59. Et comme en se procurant ces
ressources pour l'avenir, ou en les réservant s'il n'y a pas lieu de les
dépenser sur l'heure, on peut agir avec des intentions différentes, avec un cœur
simple ou avec un cœur double, le Seigneur a raison d'ajouter : « Ne jugez
point, afin que vous ne soyez point jugés; car d'après le jugement selon lequel
vous aurez jugé, vous serez jugés, et selon la mesure avec laquelle vous aurez
mesuré, mesure vous sera faite. » Ici, je pense, le Seigneur nous ordonne
simplement d'interpréter en bonne part tons les actes dont l'intention est
douteuse. En effet quand il dit: « Vous les connaîtrez à leurs fruits, » il
parle des actions dont le but est manifeste, et quine peu vent procéder d'un bon
principe; comme, par exemple, les crimes contre la pudeur, les blasphèmes, les
vols, l'ivrognerie et autres de ce genre dont il nous est permis de juger, au
dire de l'Apôtre : « En effet m'appartient-il de juger ceux qui sont dehors? Et
ceux qui sont dedans n'est-ce pas vous qui les jugez ? » (I Co. V, 12) Mais
quant à la nature des aliments, comme on peut, avec une intention droite, un
cœur simple et en dehors de toute concupiscence, user indifféremment de toute
nourriture propre à l'homme, le même Apôtre ne voulait pas que ceux qui
manquaient de la viande et buvaient du vin fussent jugés par ceux qui
s'abstenaient de ces aliments : « Que celui qui mange, dit-il, ne méprise pas
celui qui ne mange point, et que celui qui ne mange point, ne condamne pas celui
qui mange. » Et il ajoute : « Qui es tu, toi qui juges le serviteur d'autrui ?
C'est pour son maître qu'il demeure ferme ou qu'il tombe » (Rm. XIV, 3, 4). Les
Romains voulaient en effet, n'étant que des hommes, juger des actions qui
peuvent procéder d'une intention droite, simple, élevée, comme aussi d'un
mauvais principe, et porter un arrêt contre les secrets du coeur, dont Dieu
s'est réservé le jugement.
60. A ce sujet se rapporte encore
ce que l'Apôtre dit ailleurs : « Ne jugez pas avant le temps, jusqu'à ce que
vienne le Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres et
manifestera les pensées secrètes des coeurs; et alors chacun recevra de Dieu sa
louange » (I Co. IV, 5). Il y a donc certaines actions indifférentes, dont le
motif nous est inconnu, qui peuvent procéder d'un bon ou d'un mauvais principe,
et qu'il est téméraire de juger, surtout de condamner. Or un temps viendra où
elles seront jugées, quand le Seigneur éclairera ce qui est caché dans les
ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des coeurs. » Le même Apôtre dit
encore en un autre endroit : « Les péchés de quelques-uns sont manifestes et les
devancent au jugement. » Par péchés manifestes il entend les actes dont
l'intention est évidente; ceux-là précédent le coupable au ,jugement,
c'est-à-dire que le jugement auquel ils donnent lieu, n'est point téméraire.
Puis viennent les actions secrètes, mais qui seront manifestées en leurs temps.
Cela s'applique aussi aux bonnes oeuvres ; car l'Apôtre ajoute : « Pareillement
les oeuvres bonnes sont manifestes, et celles qui ne le sont pas ne peuvent
reste cachées » (I Tm. V, 24, 25). Jugeons donc de ce qui est manifeste;
laissons Dieu juger de ce qui est caché; parce que celui est caché, soit bien,
soit mal, ne pourra rester tel, quand viendra le jour des manifestations.
61. Or le jugement téméraire doit
être évité dans deux cas : quand on ignore le motif d'une action, et quand on ne
sait pas ce que doit devenir celui qui agit, qu'il paraisse bon ou mauvais. Par
exemple, un homme se plaint de l'estomac et se dispense de jeûner; vous ne
croyez pas à ce qu'il dit et l'accusez de gourmandise voilà un jugement
téméraire. Ou bien sa gourmandise et son ivrognerie sont manifestes, mais, en le
blâmant, vous le regardez comme incorrigible : c'est encore un jugement
téméraire. Ne condamnons donc pas les actes dont le motif nous est inconnu; et
quand ils sont visiblement mauvais, ne désespérons jamais du malade; par là nous
éviterons le jugement dont il est dit : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez
pas jugés. »
62. On pourrait s'étonner de ces
paroles: « Car d'après le jugement selon lequel vous aurez jugé,vous serez
jugés, et selon la mesure avec la quelle vous aurez mesuré, mesure vous sera
faite, » Quoi ! si nous avons jugé témérairement, Dieu nous jugera-t-il aussi
témérairement ? Ou si nous avons mesuré avec une mesure injuste, Dieu aura-t-il
aussi une injuste mesure pour nous mesurer ? Car, sans doute, ici mesure
signifie jugement. Non : Dieu ne juge jamais témérairement, et n'a de mesure
injuste pour personne; mais ce langage veut dire que la témérité avec laquelle
vous jugez le prochain est nécessairement matière de punition pour vous. A moins
qu'on ne s'imagine que l'injustice nuit à celui à qui elle s'adresse et non à
celui de qui elle procède ; tout au contraire, bien souvent elle ne fait point
de mal au premier, et nécessairement elle nuit au second. Quel mal a fait aux
martyrs l'injustice de leurs persécuteurs ? Et elle en a fait beaucoup aux
persécuteurs eux-mêmes. Car, bien que quelques-uns d'entre eux se soient
convertis, néanmoins leur malice les aveuglait, alors qu'ils étaient
persécuteurs. De même le jugement téméraire ne nuit ordinairement pas à celui
sur qui on le porte ; mais il faut absolument qu'il nuise à celui qui le porte.
C'est, je pense, d'après cette règle qu'il a été dit : « Quiconque frappera de
l'épée, périra par l’épée » (Mt. XVI, 52). Car combien frappent de l'épée, et ne
périssent point par l'épée, non plus que Pierre lui-même ? Mais qu'on ne
s'imagine pas que ce soit à cause de la rémission de ses péchés que l'Apôtre a
échappé à cette punition. Et d'abord ne serait-il pas par trop absurde de
regarder comme plus terrible la mort par l'épée, qui n'arrive pas à Pierre, que
la mort parla croix qu'on lui fait subir ? Et alors que dira-t-on des larrons
crucifiés avec le Seigneur, dont l'un mérita son pardon, après avoir été
crucifié (Lc, XXIII, 33-43), tandis que l'autre ne le mérita pas? Ces deux
larrons avaient-ils crucifié tous ceux qu'ils avaient tués, et mérité par là de
subir eux-mêmes ce supplice ? Il serait ridicule de le penser. Que signifient
donc ces paroles : « Quiconque frappera de l'épée, périra par l'épée, » sinon
qu'un péché quelconque donne la mort à l'âme ?
63. Tout ce que le Seigneur dit ici
a donc pour but de nous tenir en garde contre le jugement téméraire et injuste,
parce qu'il veut que dans toutes nos actions, nous ayons un coeur simple et Dieu
seul en vue ; parce que le motif de beaucoup d'actions étant inconnu, il est
téméraire d'en juger, et que ceux qui se laissent le plus facilement aller au
jugement téméraire et au blâme, sont ceux qui aiment mieux critiquer et
condamner, qu'améliorer et corriger : ce qui est le défaut propre de l'orgueil
et de l'envie. Pour toutes ces raisons, le Seigneur ajoute : « Pourquoi vois-tu
, le fétu qui est dans l’oeil de ton frère et ne vois-tu pas la poutre qui est
dans le tien ? » Par exemple : cet homme a péché par colère et vous péchez par
haine eh bien ! il y autant de distance entre la colère et la haine qu'entre un
fétu et une poutre. Car la haine est une colère invétérée qui a pris une telle
force avec le temps, qu'on a raison de l'appeler une poutre. Il peut arriver
que, tout en vous fâchant contre un homme, vous désiriez le corriger : et cela
n'est pas possible avec la haine.
64. « Comment en effet dis-tu à ton
frère : Laisse-moi ôter le fétu de ton oeil, tandis qu'il y a une poutre dans le
tien ? Hypocrite, ôte d'abord la poutre de ton oeil, et alors tu songeras à ôter
le fétu de l'oeil de ton frère ; » c'est-à-dire, bannissez d'abord la haine de
votre âme, et ensuite vous pourrez corriger celui que vous aimez. Et c'est avec
raison qu'on dit hypocrite. Car accuser les vices est le propre des
hommes justes et bienveillants ; en le faisant, les méchants usurpent un rôle
qui ne leur appartient pas, comme les comédiens cachent sous un masque ce qu'ils
sont, et représentent un personnage qu'ils ne sont pas. Sous ce nom d'hypocrites
entendez donc les hommes dissimulés. C'est une vengeance funeste et contre
laquelle il faut bien se tenir en garde ; ils se constituent, par haine et par
jalousie, accusateurs de tous les vices et veulent encore passer pour de sages
conseillers. Nous devons donc, quand la nécessité nous oblige à reprendre ou à
blâmer quelqu'un, agir avec bonté et prudence et nous demander sérieusement si
ce vice est de ceux que nous n'avons jamais eus ou dont nous sommes guéris; si
cela est, nous souvenir que nous sommes hommes et que nous aurions pu l'avoir,
et si nous l'avons eu, être indulgents pour une faiblesse commune, afin que
notre blâme ou nos reproches ne soient pas inspirés par la haine, mais par la
compassion : en sorte que, soit que le. coupable doive profiter de nos avis,
soit qu'il en devienne pire, car le résultat est incertain, nous soyons au moins
assurés que notre oeil est resté simple. Mais si la réflexion nous découvre en
nous le défaut que nous nous disposions à blâmer, gardons-nous de reprocher et
de réprimander ; seulement gémissons avec le coupable et invitons-le, non plus à
céder à nos injonctions, mais à se guérir avec nous.
65. Quand l'Apôtre disait : « Je me
suis fait comme Juif avec les Juifs, pour gagner les Juifs; avec ceux qui sont
sous la loi, comme si j'eusse été sous la loi, quoique je ne fusse plus sous la
loi, afin de gagner ceux qui étaient sous la loi ; avec ceux qui étaient sans
loi, comme si j'eusse été sans la loi, quoique je ne fusse pas sous la loi de
Dieu, mais que je fusse sans la loi du Christ, afin de gagner ceux qui étaient
sans la loi. Je me suis rendu faible avec les faibles, pour gagner les faibles ;
je me suis fait tous à tous pour les sauver tous ; » quand, dis-je, il parlait
ainsi, ce n'était pas par dissimulation, comme l'ont prétendu quelques-uns, qui
voudraient appuyer leur détestable hypocrisie sur l'autorité d'un si grand
modèle, mais par charité, en s'appropriant, pour ainsi dire, l'infirmité de
celui qu'il voulait soulager. Il en avait d'abord prévenu en disant : « Car,
lorsque j'étais libre à l'égard de tous, je me suis fait l'esclave de tous, pour
en gagner un plus, grand nombre » (I Co. IX, 19-27). Et pour nous faire
comprendre qu'il n'agissait point par dissimulation, mais en vertu de cette
charité qui nous fait compatir à des hommes faibles comme nous, il nous dit
encore ailleurs : « Car vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté;
seulement ne faites pas de cette liberté une occasion pour la chair ; mais soyez
par la charité les serviteurs les uns des autres » (Gal. V, 13). Or il n'en peut
être ainsi qu'autant qu'on regarde comme sienne l'infirmité du prochain et qu'on
la supporte avec patience, jusqu'à ce que celui qu'on veut sauver, en soit
guéri.
66. Ce n'est donc que rarement et
dans une grande nécessité qu'il faut adresser des reproches, et, quand on le
fait, ce n'est point son propre intérêt, mais le service de Dieu qu'il faut
avoir en vue. Car Dieu est la fin dernière : par conséquent ne faisons rien avec
un coeur double, et ôtons d'abord de notre oeil la poutre de la jalousie, de la
malice, de la dissimulation, avant de songer à ôter le l'élu de l'oeil de notre
frère. Alors nous verrons ce fétu avec les yeux de la colombe, avec les yeux
qu'on vante dans l'Epouse du Christ (Ct. IV, 1), cette glorieuse Eglise que Dieu
s'est choisie, qui n'a ni tache ni ride (Ep. V, 27), c'est-à-dire qui est pure
et simple (Rét. l. I, ch. XII, n. 9).
67. Mais comme quelques-uns, bien
que désireux d'obéir aux commandements de Dieu, pourraient être trompés par ce
mot de simplicité, et s'imaginer que c'est chose coupable de cacher quelquefois
la vérité, comme il l'est de mentir quelquefois, en sorte que, en révélant à
ceux à qui ils s'adressent des choses que ceux-ci ne peuvent supporter, ils leur
deviendraient plus nuisibles que s'ils ensevelissaient ces mêmes choses dans un
éternel silence: pour obvier, dis-je, à cet inconvénient, le Seigneur a eu grand
soin d'ajouter : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens et ne jetez pas
vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, et
que, se tournant, ils ne vous déchirent. » Le Seigneur lui-même, quoiqu'il n'ait
jamais menti, nous fait cependant voir qu'il a caché certaines vérités, quand il
dit : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire ; mais vous ne pouvez les
porter à présent » (Jn, XVI, 12). Et l'Apôtre Paul : « Je n'ai pu vous parler
comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels. Comme à de
petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai abreuvés de lait, mais je ne vous ai
point donné à manger, parce que vous ne le pouviez pas encore ; et à présent
même vous ne le pouvez point, parce que vous êtes encore charnels » (I Co. III,
1, 2).
68. Mais à propos de cette défense
de donner les choses saintes aux chiens et de jeter nos perles devant les
pourceaux, nous devons soigneusement examiner ce qu'on entend par choses
saintes, par perles, par chiens et par pourceaux. Une chose sainte, c'est ce
qu'on ne peut violer et souiller sans crime ; et ce crime est imputé à la seule
tentative, à la seule volonté, bien que la chose reste en elle-même inviolable
et incorruptible. Les perles, ce sont tous les biens spirituels, dont on doit
avoir une haute estime; et comme ils sont cachés, on les tire, en quelque sorte,
du fond de l'abîme, et on ne les trouve qu'en brisant l'enveloppe allégorique
qui leur sert pour ainsi dire de coquilles. Il est permis de penser que chose
sainte et perle sont ici un seul et même objet : sainte, parce qu'on
ne doit point la souiller; perle, parce qu'on ne doit point la mépriser. Or on
essaie de corrompre ce qu'on ne veut pas laisser dans son intégrité, et on
méprise ce qu'on considère comme vil, comme au dessous de soi ; ce qui fait dire
qu'un objet méprisé est foulé aux pieds. Donc comme,les chiens s'élancent pour
déchirer et ne laissent point entier ce qu'ils déchirent, le Seigneur nous dit :
« Ne donnez pas les choses saintes aux chiens : a parce que, quoique la vérité
ne puisse être ni déchirée ni corrompue, qu'elle demeure entière et inviolable,
il faut cependant voir l'intention de ceux qui lui résistent en ennemis acharnés
et s'efforcent, autant qu'il est en eux, de l'anéantir. Quant aux pourceaux,
bien qu'ils ne mordent pas comme les chiens, ils souillent cependant en foulant
aux pieds. a Ne jetez donc pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils
ne les foulent aux pieds et que, se tournant, « ils ne vous déchirent. n On peut
ainsi, sans blesser le sens, appliquer le mot de chiens à ceux qui attaquent la
vérité et celui de pourceaux à ceux qui la méprisent.
69. «De peur que, se tournant, ils
ne vous déchirent, n vous, et non les perles. En effet, en les foulant aux
pieds, même quand ils se tournent pour entendre encore quelque chose, ils
déchirent celui qui leur a jeté les perles qu'ils ont déjà foulées aux pieds.
Car il serait difficile de trouver un moyen de plaire à celui qui foule aux
pieds des perles, c'est-à-dire méprise des vérités divines découvertes à grand
prix. Je ne vois même pas trop comment on peut instruire de tels hommes sans
indignation et sans dépit. Or, le chien et le pourceau sont deux animaux
immondes. Il faut donc prendre garde de rien révéler à celui qui ne comprend pas
; il vaut mieux qu'il cherche ce qui est caché, que de gâter ou de dédaigner ce
qui lui est découvert. On ne voit pas pour quelle autre raison ils repoussent
des vérités évidentes et de grande importance, sinon par haine et par mépris :
et la haine leur a fait donner le nom de chiens, le mépris celui de pourceaux.
Cependant toute impureté, quelle qu'elle soit, prend son origine dans l'attache
aux choses temporelles, c'est-à-dire dans l'amour de ce siècle, auquel on nous
ordonne de renoncer pour être purs. Donc celui qui désire avoir le coeur pur et
simple ne doit point se croire coupable de cacher quelque chose, si celui à qui
il le cache n'est pas dans le cas de le comprendre. .Mais il n'en faut pas
conclure qu'il soit permis de mentir : car cacher la vérité n'est pas dire le
mensonge. Il faut donc d'abord travailler à écarter les obstacles qui empêchent
de comprendre ; car si c'est faute d'être pur que celui à qui on s'adresse ne
comprend pas, on doit, autant qu'on le peut, le purifier par ses paroles ou par
ses oeuvres.
70. Et parce qu'on voit
Notre-Seigneur dire certaines choses que beaucoup de ses auditeurs
n'accueillaient point, soit par résistance, soit par mépris, il ne faut pas
croire qu il ait donné les choses saintes aux saints ou jeté des perles devant
les pourceaux ; car il ne parlait pas pour ceux de ses auditeurs qui ne
pouvaient comprendre, mais pour ceux qui en étaient capables; l'impureté des
autres n'était pas une raison pour négliger ceux-ci. Et quand ceux qui voulaient
le tenter lui faisaient des questions et qu'il leur répondait de manière à leur
fermer les oreilles, bien qu'ils se consumassent par leur propre venin plutôt
que de recevoir la nourriture qu'il leur offrait: néanmoins ils fournissaient à
ceux qui pouvaient comprendre une occasion d'apprendre beaucoup de choses
utiles. Je dis cela pour que quand on ne pourra pas répondre à une question, on
ne s'excuse pas en disant qu'on ne veut pas donner les choses saintes aux chiens
ou jeter des perles devant les pourceaux. En effet celui qui peut répondre doit
répondre, au moins pour les autres, qui se décourageraient s'ils venaient à se
persuader que la question proposée est sans solution. Je suppose qu'il s'agit de
choses utiles et qui touchent la doctrine du salut ; car des oisifs peuvent
faire bien des questions superflues, inutiles et souvent même nuisibles ; et
cependant il faut y répondre quelque chose, au moins pour expliquer et faire
comprendre qu'on doit s'en abstenir. Il est donc quelquefois à propos de
répondre quand on est interrogé sur des matières utiles, comme le fit le
Seigneur lorsque les Sadducéens lui demandaient à qui appartiendrait, lors de la
résurrection, une femme qui avait eu sept maris. Il leur répondit qu'à la
résurrection on ne prendra point de femme, qu'on ne se mariera pas, mais qu'on
sera comme des anges dans le ciel Quelquefois il faut interroger sur un autre
sujet celui qui questionne, afin qu'il se réponde ainsi à lui-même, si toutefois
il répond; et que s'il ne répond pas les témoins ne trouvent pas mauvais qu'on
laisse sa question sans réponse. C'est ainsi que quand on demandait au Christ,
pour le tenter, s'il fallait payer le tribut, il demanda à son tour de qui était
l'image empreinte sur la pièce de monnaie qu'on lui présentait. En disant que
c'était celle de César, les Pharisiens répondirent à leur propre question ; et
le Christ tirant la conclusion, leur dit : « Rendez donc à César ce qui est à
César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt. XXII, 16-34). Une autre fois les
princes des prêtres et les anciens du peuple lui ayant demandé par quelle
autorité il faisait ces choses, il leur fit une question sur le baptême de Jean;
et comme ils ne voulaient. pas lui répondre, parce que leur réponse aurait
tourné contre eux et qu'ils n'osaient pas dire du mal de Jésus à cause de la
foule, il leur dit: « Ni moi non plus je ne vous dirai par quelle autorité je
fais ces choses » (Ib. XXI, 23-27). Or, ceux qui étaient là trouvèrent que
c'était très juste; car les pharisiens prétendaient ignorer ce qu'ils savaient
parfaitement, mais qu'ils ne voulaient pas dire. Au fait il était juste que,
demandant une réponse à leur question, ils fissent d'abord ce qu'ils exigeaient
eux-mêmes; et en le faisant ils se seraient répondu. En effet ils avaient envoyé
demander à Jean qui il était ; ou plutôt ils lui avaient envoyé des prêtres
mêmes et des lévites,dans la pensée qu'il était le Christ: ce qu'il nia
formellement, en rendant témoignage au Seigneur (Jn, I, 19-27). Or, en avouant
ce témoignage, ils auraient compris par quelle autorité le Christ agissait; mais
ils feignirent de l'ignorer et posèrent une question pour avoir occasion de
calomnier le Sauveur.
71. A propos de cette défense de
donner les choses saintes aux chiens et de jeter des perles devant les
pourceaux, un auditeur ayant la conscience de son infirmité, et s'entendant
défendre de donner ce qu'il n'a pas encore, aurait pu se présenter et dire:
quelles sont donc ces choses saintes que je ne dois pas donner aux chiens, ces
perles que vous me défendez de jeter aux pourceaux ? Je ne m'aperçois encore pas
que je les aie: c'est donc très à propos que le Seigneur ajoute: « Demandez et
il vous sera donné; cherchez et vous trouverez; frappez et il vous sera
ouvert. » Car quiconque demande reçoit; et qui cherche trouve ; et à qui frappe
il sera ouvert. Demander a pour objet d'obtenir la santé et la force de l'âme,
afin de pouvoir accomplir les commandements: cherchera pour but de découvrir la
vérité. En effet le bonheur parfait consistant dans l'action et la connaissance,
l'action exige la libre disposition des forces, et la contemplation, la
manifestation des choses; il faut donc demander l'un pour l'obtenir, et chercher
l'autre pour le trouver. Or la connaissance en cette vie, est moins celle du
bien à posséder que celle de la voie à suivre; mais quand on aura trouvé la
véritable voie, on parviendra à la possession du bien qui cependant ne
s'accordera qu'à celui qui frappe.
72. Pour rendre sensibles ces trois
choses demander, chercher, frapper, donnons un exemple. Supposons un homme
infirme des pieds, et ne pouvant marcher ; il faut d'abord le guérir et le
consolider pour qu'il marche: c'est l'objet de ce mot: « demandez. » Mais à quoi
sert de marcher et même de courir, si l'on s'égare dans une fausse route ? Le
second point est donc de trouver le chemin qui mène au but où l'on veut
parvenir. Quand on l'a trouvé, et qu'on arrive au domicile qu'on veut habiter,
si celui-ci est fermé, il ne servira à rien d'avoir pu marcher, d'avoir marché
et d'être arrivé, si on n'ouvre pas. Voilà pourquoi le Seigneur dit :
« Frappez » (Rét. l. I, ch. XIX, n. 9).
73. Or celui dont les promesses ne
mentent jamais, nous a donné et nous donne une grande espérance, car il dit: «
Quiconque demande reçoit; et qui cherche trouve ; et à qui frappe il sera
ouvert. » Il faut donc de la persévérance pour obtenir ce que nous demandons,
trouver ce que nous cherchons et nous raire ouvrir quand nous frappons. Comme le
Seigneur a cité l'exemple des oiseaux du ciel et du lis des champs, pour nous
donner espoir que la nourriture et le vêtement ne nous manqueraient pas, élevant
ainsi notre pensée du petit au grand; de même agit-il ici: « Quel est, dit-il,
l'homme d'entre vous, qui, si son fils lui demande du pain, lui présentera une
pierre? Ou si c'est un poisson qu'il lui demande, lui présentera-t-il un
serpent? Si donc vous qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos
enfants : combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il de bonnes
choses à ceux qui les lui demandent? » Comment les méchants donnent-ils de
bonnes choses ? Mais le Seigneur appelle ici méchants les amateurs de ce monde
et les pécheurs. Quant aux bonnes choses qu'ils donnent, elles ne sont bonnes
qu'à leur sens, parce qu'ils les estiment telles. Du reste elles sont bonnes
aussi de leur nature, mais passagères et relatives à cette misérable vie; et
tout méchant qui les donne, ne les donne pas de son fond car la terre et tout ce
qu'elle renferme appartient au Seigneur (Ps. XXIII, 1), qui a fait le ciel, la
terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent (Ib. CXLV, 6). Combien donc nous
devons espérer que Dieu nous accordera les biens que nous lui demandons et ne
nous trompera pas, en nous donnant une chose pour une autre, puisque nous, qui
sommes mauvais, nous savons donner ce qu'on nous demande; car nous ne trompons
pas nos enfants, et toutes les bonnes choses que nous leurs donnons, ne viennent
pas de nous, mais de Dieu.
74. Or la fermeté et la force
nécessaire pour marcher dans l'a voie de la sagesse se trouve dans les bonnes
moeurs : et celles-ci vont jusqu'à la pureté et à la simplicité dont le Seigneur
a si longtemps parlé; après quoi il tire cette conclusion : « Ainsi tout ce que
vous voulez que les hommes vous fassent de bien, faites-le-leur aussi: car c'est
la loi et les prophètes ». On lit dans les exemplaires grecs: « Tout ce que vous
voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi, » Je pense que les
latins ont ajouté de bien, » pour mieux expliquer la pensée. En effet, le cas
peut se présenter que quelqu'un, s'autorisant de ce texte, demande qu'on fasse
pour lui une chose criminelle, comme par exemple de le provoquer à boire outre
mesure et à se plonger dans l'ivresse, et qu'il fasse le premier ce qu'il désire
d'un autre ; il serait ridicule alors de s'imaginer qu'il a rempli ce précepte.
C'est, je pense, pour éviter cette fausse interprétation, et pour mieux préciser
le sens, qu'après ces mots: « Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes vous
fassent, » on a ajouté « de bien. » Si ce mot manque dans les exemplaires grecs,
il faut les corriger : mais qui l'oserait? Il faut donc admettre que la pensée
est complète même sans cette addition. Car c'est dans le sens propre, et non
d'après la signification ordinaire qu'il faut entendre ces expressions: « tout
ce que vous voulez. » En effet il n'y a proprement de volonté que pour le bien;
car pour les actions mauvaises et criminelles, c'est de la passion et non de la
volonté. Non que les Ecritures emploient toujours le mot dans son sens propre ;
mais, quand il faut, elles y tiennent tellement qu'il n'est pas possible d'en
donner un autre.
75. Or ce commandement paraît se
rattacher à l'amour du prochain, mais non également à l'amour de Dieu: le
Seigneur nous disant ailleurs qu'il y a deux commandements auxquels se
rattachent toute la loi et les prophètes. » En effet si l'on eût dit: tout ce
que vous voulez qu'on vous fasse, faites-le vous-mêmes, les deux commandements
se fussent trouvés renfermés en une seule formule, puisqu'on se serait empressé
de dire que chacun désirant être aimé de Dieu et des hommes, et l'ordre étant
donné de faire ce qu'on désire se voir fait à soi-même, on est obligé d'aimer
Dieu et le prochain. Mais comme le Seigneur dit expressément: « Ainsi tout ce
que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi, » il semble
que cela signifie simplement : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même. »
Toutefois il faut bien remarquer ce que le Christ ajoute ici : « Car c'est la
loi et les prophètes ; » tandis qu'en parlant des deux commandements il n'a pas
dit simplement: à eux se rattachent la loi et les prophètes, mais : « Toute la
loi et les prophètes » (Mt., XXII, 37-40), c'est-à-dire toutes les prophéties.
Et comme il n'emploie pas ici cette expression, « toute », il réserve évidemment
la place de l'autre commandement, du commandement de l'amour de Dieu. Pour le
moment il s'agit de ce qui regarde ceux qui ont le coeur simple; et comme il est
à craindre que l'on n'ait un coeur double à l'égard de ceux à qui le cœur peut
être caché, c'est-à-dire à l'égard des hommes, voilà pourquoi il a fallu donner
ce commandement. Car il n'est à peu près personne qui veuille avoir à faire à un
cœur double. Or il ne peut se faire qu'un homme accorde quelque chose à un homme
avec un coeur simple, s'il n'exclut pas toute vue de profit temporel et n'agit
pas avec cette intention désintéressée que nous avons assez longtemps expliquée
plus haut, quand nous parlions de l'oeil simple.
76. L'œil purifié et rendu simple
sera donc capable de voir et de contempler sa lumière intérieure. Car c'est
l'oeil du coeur. Or celui-là a cet oeil, qui pour rendre ses actions vraiment
bonnes, ne se propose point pour but de plaire aux hommes, mais, dans le cas où
il lui arrive de plaire, y cherche le salut de ses frères et la gloire de Dieu,
et non une vaine jactance; qui ne travaille pas au salut du prochain dans
l'intention de se procurer les choses nécessaires à la vie; qui ne condamne pas
témérairement l'intention et la volonté dans un acte où l'intention et la
volonté ne sont pas manifestes ; qui rend à l'homme tous les services possibles
dans l'intention où il voudrait qu'on les lui rendît, c'est-à-dire sans en
attendre aucun profit temporel. Voilà le coeur simple et pur qui cherche Dieu :
« Bienheureux donc ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu ».
77. Mais, comme c'est là le partage
d'un petit nombre, le Seigneur commence à parler de la recherche et de la
possession de la sagesse, qui es l'arbre de vie. Or, pour la rechercher et la
posséder, c'est-à-dire la contempler, l'oeil a été préparé par tout ce qui a été
dit plus haut, de manière à connaître la voie resserrée et la porte étroite. Et
c'est ce que dit ensuite le Seigneur Entrez par la porte étroite; parce que
large est la porte et spacieuse la voie qui conduit à la perdition, et
nombreux,sont ceux qui entrent par elle. Combien est étroite la porte et
resserrée la voie qui conduit à la vie et qu'il en est peu qui la trouvent! » Il
ne dit pas pour cela que le joug du Seigneur soit dur ni son fardeau pesant;
mais seulement que bien peu veulent supporter le fardeau jusqu'au bout, faute
d'une foi suffisante en celui qui crie : « Venez à moi, vous tous qui prenez de
la peine et qui êtes chargés et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et
apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur : car mon joug est doux et
mon fardeau léger » (Mt. XI, 28-30). C'est précisément par là que ce sermon a
commencé, en parlant de ceux qui sont humbles et doux. Mais beaucoup rejettent,
bien peu acceptent ce joug si doux, ce fardeau si léger; et voilà pourquoi
resserrée est la voie qui conduit à la vie, et étroite est la porte par laquelle
on y entre.
78. Il faut donc surtout se tenir
en garde contre ceux qui promettent la sagesse et la connaissance de la vérité
qu'ils n'ont pas, comme les hérétiques, par exemple, qui le plus souvent
essaient de se recommander par leur petit nombre. Aussi, après avoir dit que
bien peu trouvent la porte étroite et la voie resserrée; de peur que ces
sectaires ne s'imaginent être ce petit nombre, le Christ ajoute : « Gardez-vous
des faux prophètes, qui viennent à vous sous des vêtements de brebis, tandis
qu'au dedans ce sont des loups ravisseurs. » Mais ces loups ne trompent pas
l'oeil simple, qui sait distinguer l'arbre à ses fruits : car, dit le Seigneur,
« Vous les connaîtrez à leurs fruits. » Puis il ajoute des comparaisons : «
Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des ronces ? Ainsi
tout arbre bon produit des fruits bons; mais tout mauvais arbre produit de
mauvais fruits. « Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre
mauvais produire de bons fruits. Or tout arbre quine produit pas de bon fruit
sera coupé et jeté au feu. Vous les connaîtrez donc à leurs fruits ».
79. A ce propos il faut surtout se
défier de l'erreur de ceux qui entendent, par ces deux arbres, deux natures : la
nature de Dieu, et une autre qui n'est pas celle de Dieu et ne provient pas de
Dieu. J'ai déjà longuement discuté cette erreur dans d'autres livres, et, s'il
le faut, je la discuterai encore; il s'agit maintenant de faire voir qu'elle ne
peut s'appuyer sur la comparaison des deux arbres. D'abord le Christ parle ici
des hommes, et cela est tellement clair qu'en lisant ce qui précède et ce qui
suit, on ne peut que s'étonner de l'aveuglement de ces hérétiques. Ensuite, ils
insistent sur ces mots : « Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, ni
un arbre mauvais produire de bons fruits, » et ils s'imaginent qu'une âme
mauvaise ne peut pas s'améliorer, ni une âme bonne se détériorer; comme si on
avait dit: Un arbre bon ne peut pas devenir mauvais, ni un arbre mauvais devenir
bon; tandis que le texte porte : « Un arbre bon ne peut pas produire de mauvais
fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits. » Or l'arbre c'est l'âme
même, l'homme même; et le fruit de l'arbre, les oeuvres de l'homme; un homme
mauvais ne peut donc faire le bien, ni l'homme bon, le mal. Par conséquent si
l'homme mauvais veut faire le bien, il faut d'abord qu'il devienne bon. C'est ce
que le Seigneur exprime ailleurs plus clairement : « Ou rendez l'arbre bon, ou
rendez l'arbre mauvais, » Or, si les deux arbres eussent signifié les deux
natures dont parlent ces hérétiques, le Christ ne dirait pas : Rendez;
car qui d'entre les hommes peut faire une nature? Ensuite, là encore, après
avoir parlé des deux arbres, le Seigneur ajoute : « Hypocrites, comment
pouvez-vous dire de bonnes choses, puisque vous êtes mauvais ? » (Mt. XII, 33,
34) Donc tant qu'on est mauvais on ne peut produire de bons fruits, et si on
produit de bons fruits, c'est qu'on n'est plus mauvais. C'est ainsi qu'on peut
dire avec une exacte vérité : la neige ne saurait être chaude; car, dès qu'elle
est chaude, nous ne l'appelons plus neige mais eau. Il peut donc se faire que ce
qui était neige ne le soit plus, mais non qu'il y ait de la neige chaude. Ainsi
il peut arriver que celui était mauvais cesse de l'être, et néanmoins il est
impossible qu'un homme mauvais fasse le bien, quoiqu'il puisse parfois être
utile : mais alors ce n'est pas lui qui fait le bien ; le bien se fait à son
occasion, par l'action de la divine Providence. C'est ainsi qu'il a été dit des
pharisiens: « Faites ce qu'ils disent, mais ne faites pas ce qu'ils font. »
S'ils disaient de bonnes choses, et si ce qu'ils disaient était utile à entendre
et à pratiquer, ce n'était point leur oeuvre. Car, dit le Seigneur, « ils sont
assis sur la chaire de Moïse » (Mt, XXIII, 3, 2). Ils pouvaient donc, grâce à la
divine Providence, être utiles en prêchant la Loi de Dieu et faire du bien à
leurs auditeurs sans s'en faire à eux-mêmes. C'est des hommes de ce genre qu'un
prophète a dit ailleurs : « Vous avez semé du froment et vous recueillerez des
épines » (Jr. XII, 13) ; parce qu'ils enseignaient le bien et faisaient le mal.
Ceux qui les écoutaient et mettaient leurs maximes en pratique ne cueillaient
donc pas des raisins sur des épines, mais cueillaient des raisins sur la vigne à
travers les épines; comme si quelqu'un, passant la main par une haie, cueillait
un raisin sur le cep que la haie entoure. Ce serait bien le fruit, non des
épines, mais de la vigne.
80. On a certainement très-grande
raison de demander à quels fruits le Seigneur veut que nous fassions attention
pour connaître l'arbre. Car beaucoup estiment comme fruits, ce qui fait partie
des vêtements des brebis, et, par là, sont trompés par les loups : tels sont le:
jeûnes par exemple, les prières où les aumônes : toutes oeuvres qui peuvent être
faites par des hypocrites, autrement on n'aurait pas dit plus haut : « Prenez
garde à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d'eux ». Ce
principe une fois passé, le Sauveur détaille ces trois espèces de bonnes oeuvres
: l'aumône, la prière, le jeûne. Beaucoup donnent abondamment aux pauvres, non
par pitié mais par ambition; beaucoup prient, ou plutôt paraissent prier, sans
avoir Dieu en vue, mais dans le désir de plaire aux hommes; beaucoup jeûnent, et
font parade d'une abstinence prodigieuse aux yeux de ceux qui regardent cette
vertu comme difficile et honorable; et par ces ruses il se séduisent, trompant,
d'une part, par des fausses apparences, et de l'autre, pillant et tuant ceux qui
ne savent pas voir les loups sous ces peaux de brebis. Le Seigneur nous avertit
donc que ce ne sont pas là des fruits auxquels on puisse juger un arbre. En
effet, quand tout cela procède d'un coeur droit et sincère, ce sont là des
véritables vêtements de brebis; mais quand une erreur coupable en est la source,
cela ne couvre pas autre chose que des loups. Cependant les brebis ne doivent
pas répudier leurs vêtements, parce que le plus souvent les loups s'en servent
pour se cacher.
84. C'est donc l'Apôtre qui nous
dira à quels fruits nous reconnaîtrons l'arbre mauvais : « On connaît aisément
les oeuvres de la chair, qui sont: les fornications, les impuretés, la luxure,
le culte des idoles, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les
jalousies, les colères, les dissensions, les hérésies, les sectes, les envies,
les ivrogneries, les débauches de table, et «autres choses semblables; je vous
le dis, comme je vous l'ai déjà dit : ceux qui font de telles choses
n'obtiendront point le royaume de Dieu. » Le même Apôtre nous dit ensuite à
quels fruits nous connaîtrons qu'un arbre est bon : « Au contraire les fruits de
l'Esprit sont : la charité, la joie, la paix, la longanimité, la bienveillance,
la bonté, la foi, la mansuétude, la continence » (Gal. V, 19-23). Il faut savoir
que le mot joie est pris ici dans son sens propre; car à la rigueur les
méchants ne peuvent goûter la joie, mais seulement s'étourdir; comme nous avons
dit plus haut que le mot volonté a aussi son sens propre qui ne saurait
s'appliquer aux méchants dans la pensée de ce texte : « Tout ce que vous voulez
que les hommes vous fassent, faites-le leur aussi. » Le prophète donne encore la
même signification au mot j oie, et suppose qu'elle n'existe que chez les bons,
quand il dit : « Il n'y a pas de joie pour les impies , dit le Seigneur » (Is.
LVII, 91 selon les Sept). Il en est de même de la foi, qui strictement ne
s'entend pas d'une foi quelconque, mais de la véritable foi. Tout cela ne peut
avoir son simulacre chez les hommes méchants et imposteurs, au point de tromper
celui qui n'a pas encore l'oeil simple pour tout démêler. Il était donc tout à
fait dans l'ordre de parler d'abord de la nécessité de purifier l'oeil, et de
dire ensuite contre quoi il faut se tenir en garde.
82. Mais comme, même avec un oeil
pur, c'est-à-dire avec un coeur simple et sincère, on ne peut lire dans le coeur
d'un autre, ce sont les tentations qui mettent au jour ce que les actes ou les
paroles laissent ignorer. Or il y a deux espèces de tentations: ou l'espoir
d'acquérir quelque avantage temporel, ou la crainte de le perdre. Il faut bien
prendre garde, tout en cherchant la sagesse qui ne se trouve que dans le Christ
en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (Col. II, 3),
il faut bien prendre garde à ne pas nous laisser tromper, sous le nom du Christ,
par des hérétiques ou par des gens peu éclairés et partisans de ce siècle. Voilà
pourquoi le Seigneur continue et nous dit : « Ce ne sont pas tous ceux qui me
disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux ; mais
celui qui fait la volonté de mon Père, celui-là entrera dans le royaume des
cieux. » Par là nous sommes avertis de ne pas nous imaginer qu'il suffise de
dire : « Seigneur, Seigneur, » pour être un arbre bon et porter de bons fruits.
Les bons fruits consistent à faire la volonté du Père qui est dans les cieux,
selon l'exemple que le Seigneur lui-même nous en a donné dans sa personne.
83. On pourrait être embarrassé
d'arranger ce passage avec cet autre de l'Apôtre : « Personne parlant dans
l'Esprit de Dieu, ne dit anathème à Jésus ; et personne ne peut dire Seigneur
Jésus, que par l'Esprit-Saint » (I Cor, XII, 8). En effet, d'une part, nous ne
pouvons dire que des hommes ayant l'Esprit-Saint n'entreront pas dans le royaume
des cieux, s'ils persévèrent jusqu'à la fin ; et, de l'autre, nous ne pouvons
affirmer que ceux qui disent Seigneur, Seigneur, » et n'entrent pas dans le
royaume des cieux, ont l'Esprit-Saint. Que signifient donc ces paroles: « dire
Seigneur Jésus », sinon que, sous ce mot dire, l'Apôtre sous-entend la volonté
et l'intelligence de celui qui parle? De son côté le Seigneur a dit cri général
: « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront
dans le royaume des cieux. » Car celui qui ne veut pas ou ne comprend pas ce
qu'il dit, a cependant l'air de dire; mais celui-là seul dit réellement qui
exprime sa volonté et sa pensée par le son de sa voix. C'est ainsi que, plus
haut, dans l'énumération des fruits du Saint-Esprit, le mot joie, est
pris dans son sens propre, et non dans celui où l'Apôtre l'emploie quand il dit
: « Elle (la charité) ne se réjouit point de l'iniquité » (Ib. XIII, 6). Comme
si on pouvait se réjouir de l'iniquité! comme si ce n'était pas là une
agitation, un troublé de l'âme, et non la joie, que les bons seuls peuvent
goûter! Donc on peut avoir l'air de dire, quand on se contente de parler, sans
comprendre et sans pratiquer ce qu'on exprime ; et c'est en ce sens que le
Seigneur dit : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur,
qui entreront dans le royaume des cieux. » Mais ceux-là parlent véritablement et
proprement chez qui la volonté et l'intelligence sont d'accord avec la parole,
et c'est à ce point de vue que l'Apôtre a dit: « Personne ne peut dire Seigneur
Jésus que par l'Esprit-Saint ».
84. Un point très-important et
relatif à ce sujet, c'est donc qu'en cherchant à connaître la vérité, nous ne
nous laissions point tromper, non-seulement par ceux qui se couvrent du nom du
Christ sans que leur conduite y réponde, mais encore par certains faits et par
certains prodiges, comme le Seigneur en a fait en vue des infidèles, tout en
nous avertissant de ne pas nous y laisser prendre et de ne pas toujours supposer
une sagesse invisible là où nous voyons un miracle visible. C'est pourquoi il
ajoute : « Beaucoup me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas
en votre nom que nous avons prophétisé, en votre nom que nous avons chassé les
démons, et en votre nom que nous avons fait beaucoup de miracles? Et alors je
leur dirai: Je ne vous ai jamais connus, retirez-vous de moi, ouvriers
d'iniquité. » Le Seigneur ne reconnaîtra donc que celui qui pratique la justice.
Car il a défendu même à ses disciples de se réjouir de telles choses, par
exemple, de ce que les démons leur obéissaient. « Mais, leur dit-il,
réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans les cieux » (Lc, X, 20),
c'est-à-dire, je pense, dans cette cité de la Jérusalem céleste, où régneront
seulement les justes et les saints. « Ne savez-vous pas, dit l'Apôtre, que les
injustes ne posséderont pas le royaume de Dieu ? » (I Co. VI,
9)
85. Mais peut-être quelqu'un
dira-t-il que les injustes ne peuvent faire ces miracles visibles, et
regardera-t-il commodes menteurs ceux qui diront: « C'est en votre nom que nous
avons prophétisé, et chassé les démons et fait beaucoup de miracles ». Qu'il
lise alors tout ce qu'ont fait les magiciens d'Égypte par opposition à Moïse, le
serviteur de Dieu (Ex. VII, VIII) ; ou s'il ne le veut pas, par la raison que
ces magiciens n'agissaient pas au nom du Christ, qu'il lise au moins ce que le
Christ lui-même a dit, en parlant des faux prophètes : « Alors si quelqu'un vous
dit: Voici le Christ, ici ou là, ne le croyez pas. Car il s'élèvera de faux
«Christs et de faux prophètes; ils feront de grands signes et des prodiges,
jusqu'à induire en erreur, s'il peut se faire, même les élus » (Mt. XXIV,
23-26).
86. Combien donc un oeil pur et
simple est nécessaire pour trouver la voie de la sagesse, autour de laquelle les
hommes pervers déploient tant d'artifices et d'erreurs ! Échapper, à toutes
leurs embûches, c'est parvenir à la paix assurée, à l'immuable et solide
sagesse. Car il est extrêmement à craindre de ne pas voir, dans la chaleur de la
discussion et de la dispute, ce qu'il n'est donné qu'à un petit nombre de voir;
vu que le bruit de la contradiction est peu de chose, quand on n'en fait pas
soi-même. C'est à cela que se rattachent ces paroles de l'Apôtre: « Il ne faut
pas qu'un serviteur de Dieu dispute, mais qu'il soit doux envers tous, docile,
capable d'enseigner, parlent, reprenant modestement ceux qui sont d'une opinion
opposée ; dans l'espérance que Dieu leur donnera un jour l'esprit de pénitence
pour connaître la vérité » (II Tm. II, 24). Donc : « Bienheureux les pacifiques,
parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu » (Mt. , V, 9).
87. Il faut par conséquent bien
faire attention à la terrible conclusion de tout ce discours. « Ainsi quiconque
entend ces paroles que je dis et les accomplit, sera comparé à un homme sage qui
a bâti sa maison sur la pierre. » En effet ce n'est qu'en agissant qu'on donne
de la solidité à ce qu'on entend ou à ce qu'on comprend. Et si le Christ est la
pierre, comme l'enseignent plusieurs endroits des Écritures (I Co. X, 4),
celui-là bâti t sur le Christ, qui met ses leçons en pratique. « La pluie est
descendue, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus
fondre sur la pierre ». Celui-là ne craint donc pas les superstitions
ténébreuses, car la pluie n'a pas d'autre signification, quand on la prend en
mauvais sens; ni les vaines rumeurs des hommes, que l'on compare aux vents, je
pense; ni le torrent de celle vie, l'entraînement des concupiscences charnelles
qui inonde, pour ainsi dire, la terre. En effet, voilà les trois genres
d'adversité qui abattent l'homme que la prospérité séduit, mais on n'a rien à en
craindre quand on a une maison, fondée sur la pierre, c'est-à-dire, quand on ne
se contente pas d'entendre les ordres du Seigneur, mais qu'on les accomplit.
Celui au contraire qui les entend et ne les accomplit pas, est grandement exposé
à tous ces périls : car il n'a pas de fondement solide; en entendant et en
n'accomplissant pas, il élève un édifice ruineux. Le Christ ajoute donc: « Et
quiconque entend ces paroles que je dis et ne les accomplit point, sera
semblable à un homme insensé qui bâtit sur le sable ; la pluie est descendue,
les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur
cette maison, et elle s'est écroulée et sa ruine a été grande.
« Or il arriva que lorsque Jésus
eut achevé ces discours le peuple était dans l'admiration de sa doctrine ; car
il les instruisait comme ayant autorité et non comme leurs scribes et leurs
pharisiens. » J'ai indiqué plus haut que tout avait été prédit, par le
Psalmiste, quand il disait: « J'agirai en mettant, ma confiance en lui ; les
paroles du Seigneur sont des paroles pures, de l'argent éprouvé par le feu,
dégagé de la terre, purifié jusqu'à sept fois » (Ps, XI, 6, 7). C'est ce nombre
sept qui m'a fait rattacher ces préceptes aux sept sentences que le Seigneur a
exprimées au commencement de ce discours, et aux sept opérations du Saint-Esprit
mentionnées par le prophète Isaïe (Is. XI, 2, 3). Mais soit qu'on adopte cette
division, soit qu'on en préfère une autre, il faut accomplir ce que nous avons
appris du Seigneur, si nous voulons bâtir sur la pierre.
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