donc de la persévérance pour obtenir ce que nous demandons, trouver ce que nous cherchons et nous raire ouvrir quand nous frappons. Comme le Seigneur a cité l'exemple des oiseaux du ciel et du lis des champs, pour nous donner espoir que la nourriture et le vêtement ne nous manqueraient pas, élevant ainsi notre pensée du petit au grand; de même agit-il ici: « Quel est, dit-il, l'homme d'entre vous, qui, si son fils lui demande du pain, lui présentera une pierre? Ou si c'est un poisson qu'il lui demande, lui présentera-t-il un serpent? Si donc vous qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants : combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui les lui demandent? » Comment les méchants donnent-ils de bonnes choses ? Mais le Seigneur appelle ici méchants les amateurs de ce monde et les pécheurs. Quant aux bonnes choses qu'ils donnent, elles ne sont bonnes qu'à leur sens, parce qu'ils les estiment telles. Du reste elles sont bonnes aussi de leur nature, mais passagères et relatives à cette misérable vie; et tout méchant qui les donne, ne les donne pas de son fond car la terre et tout ce qu'elle renferme appartient au Seigneur (Ps. XXIII, 1), qui a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent (Ib. CXLV, 6). Combien donc nous devons espérer que Dieu nous accordera les biens que nous lui demandons et ne nous trompera pas, en nous donnant une chose pour une autre, puisque nous, qui sommes mauvais, nous savons donner ce qu'on nous demande; car nous ne trompons pas nos enfants, et toutes les bonnes choses que nous leurs donnons, ne viennent pas de nous, mais de Dieu.

CHAPITRE XXII

FAIRE A AUTRUI CE QU'ON DÉSIRE POUR SOI.

74. Or la fermeté et la force nécessaire pour marcher dans l'a voie de la sagesse se trouve dans les bonnes moeurs : et celles-ci vont jusqu'à la pureté et à la simplicité dont le Seigneur a si longtemps parlé; après quoi il tire cette conclusion : « Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent de bien, faites-le-leur aussi: car c'est la loi et les prophètes ». On lit dans les exemplaires grecs: « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi, » Je pense que les latins ont ajouté de bien, » pour mieux expliquer la pensée. En effet, le cas peut se présenter que quelqu'un, s'autorisant de ce texte, demande qu'on fasse pour lui une chose criminelle, comme par exemple de le provoquer à boire outre mesure et à se plonger dans l'ivresse, et qu'il fasse le premier ce qu'il désire d'un autre ; il serait ridicule alors de s'imaginer qu'il a rempli ce précepte. C'est, je pense, pour éviter cette fausse interprétation, et pour mieux préciser le sens, qu'après ces mots: « Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, » on a ajouté « de bien. » Si ce mot manque dans les exemplaires grecs, il faut les corriger : mais qui l'oserait? Il faut donc admettre que la pensée est complète même sans cette addition. Car c'est dans le sens propre, et non d'après la signification ordinaire qu'il faut entendre ces expressions: « tout ce que vous voulez. » En effet il n'y a proprement de volonté que pour le bien; car pour les actions mauvaises et criminelles, c'est de la passion et non de la volonté. Non que les Ecritures emploient toujours le mot dans son sens propre ; mais, quand il faut, elles y tiennent tellement qu'il n'est pas possible d'en donner un autre.

75. Or ce commandement paraît se rattacher à l'amour du prochain, mais non également à l'amour de Dieu: le Seigneur nous disant ailleurs qu'il y a deux commandements auxquels se rattachent toute la loi et les prophètes. » En effet si l'on eût dit: tout ce que vous voulez qu'on vous fasse, faites-le vous-mêmes, les deux commandements se fussent trouvés renfermés en une seule formule, puisqu'on se serait empressé de dire que chacun désirant être aimé de Dieu et des hommes, et l'ordre étant donné de faire ce qu'on désire se voir fait à soi-même, on est obligé d'aimer Dieu et le prochain. Mais comme le Seigneur dit expressément: « Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi, » il semble que cela signifie simplement : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même. » Toutefois il faut bien remarquer ce que le Christ ajoute ici : « Car c'est la loi et les prophètes ; » tandis qu'en parlant des deux commandements il n'a pas dit simplement: à eux se rattachent la loi et les prophètes, mais : « Toute la loi et les prophètes » (Mt., XXII, 37-40), c'est-à-dire toutes les prophéties. Et comme il n'emploie pas ici cette expression, « toute », il réserve évidemment la place de l'autre commandement, du commandement de l'amour de Dieu. Pour le moment il s'agit de ce qui regarde ceux qui ont le coeur simple; et comme il est à craindre que l'on n'ait un coeur double à l'égard de ceux à qui le cœur peut être caché, c'est-à-dire à l'égard des hommes, voilà pourquoi il a fallu donner ce commandement. Car il n'est à peu près personne qui veuille avoir à faire à un cœur double. Or il ne peut se faire qu'un homme accorde quelque chose à un homme avec un coeur simple, s'il n'exclut pas toute vue de profit temporel et n'agit pas avec cette intention désintéressée que nous avons assez longtemps expliquée plus haut, quand nous parlions de l'oeil simple.

76. L'œil purifié et rendu simple sera donc capable de voir et de contempler sa lumière intérieure. Car c'est l'oeil du coeur. Or celui-là a cet oeil, qui pour rendre ses actions vraiment bonnes, ne se propose point pour but de plaire aux hommes, mais, dans le cas où il lui arrive de plaire, y cherche le salut de ses frères et la gloire de Dieu, et non une vaine jactance; qui ne travaille pas au salut du prochain dans l'intention de se procurer les choses nécessaires à la vie; qui ne condamne pas témérairement l'intention et la volonté dans un acte où l'intention et la volonté ne sont pas manifestes ; qui rend à l'homme tous les services possibles dans l'intention où il voudrait qu'on les lui rendît, c'est-à-dire sans en attendre aucun profit temporel. Voilà le coeur simple et pur qui cherche Dieu : « Bienheureux donc ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu ».

CHAPITRE XXIII

LA PORTE ÉTROITE ET LA PORTE LARGE.

77. Mais, comme c'est là le partage d'un petit nombre, le Seigneur commence à parler de la recherche et de la possession de la sagesse, qui es l'arbre de vie. Or, pour la rechercher et la posséder, c'est-à-dire la contempler, l'oeil a été préparé par tout ce qui a été dit plus haut, de manière à connaître la voie resserrée et la porte étroite. Et c'est ce que dit ensuite le Seigneur Entrez par la porte étroite; parce que large est la porte et spacieuse la voie qui conduit à la perdition, et nombreux,sont ceux qui entrent par elle. Combien est étroite la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie et qu'il en est peu qui la trouvent! » Il ne dit pas pour cela que le joug du Seigneur soit dur ni son fardeau pesant; mais seulement que bien peu veulent supporter le fardeau jusqu'au bout, faute d'une foi suffisante en celui qui crie : « Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine et qui êtes chargés et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur : car mon joug est doux et mon fardeau léger » (Mt. XI, 28-30). C'est précisément par là que ce sermon a commencé, en parlant de ceux qui sont humbles et doux. Mais beaucoup rejettent, bien peu acceptent ce joug si doux, ce fardeau si léger; et voilà pourquoi resserrée est la voie qui conduit à la vie, et étroite est la porte par laquelle on y entre.

CHAPITRE XXIV

PRENDRE GARDE AUX FAUX PROPHÈTES.

78. Il faut donc surtout se tenir en garde contre ceux qui promettent la sagesse et la connaissance de la vérité qu'ils n'ont pas, comme les hérétiques, par exemple, qui le plus souvent essaient de se recommander par leur petit nombre. Aussi, après avoir dit que bien peu trouvent la porte étroite et la voie resserrée; de peur que ces sectaires ne s'imaginent être ce petit nombre, le Christ ajoute : « Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous sous des vêtements de brebis, tandis qu'au dedans ce sont des loups ravisseurs. » Mais ces loups ne trompent pas l'oeil simple, qui sait distinguer l'arbre à ses fruits : car, dit le Seigneur, « Vous les connaîtrez à leurs fruits. » Puis il ajoute des comparaisons : « Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des ronces ? Ainsi tout arbre bon produit des fruits bons; mais tout mauvais arbre produit de mauvais fruits. « Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits. Or tout arbre quine produit pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu. Vous les connaîtrez donc à leurs fruits ».

79. A ce propos il faut surtout se défier de l'erreur de ceux qui entendent, par ces deux arbres, deux natures : la nature de Dieu, et une autre qui n'est pas celle de Dieu et ne provient pas de Dieu. J'ai déjà longuement discuté cette erreur dans d'autres livres, et, s'il le faut, je la discuterai encore; il s'agit maintenant de faire voir qu'elle ne peut s'appuyer sur la comparaison des deux arbres. D'abord le Christ parle ici des hommes, et cela est tellement clair qu'en lisant ce qui précède et ce qui suit, on ne peut que s'étonner de l'aveuglement de ces hérétiques. Ensuite, ils insistent sur ces mots : « Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits, » et ils s'imaginent qu'une âme mauvaise ne peut pas s'améliorer, ni une âme bonne se détériorer; comme si on avait dit: Un arbre bon ne peut pas devenir mauvais, ni un arbre mauvais devenir bon; tandis que le texte porte : « Un arbre bon ne peut pas produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits. » Or l'arbre c'est l'âme même, l'homme même; et le fruit de l'arbre, les oeuvres de l'homme; un homme mauvais ne peut donc faire le bien, ni l'homme bon, le mal. Par conséquent si l'homme mauvais veut faire le bien, il faut d'abord qu'il devienne bon. C'est ce que le Seigneur exprime ailleurs plus clairement : « Ou rendez l'arbre bon, ou rendez l'arbre mauvais, » Or, si les deux arbres eussent signifié les deux natures dont parlent ces hérétiques, le Christ ne dirait pas : Rendez; car qui d'entre les hommes peut faire une nature? Ensuite, là encore, après avoir parlé des deux arbres, le Seigneur ajoute : « Hypocrites, comment pouvez-vous dire de bonnes choses, puisque vous êtes mauvais ? » (Mt. XII, 33, 34) Donc tant qu'on est mauvais on ne peut produire de bons fruits, et si on produit de bons fruits, c'est qu'on n'est plus mauvais. C'est ainsi qu'on peut dire avec une exacte vérité : la neige ne saurait être chaude; car, dès qu'elle est chaude, nous ne l'appelons plus neige mais eau. Il peut donc se faire que ce qui était neige ne le soit plus, mais non qu'il y ait de la neige chaude. Ainsi il peut arriver que celui était mauvais cesse de l'être, et néanmoins il est impossible qu'un homme mauvais fasse le bien, quoiqu'il puisse parfois être utile : mais alors ce n'est pas lui qui fait le bien ; le bien se fait à son occasion, par l'action de la divine Providence. C'est ainsi qu'il a été dit des pharisiens: « Faites ce qu'ils disent, mais ne faites pas ce qu'ils font. » S'ils disaient de bonnes choses, et si ce qu'ils disaient était utile à entendre et à pratiquer, ce n'était point leur oeuvre. Car, dit le Seigneur, « ils sont assis sur la chaire de Moïse » (Mt, XXIII, 3, 2). Ils pouvaient donc, grâce à la divine Providence, être utiles en prêchant la Loi de Dieu et faire du bien à leurs auditeurs sans s'en faire à eux-mêmes. C'est des hommes de ce genre qu'un prophète a dit ailleurs : « Vous avez semé du froment et vous recueillerez des épines » (Jr. XII, 13) ; parce qu'ils enseignaient le bien et faisaient le mal. Ceux qui les écoutaient et mettaient leurs maximes en pratique ne cueillaient donc pas des raisins sur des épines, mais cueillaient des raisins sur la vigne à travers les épines; comme si quelqu'un, passant la main par une haie, cueillait un raisin sur le cep que la haie entoure. Ce serait bien le fruit, non des épines, mais de la vigne.

80. On a certainement très-grande raison de demander à quels fruits le Seigneur veut que nous fassions attention pour connaître l'arbre. Car beaucoup estiment comme fruits, ce qui fait partie des vêtements des brebis, et, par là, sont trompés par les loups : tels sont le: jeûnes par exemple, les prières où les aumônes : toutes oeuvres qui peuvent être faites par des hypocrites, autrement on n'aurait pas dit plus haut : « Prenez garde à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d'eux ». Ce principe une fois passé, le Sauveur détaille ces trois espèces de bonnes oeuvres : l'aumône, la prière, le jeûne. Beaucoup donnent abondamment aux pauvres, non par pitié mais par ambition; beaucoup prient, ou plutôt paraissent prier, sans avoir Dieu en vue, mais dans le désir de plaire aux hommes; beaucoup jeûnent, et font parade d'une abstinence prodigieuse aux yeux de ceux qui regardent cette vertu comme difficile et honorable; et par ces ruses il se séduisent, trompant, d'une part, par des fausses apparences, et de l'autre, pillant et tuant ceux qui ne savent pas voir les loups sous ces peaux de brebis. Le Seigneur nous avertit donc que ce ne sont pas là des fruits auxquels on puisse juger un arbre. En effet, quand tout cela procède d'un coeur droit et sincère, ce sont là des véritables vêtements de brebis; mais quand une erreur coupable en est la source, cela ne couvre pas autre chose que des loups. Cependant les brebis ne doivent pas répudier leurs vêtements, parce que le plus souvent les loups s'en servent pour se cacher.

84. C'est donc l'Apôtre qui nous dira à quels fruits nous reconnaîtrons l'arbre mauvais : « On connaît aisément les oeuvres de la chair, qui sont: les fornications, les impuretés, la luxure, le culte des idoles, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les jalousies, les colères, les dissensions, les hérésies, les sectes, les envies, les ivrogneries, les débauches de table, et «autres choses semblables; je vous le dis, comme je vous l'ai déjà dit : ceux qui font de telles choses n'obtiendront point le royaume de Dieu. » Le même Apôtre nous dit ensuite à quels fruits nous connaîtrons qu'un arbre est bon : « Au contraire les fruits de l'Esprit sont : la charité, la joie, la paix, la longanimité, la bienveillance, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence » (Gal. V, 19-23). Il faut savoir que le mot joie est pris ici dans son sens propre; car à la rigueur les méchants ne peuvent goûter la joie, mais seulement s'étourdir; comme nous avons dit plus haut que le mot volonté a aussi son sens propre qui ne saurait s'appliquer aux méchants dans la pensée de ce texte : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur aussi. » Le prophète donne encore la même signification au mot j oie, et suppose qu'elle n'existe que chez les bons, quand il dit : « Il n'y a pas de joie pour les impies , dit le Seigneur » (Is. LVII, 91 selon les Sept). Il en est de même de la foi, qui strictement ne s'entend pas d'une foi quelconque, mais de la véritable foi. Tout cela ne peut avoir son simulacre chez les hommes méchants et imposteurs, au point de tromper celui qui n'a pas encore l'oeil simple pour tout démêler. Il était donc tout à fait dans l'ordre de parler d'abord de la nécessité de purifier l'oeil, et de dire ensuite contre quoi il faut se tenir en garde.

CHAPITRE XXV

NÉCESSITÉ DE PRATIQUER.

82. Mais comme, même avec un oeil pur, c'est-à-dire avec un coeur simple et sincère, on ne peut lire dans le coeur d'un autre, ce sont les tentations qui mettent au jour ce que les actes ou les paroles laissent ignorer. Or il y a deux espèces de tentations: ou l'espoir d'acquérir quelque avantage temporel, ou la crainte de le perdre. Il faut bien prendre garde, tout en cherchant la sagesse qui ne se trouve que dans le Christ en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (Col. II, 3), il faut bien prendre garde à ne pas nous laisser tromper, sous le nom du Christ, par des hérétiques ou par des gens peu éclairés et partisans de ce siècle. Voilà pourquoi le Seigneur continue et nous dit : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux ; mais celui qui fait la volonté de mon Père, celui-là entrera dans le royaume des cieux. » Par là nous sommes avertis de ne pas nous imaginer qu'il suffise de dire : « Seigneur, Seigneur, » pour être un arbre bon et porter de bons fruits. Les bons fruits consistent à faire la volonté du Père qui est dans les cieux, selon l'exemple que le Seigneur lui-même nous en a donné dans sa personne.

83. On pourrait être embarrassé d'arranger ce passage avec cet autre de l'Apôtre : « Personne parlant dans l'Esprit de Dieu, ne dit anathème à Jésus ; et personne ne peut dire Seigneur Jésus, que par l'Esprit-Saint » (I Cor, XII, 8). En effet, d'une part, nous ne pouvons dire que des hommes ayant l'Esprit-Saint n'entreront pas dans le royaume des cieux, s'ils persévèrent jusqu'à la fin ; et, de l'autre, nous ne pouvons affirmer que ceux qui disent Seigneur, Seigneur, » et n'entrent pas dans le royaume des cieux, ont l'Esprit-Saint. Que signifient donc ces paroles: « dire Seigneur Jésus », sinon que, sous ce mot dire, l'Apôtre sous-entend la volonté et l'intelligence de celui qui parle? De son côté le Seigneur a dit cri général : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux. » Car celui qui ne veut pas ou ne comprend pas ce qu'il dit, a cependant l'air de dire; mais celui-là seul dit réellement qui exprime sa volonté et sa pensée par le son de sa voix. C'est ainsi que, plus haut, dans l'énumération des fruits du Saint-Esprit, le mot joie, est pris dans son sens propre, et non dans celui où l'Apôtre l'emploie quand il dit : « Elle (la charité) ne se réjouit point de l'iniquité » (Ib. XIII, 6). Comme si on pouvait se réjouir de l'iniquité! comme si ce n'était pas là une agitation, un troublé de l'âme, et non la joie, que les bons seuls peuvent goûter! Donc on peut avoir l'air de dire, quand on se contente de parler, sans comprendre et sans pratiquer ce qu'on exprime ; et c'est en ce sens que le Seigneur dit : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux. » Mais ceux-là parlent véritablement et proprement chez qui la volonté et l'intelligence sont d'accord avec la parole, et c'est à ce point de vue que l'Apôtre a dit: « Personne ne peut dire Seigneur Jésus que par l'Esprit-Saint ».

84. Un point très-important et relatif à ce sujet, c'est donc qu'en cherchant à connaître la vérité, nous ne nous laissions point tromper, non-seulement par ceux qui se couvrent du nom du Christ sans que leur conduite y réponde, mais encore par certains faits et par certains prodiges, comme le Seigneur en a fait en vue des infidèles, tout en nous avertissant de ne pas nous y laisser prendre et de ne pas toujours supposer une sagesse invisible là où nous voyons un miracle visible. C'est pourquoi il ajoute : « Beaucoup me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en votre nom que nous avons prophétisé, en votre nom que nous avons chassé les démons, et en votre nom que nous avons fait beaucoup de miracles? Et alors je leur dirai: Je ne vous ai jamais connus, retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité. » Le Seigneur ne reconnaîtra donc que celui qui pratique la justice. Car il a défendu même à ses disciples de se réjouir de telles choses, par exemple, de ce que les démons leur obéissaient. « Mais, leur dit-il, réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans les cieux » (Lc, X, 20), c'est-à-dire, je pense, dans cette cité de la Jérusalem céleste, où régneront seulement les justes et les saints. « Ne savez-vous pas, dit l'Apôtre, que les injustes ne posséderont pas le royaume de Dieu ? » (I Co. VI, 9)

85. Mais peut-être quelqu'un dira-t-il que les injustes ne peuvent faire ces miracles visibles, et regardera-t-il commodes menteurs ceux qui diront: « C'est en votre nom que nous avons prophétisé, et chassé les démons et fait beaucoup de miracles ». Qu'il lise alors tout ce qu'ont fait les magiciens d'Égypte par opposition à Moïse, le serviteur de Dieu (Ex. VII, VIII) ; ou s'il ne le veut pas, par la raison que ces magiciens n'agissaient pas au nom du Christ, qu'il lise au moins ce que le Christ lui-même a dit, en parlant des faux prophètes : « Alors si quelqu'un vous dit: Voici le Christ, ici ou là, ne le croyez pas. Car il s'élèvera de faux «Christs et de faux prophètes; ils feront de grands signes et des prodiges, jusqu'à induire en erreur, s'il peut se faire, même les élus » (Mt. XXIV, 23-26).

86. Combien donc un oeil pur et simple est nécessaire pour trouver la voie de la sagesse, autour de laquelle les hommes pervers déploient tant d'artifices et d'erreurs ! Échapper, à toutes leurs embûches, c'est parvenir à la paix assurée, à l'immuable et solide sagesse. Car il est extrêmement à craindre de ne pas voir, dans la chaleur de la discussion et de la dispute, ce qu'il n'est donné qu'à un petit nombre de voir; vu que le bruit de la contradiction est peu de chose, quand on n'en fait pas soi-même. C'est à cela que se rattachent ces paroles de l'Apôtre: « Il ne faut pas qu'un serviteur de Dieu dispute, mais qu'il soit doux envers tous, docile, capable d'enseigner, parlent, reprenant modestement ceux qui sont d'une opinion opposée ; dans l'espérance que Dieu leur donnera un jour l'esprit de pénitence pour connaître la vérité » (II Tm. II, 24). Donc : « Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu » (Mt. , V, 9).

87. Il faut par conséquent bien faire attention à la terrible conclusion de tout ce discours. « Ainsi quiconque entend ces paroles que je dis et les accomplit, sera comparé à un homme sage qui a bâti sa maison sur la pierre. » En effet ce n'est qu'en agissant qu'on donne de la solidité à ce qu'on entend ou à ce qu'on comprend. Et si le Christ est la pierre, comme l'enseignent plusieurs endroits des Écritures (I Co. X, 4), celui-là bâti t sur le Christ, qui met ses leçons en pratique. « La pluie est descendue, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur la pierre ». Celui-là ne craint donc pas les superstitions ténébreuses, car la pluie n'a pas d'autre signification, quand on la prend en mauvais sens; ni les vaines rumeurs des hommes, que l'on compare aux vents, je pense; ni le torrent de celle vie, l'entraînement des concupiscences charnelles qui inonde, pour ainsi dire, la terre. En effet, voilà les trois genres d'adversité qui abattent l'homme que la prospérité séduit, mais on n'a rien à en craindre quand on a une maison, fondée sur la pierre, c'est-à-dire, quand on ne se contente pas d'entendre les ordres du Seigneur, mais qu'on les accomplit. Celui au contraire qui les entend et ne les accomplit pas, est grandement exposé à tous ces périls : car il n'a pas de fondement solide; en entendant et en n'accomplissant pas, il élève un édifice ruineux. Le Christ ajoute donc: « Et quiconque entend ces paroles que je dis et ne les accomplit point, sera semblable à un homme insensé qui bâtit sur le sable ; la pluie est descendue, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle s'est écroulée et sa ruine a été grande.

« Or il arriva que lorsque Jésus eut achevé ces discours le peuple était dans l'admiration de sa doctrine ; car il les instruisait comme ayant autorité et non comme leurs scribes et leurs pharisiens. » J'ai indiqué plus haut que tout avait été prédit, par le Psalmiste, quand il disait: « J'agirai en mettant, ma confiance en lui ; les paroles du Seigneur sont des paroles pures, de l'argent éprouvé par le feu, dégagé de la terre, purifié jusqu'à sept fois » (Ps, XI, 6, 7). C'est ce nombre sept qui m'a fait rattacher ces préceptes aux sept sentences que le Seigneur a exprimées au commencement de ce discours, et aux sept opérations du Saint-Esprit mentionnées par le prophète Isaïe (Is. XI, 2, 3). Mais soit qu'on adopte cette division, soit qu'on en préfère une autre, il faut accomplir ce que nous avons appris du Seigneur, si nous voulons bâtir sur la pierre.

 

pour toute suggestion ou demande d'informations