1. Après la miséricorde, dont
l'étude termine notre premier livre, vient la pureté du coeur, par où nous
commençons le second livre. Or la pureté du coeur est en quelque sorte celle de
l'oeil destiné à voir Dieu, et que l'on doit avoir soin de tenir simple autant
que l'exige la dignité de l'objet qu'il peut contempler. Mais il est difficile
que dans cet oeil en grande partie purifié, il ne se glisse pas quelque saleté
provenant des choses mêmes qui accompagnent ordinairement nos bonnes actions,
comme la louange humaine, par exemple. S'il est dangereux de mal vivre,
qu'est-ce que bien vivre et renoncer à la louange; sinon être ennemi du monde
qui est d'autant plus misérable que la vie régulière lui déplaît davantage ? Si
donc ceux parmi lesquels vous vivez ne vous louent pas quand vous faites le
bien, ils sont dans l'erreur ; s'ils vous louent, vous êtes en danger, à. moins
que votre coeur ne soit si simple et si pur. que, dans le bien que vous Mites,
vous n'ayez point en vue les louanges des hommes ; que vous ne soyez plus
disposé à féliciter ceux qui goûtent et approuvent le bien, qu'à vous féliciter
vous-même, quoique vous meniez une vie régulière quand même on ne vous en
louerait pas; et enfin, à moins que vous ne compreniez crue l'éloge qu'on fait
de vous n'est utile à celui qui le fait, qu'autant qu'il rapporte l'honneur de
votre bonne conduite, non à vous mais à Dieu, dont toute âme fidèle est le
temple très saint et qu'il veut accomplir ce que dit David: « Mon âme se
glorifiera dans le Seigneur; que ceux qui ont le coeur doux écoutent et soient
dans l'allégresse » (Ps. XXIII, 3). C'est donc le propre de celui qui a l'oeil
pur de faire le bien sans égard aux louanges des hommes, sans les avoir en vue
dans le bien qu'il fait, c'est-à-dire de ne jamais faire le bien pour plaire aux
hommes. En effet on pourra simuler le bien, si l'on se propose seulement d'être
loué, car, l'homme ne pouvant lire au fond du coeur, ses éloges peuvent tomber à
faux. Ceux qui agissent ainsi, c'est-à-dire qui simulent le bien, ont le coeur
double. Celui-là a donc seul le coeur simple, c'est-à-dire pur, qui s'élève au
dessus des louanges humaines ; qui en faisant le bien, n'a en vue et ne cherche
à plaire qu'à Celui qui pénètre les consciences. Et tout ce qui sort de sa
conscience pure est d'autant plus louable qu'il a moins en vue les louanges
humaines.
2. «Prenez donc garde, dit le
Seigneur, de ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d'eux
; » c'est à dire prenez garde de pratiquer la justice pour que les hommes vous
voient et de chercher là votre satisfaction. « Autrement vous n'aurez point de
récompense de votre Père qui est dans les cieux ; » non pas précisément si vous
êtes vus des hommes, mais si vous faites le bien pour en être vus. En effet
qu'en serait-il de ce qui a été dit au commencement de ce sermon : « Vous êtes
la lumière du monde? une ville ne peut être cachée, quand elle est située sur
une montagne; et on n'allume point une lampe pour la mettre sous le boisseau,
mais sur un chandelier, afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison;
qu'ainsi donc votre lumière luise devant les hommes, afin qu'ils voient vos
bonnes oeuvres? » Mais ce n'est point là que le Seigneur fixe le but, car il
ajoute : « et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux » (Mt. V,
14-16). Et ici, comme il défend de se proposer ce but, c'est-à-dire de faire le
bien pour être vu des hommes, après avoir dit : « Prenez garde de faire votre
justice devant les hommes,pour a être vus d'eux, » il n'ajoute rien: ce qui
prouve qu'il n'a pas défendu de faire le bien devant les hommes, mais de le
faire pour être vu d'eux, c'est-à-dire de viser à cette fin, de fixer là son
but.
3. En effet l'Apôtre nous dit: « Si
je plaisais encore aux hommes, je ne serais point serviteur du Christ » (Gal. I
, 10), bien qu'il dise ailleurs Complaisez à tous en toutes choses, comme je le
fais moi-même (I Co. X, 32). Pour ceux qui ne savent pas comprendre, il y a là
une contradiction pourtant en disant qu'il ne plaît pas aux hommes, il veut dire
qu'il ne fait pas le bien pour leur plaire, mais pour plaire à Dieu, à l'amour
duquel il voulait amener tous les hommes en cherchant à leur plaire. Il avait
donc raison de dire qu'il ne plaisait pas aux hommes, parce qu'en cela il
n'avait en vue que de plaire à Dieu : et il n'avait pas moins raison de
recommander de plaire aux hommes, non pour chercher là une récompense à de
bonnes actions, mais parce qu'on ne petit plaire à Dieu sans se présenter comme
modèle à ceux qu'on veut sauver, et que personne n'est tenté d'imiter celui qui
ne lui plait pas. Ainsi comme il ne serait point déraisonnable de dire : En
prenant la peine de chercher un vaisseau, ce n'est pas un vaisseau, mais une
patrie, que je, cherche; de même l'Apôtre pouvait dire: En cherchant à plaire
aux hommes, ce n'est pas aux hommes, mais à Dieu que je plais: car, mon but
n'est pas là, mais je tends à être imité par ceux que je veux sauver. C'est
ainsi qu'il dit en parlant des oblations faites pour les saints « Non que je
recherche vos dons, mais je désire le fruit qui en résultera » (Ph. IV, 17) ;
c'est-à-dire en recherchant vos dons, ce ne sont pas vos dons que je recherche,
mais les fruits qui en résulteront pour vous. Car c'était là un indice du
progrès qu'ils avaient faits dans les voies du Seigneur, puisqu'ils offraient de
bon coeur ce que l'Apôtre leur demandait, non pour son plaisir, mais pour
entretenir les liens de la charité.
4. Quant à ce que le Seigneur
ajoute: « Autrement vous n'aurez point de récompense de votre Père qui est dans
les cieux; » cela prouve simplement que nous devons nous tenir en garde pour ne
pas chercher la récompense de nos bonnes oeuvres dans les louanges humaines,
c'est-à-dire pour ne pas nous imaginer que nous puissions y trouver le bonheur.
5. « Lors donc que tu fais
l'aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi, comme font les hypocrites
dans les synagogues et dans les rues, afin d'être honorés des hommes. »
C'est-à-dire ne cherche pas, comme les hypocrites, à te faire un noie. Or il est
clair que l'hypocrite n'a point dans le coeur les sentiments qu'il affecte aux
yeux, des hommes. Car il simule, joue, pour ainsi dire, le rôle d'un autre,
comme les acteurs au théâtre. En effet celui qui représente, dans une tragédie,
Agamemnon, par exemple, ou tout autre personnage historique ou fabuleux, n'est
point ce personnage même ; mais il fait semblant de l'être' et on l'appelle
comédien. Ainsi quiconque, dans l'Eglise ou dans toute condition humaine, veut
paraître ce qu'il n'est pas, est un comédien. Il feint d'être juste, et ne l'est
pas réellement, parce qu'il place tout, son profit dans la louange humaine, que,
les hypocrites peuvent, obtenir en trompant ceux à, qui ils paraissent, bons et
en recevant leurs éloges. Mais de tels hommes ne reçoivent, du, Dieu qui lit
dans les coeurs, d'autre récompense que la punition due à la fourberie : car,
dit le Saveur, « ils, ont reçu » des hommes « leur récompense ;» et c'est avec,
grande raison qu'on leur dira : Retirez-vous. de moi, ouvriers de fraude ; vous
avez porté mon nom, mais vous n'avez pas fait mes oeuvres. Ceux-là donc ont reçu
leur, récompense, quine font l'aumône que pour être honorés des hommes; non pas
précisément parce. qu'ils sont honorés, mais parce qu'ils ont agi pour être
honorés, ainsi, que nous l'ayons exposé plus haut. En effet la, louange humaine
ne doit, pas être recherchée, par celui qui fait le bien, mais l'accompagner;
pour le; profit de ceux qui peuvent imiter ce qu'ils louent, et non, pour que
celui qu'ils louent croie tirer quelque profit de leurs éloges.
6. « Pour toi, quand tu fais
l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite. » Si par main
gauche vous entendez ici les infidèles, il vous semble qu'il n'y a pas de mal à
chercher à plaire aux fidèles, bien :qu'on nous défende absolument de fixer,
pour but et pour prix de nos borines oeuvres, les louanges de qui que ce soit:
Au, point de vue de l'imitation de la, part de ceux qui auront approuvé votre
conduite, vous, ne devez pas être modèle pour les fidèles seulement, mais aussi
pour les infidèles, afin que la. vue de vos bonnes oeuvres, objets de leurs
éloges, les porte à honorer Dieu: et les attire au salut. Que si par main gauche
vous entendez un ennemi, ce qui voudrait dire que votre ennemi doit ignorer
votre aumône: pourquoi le Seigneur lui-même a-t-il guéri des hommes avec tant de
bonté au milieu des Juifs ses ennemis ? Pourquoi l'apôtre Pierre, après avoir
guéri par compassion le boiteux près de la porte appelée la Belle, a-t-il
supporté la haine de ses entremis envers lui et envers les autres disciples du
Christ ? (Ac. II, 4) Enfin si notre ennemi doit ignorer notre aumône, comment la
lui ferons-nous, à lui-même, en accomplissement de ce précepte : « Si ton ennemi
a faim, donne-lui à manger ; s'il a soif, donne-lui à boire ? » (Pr. XXV, 21)
7. Il y a là dessus une troisième
opinion d'hommes charnels, mais tellement absurde, tellement ridicule, que je
n'en parlerais pas si je ne savais qu'elle est admise par un grand nombre.
Ceux-là prétendent que la main gauche désigne ici l'épouse; parce que,
disent-ils, la femme tenant davantage à l'argent au sein du ménage, il faut que
les hommes fassent l'aumône à leur insu, pour éviter les discussions
domestiques. Comme si l'homme seul était chrétien, et que le commandement de
l'aumône ne regardât point la femme ! Quelle sera donc la main gauche à qui la
femme devra cacher ses oeuvres de miséricorde ? L'homme sera-t-il la main gauche
de la femme? Ce serait la plus grande des absurdités. Et si on prétend que les
époux sont l'un pour l'autre cette main gauche, si toute aumône faite par l'un
du bien domestique contrarie l'autre, ce n'est plus là un mariage chrétien ; il
faudra que celui des deux qui voudra accomplir, bon gré malgré, le précepte
divin de l'aumône, blesse en même temps la volonté de Dieu, et soit rangé parmi
les infidèles: car il est prescrit, en pareil cas, au mari fidèle de gagner sa
femme par sa bonne conduite et ses moeurs, et à la femme pareillement à l'égard
de son mari; par conséquent ils ne doivent point se cacher naturellement leurs
bonnes oeuvres, qui doivent au contraire devenir entre eux une sorte
d'invitation réciproque, un moyen de s'attirer à la foi chrétienne. Il ne faut
pas non plus voler pour se concilier l'amitié de Dieu. Et s'il est nécessaire de
cacher quelque chose, par égard pour l'infirmité du conjoint encore incapable de
voir l'aumône de bon oeil, en quoi il n'y a ni injustice ni péché ; cependant
cette interprétation du mot main gauche ne s'accommoderait guère à l'ensemble du
chapitre qui va, du reste, nous apprendre ce que le Christ a entendu par là.
8. « Prenez garde, nous dit-il, à
ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d'eux; autrement
vous n'aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux ». Il
parle ici de lai justice en général, puis il entre dans les détails. En effet
l'aumône est une partie de la justice, et c'est pourquoi il ajoute immédiatement
: «Lors donc que tu fais l'aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi,
comme font les hypocrites dans la synagogue et dans les rues, afin d'être
honorés des hommes, » et ceci se rattache à ce qu'il a dit plus haut : « Prenez
garde à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d'eux ». De
même ce qui suit: « En vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense », se
rapporte à ce texte précédent: « Autrement vous n'aurez point de récompense de
votre Père qui est dans les cieux. » Puis il continué : « Pour toi, quand tu
fais l'aumône. » Que signifient ces mots : Pour toi, si non : à la différence
d'eux? Que me commande-t-il donc ? Pour toi, quand tu fais l'aumône, « que ta
main gauche ne sache pas ce que fait ta droite. » Donc les hypocrites agissent
de manière à ce que leur main gauche sache ce que fait leur droite. On vous
défend par conséquent de faire ce qu'on blâme en eux. Or ce qu'on blâme en eux,
c'est d'agir en vue des louanges des hommes. Le sens le plus naturel de ce mot,
main gauche, semble donc être le plaisir d'être loué; tandis que la
droite signifie l'intention d'accomplir les préceptes divins. Donc quand la
recherche de la louange humaine se glisse dans la conscience de celui qui fait
l'aumône, la gauche sait ce que fait la droite. Par conséquent, « que ta main
gauche ne sache ce que fait ta droite, » c'est-à-dire que le désir de la louange
humaine ne se glisse point dans votre conscience, quand vous cherchez à remplir
le précepte divin de l'aumône.
9. « Afin que ton aumône soit
dans le secret. » Qu'est-ce dans le secret, sinon dans la bonne conscience
elle-même, qui ne peut ni être rendue visible aux yeux des hommes, ni être
manifestée par des paroles? En effet beaucoup mentent de bien des façons. Par
conséquent si la main droite agit à l'intérieur et en secret, à la gauche
appartient l'extérieur, tout ce qui est visible et temporel. Que votre aumône
soit donc dans votre propre conscience, où beaucoup la font par leur bonne
volonté, quand ils n'ont pas d'argent ni autre chose à donner au pauvre. Mais
beaucoup aussi la font au dehors, et non au dedans: ce sont ceux qui, par
ambition ou par des vues temporelles, veulent paraître miséricordieux et en qui
il faut croire que la gauche seule opère. D'autres tiennent une sorte de milieu
entre ces deux extrêmes: ils font l'aumône en dirigeant leur intention vers
Dieu, et cependant à ce but excellent se mêle un certain désir de la louange ou
de toute autre chose fragile et passagère. Mais le Seigneur, qui ne veut pas
même que la gauche se mêle en rien des oeuvres de la droite, défend bien plus
énergiquement de la laisser seule agir en nous; afin que non seulement nous
évitions de faire l'aumône uniquement par un motif temporel, mais encore qu'en
la faisant, notre intention soit tellement dirigée vers Dieu qu'aucun désir
d'avantages extérieurs ne vienne s'y mêler ou s'y joindre. Car il s'agit de
purifier le coeur, qui ne peut être pur qu'à moins d'être simple. Or comment
sera-t-il simple s'il sert deux maîtres, s'il ne purifie pas ses yeux parla
contemplation des biens éternels, et les laisse s'obscurcir par l'amour des
choses mortelles et fragiles? Donc que ton aumône soit dans le secret; et ton
Père, qui voit dans le secret, te le rendra. » Rien de plus juste ni de plus
vrai. En effet si vous attendez votre récompense de Celui qui lit seul dans la
conscience, que le témoignage de votre conscience vous suffise pour mériter ce
prix. Beaucoup d'exemplaires latins portent: « Et ton, Père, qui voit dans le
secret, te le rendra devant les hommes ; » mais comme cette expression
devant les hommes, ne se trouve pas dans les exemplaires grecs, qui. sont les
plus anciens, nous n'avons pas cru devoir nous y arrêter.
10. « Et lorsque tu pries, ne sois
pas comme les hypocrites qui aiment à prier debout dans les synagogues et au
coin des grandes rues, afin d'être vus des hommes. » Ici encore il n'est point
défendu d'être vu par les hommes, mais d'agir pour être vu d'eux; et il est,
superflu de le répéter, puisque la règle est donnée, une fois pour toutes, non
de craindre et d'éviter que les hommes sachent ce que nous faisons, mais de rien
faire avec l'intention de rechercher leur approbation pour récompense. Le
Seigneur lui-même emploie ici les mêmes expressions, en ajoutant, comme la
première fois: « En vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense; »
faisant voir par là qu'il condamne la récompense que les insensés cherchent dans
les louanges humaines.
11. « Pour vous, quand vous priez,
entrez dans votre chambre ». Or quelle est cette chambre, sinon le coeur
lui-même, ainsi que le Psalmiste l'enseigne quand il dit: « Ce que vous dites
dans votre coeur, repassez-le avec amertume sur votre couche (Ps. IV, 5). — Et
les portes fermées, priez votre Père en secret. » C'est peu d'entrer dans sa
chambre, si on en laisse la porte ouverte aux importuns, si les choses du dehors
s'y introduisent et envahissent notre intérieur. Or nous avons dit que le dehors
ce sont tous les objets temporels et visibles, qui pénètrent dans nos pensées
par la porte, c’est-à-dire par les sens charnels, et troublent nos prières par
une multitude de vains fantômes. Il faut donc fermer la porte, c'est-à-dire
résister au sens charnel, en sorte que notre prière, toute spirituelle, s'élève
vers le Père du fond du cœur où l'on prie le Père en secret. « Et votre Père qui
voit dans le secret, vous le rendra. » C'est par là qu'il fallait terminer; car
le Seigneur n'a pas en vue ici de nous recommander de prier, mais de nous
appendre comment il faut prier; comme plus haut, ce n'était point l'aumône qu'il
recommandait, mais l'esprit dans lequel il faut la faire; puisqu'il s'agit de la
pureté du coeur, qui ne s'obtient qu'en fixant son intention unique, simple, sur
la vie éternelle, par le seul et pur amour de la sagesse.
12. « Or, en priant, ne parlez pas
beaucoup, comme les païens; ils s'imaginent qu'à force de paroles il seront
exaucés. » Comme le propre des hypocrites est de se donner en spectacle dans la
prière et de n'en attendre d'autre fruit que l'approbation des hommes; ainsi le
propre des païens, c'est-à-dire des gentils, est de s'imaginer qu'à force de
paroles ils seront exaucés. Et en effet toute abondance de paroles vient des
gentils qui s'appliquent plus à exercer leur langue qu'à purifier leur coeur.
Ils s'efforcent de transporter dans la prière ce ridicule verbiage, dans
l'espoir de fléchir Dieu, et dans la conviction que Dieu se laisse, comme
l'homme, séduire par des paroles. « Ne leur ressemblez donc pas, » dite le seul
et véritable Maître. « Car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que
vous le lui demandiez. » Si en effet il faut une multitude de paroles pour
informer et instruire celui qui ne sait pas, qu'en est-t-il besoin avec Celui
qui connaît tout, à qui tout ce qui est parle, par cela seul qu'il est, et se
présente comme un fait accompli; à la science et à la sagesse duquel l'avenir
n'est point caché; pour qui tout ce qui est passé et tout ce qui passera est
immuablement présent ?
13. Mais comme il doit lui-même
nous apprendre à prier par des mots, quoique en petit nombre, on peut demander
quel besoin il y a de ce peu de mots avec Celui qui sait toutes choses avant
qu'elles arrivent, et connaît, il le dit lui-même, ce qui nous est nécessaire
avant que nous le lui demandions ? Nous répondons d'abord que ce n'est point par
des paroles qu'il faut traiter avec Dieu pour obtenir ce que nous désirons, mais
par ce qui se passe en notre âme, par la direction de notre pensée accompagnée
d'amour pur et de simple affection ; et de plus que le Seigneur nous a appris
les choses par les mots, afin que les mots, confiés à notre mémoire, nous
rappellent les choses au moment de la prière.
14. On peut insister et dire :
Qu'il faille prier par des choses ou par des mots, à quoi bon la prière, si Dieu
sait ce qui nous est nécessaire ? Non répondons que l'attention même de la
prière calme et purifie notre coeur et le rend plus apte à recevoir les dons
célestes qui nous viennent spirituellement; car ce n'est pas parce qu'il
ambitionne des prières que Dieu nous exauce, lui qui est toujours prêt à nous
donner sa lumière, non celle qui est visible, mais la lumière intelligible et
spirituelle. Seulement nous ne sommes pas toujours disposés à la recevoir, quand
nous nous portons d'un autre côté et que la convoitise des choses temporelles
nous remplit de ténèbres. La prière tourne donc notre coeur vers Celui qui est
toujours prêt à nous donner, si nous sommes capables de recevoir ses dons; et
dans ce mouvement, le regard intérieur se purifie par l'exclusion des désirs
temporels, en sorte que 1'œil du coeur simple puisse supporter la lumière simple
qui brille d'en haut, sans déclin, sans changement; et puisse la supporter non
seulement sans incommodité, mais avec cette joie ineffable qui constitue
véritablement et réellement le bonheur.
15. Mais il est temps de voir
quelle prière nous impose Celui par qui nous apprenons ce que nous devons
demander et nous obtenons ce que nous demandons. « C'est ainsi donc que vous
prierez, nous dit-il : Notre Père, qui êtes dans les cieux, que votre nom soit
sanctifié; que votre règne arrive; que votre volonté soit faite sur la terre
comme au ciel; donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, et remettez-nous
nos dettes comme nous remettons nous-mêmes à ceux qui nous doivent, et ne nous
induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal. » Toutes les fois qu'on
prie, il faut d'abord gagner la bienveillance do celui à qui on s'adresse,
ensuite exposer l'objet de sa demande. Or, on gagne la bienveillance de celui
qu'on prie, en faisant son éloge, et cet éloge le place ordinairement au
commencement de la prière. Pour cela le Seigneur nous ordonne simplement de dire
: « Notre Père qui êtes dans les cieux. A Bien des choses ont été dites à la
louange de Dieu; quiconque lit les saintes Ecritures les y trouvera partout et
sous des formes différentes; et cependant on ne voit nulle part que le peuple
d'Israël ait reçu ordre de dire Notre Père, ou de prier Dieu le Père; on
lui donne l’idée de Dieu comme d'un Maître commandant à des esclaves,
c'est-à-dire à des hommes qui vivent encore selon la chair. Je parle du moment
où ils recevaient les préceptes de la Loi avec l'ordre de les observer; car les
prophètes montrent que souvent notre Seigneur aurait pu être leur Père, s'ils ne
s'étaient pas écartés de ses commandements. Tel est ce passage, par exemple : «
J'ai engendré des enfants et je les ai élevés, et ils se sont révoltés contre
moi » (Is. I, 2) ; et cet autre : « J'ai dit : vous êtes des dieux, vous êtes
tous les enfants du Très-Haut » (Ps. LXXXI, 6) ; et celui-ci encore : « Si je
suis votre maître, où est votre crainte de moi ? si je suis votre Père, où sont
mes honneurs ? » (Mal. I, 6) et une foule d'autres où l'on reproche aux Juifs
prévaricateurs de n'avoir pas voulu être enfants de Dieu. Nous exceptons les
textes qui s'appliquent prophétiquement au futur peuple chrétien en tant qu'il
devait avoir Dieu pour Père, conformément à ces paroles évangéliques : « Il leur
a donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu » (Jn, I, 12). De son côté, Paul
l'Apôtre dit : « Tant que l'héritier est enfant, il ne diffère point d'un
serviteur » ; puis il rappelle que nous avons reçu l'Esprit d'adoption dans
lequel nous crions : Abba, Père » (Rm VIII, 16-23; IV, 1-6).
16. Et comme notre vocation à
l'héritage éternel, pour être cohéritiers du Christ et devenir enfants
d'adoption, n'est point le fruit de nos mérites, mais l'effet de la grâce de
Dieu : nous mentionnons cette grâce dès le début de la prière, en disant :
Notre Père. Ce nom excite tout à la fois et l'amour, qu'y a-t-il de plus
cher pour des enfants qu'un Père ? et l'affection dans la prière, puisque nous
disons Notre Père ; et un certain espoir d'obtenir ce que nous allons
demander, puisque, avant même de demander, Dieu nous accorde déjà une si grande
faveur, la permission de lui dire : Notre Père. Que peut-il en effet
refuser à la prière de ses enfants, quand il leur a déjà préalablement permis
d'être ses enfants. Enfin quelle sollicitude ces mots : Notre Père,
n'éveillent-ils pas dans le coeur, pour ne pas se montrer indigne d'un Père si
grand? En effet si un sénateur, d'un âge avancé, permettait à un homme du peuple
de l'appeler son père, sans doute celui-ci, saisi de frayeur, l'oserait à peine,
en réfléchissant à l'humilité de sa naissance, à sa pauvreté, à sa basse
condition; à combien plus forte raison, faut-il redouter d'appeler Dieu son
Père, si l'âme est tellement souillée, si la conduite est tellement coupable
qu'elles inspirent à Dieu une répulsion bien plus juste que celle qu'un sénateur
éprouverait pour les haillons d'un mendiant? Car, après tout, ce riche ne
dédaigne dans un mendiant qu'une situation où il peut tomber lui-même par
l'effet de la fragilité des choses de ce monde; tandis que Dieu ne peut jamais
tenir une mauvaise conduite. Grâces donc à la miséricorde de ce Dieu qui exige
que nous l'ayons pour Père : ce qui peut s'obtenir sans aucune dépense et par le
seul effet de la bonne volonté. Avis aussi aux riches, ou aux nobles selon ce
siècle, devenus chrétiens, d'être sans hauteur vis à vis des pauvres ou des gens
d'humble condition; parce qu'ils disent avec tous les autres : Notre Père,
ce qu'ils ne pourraient faire avec vérité et avec piété, s'ils ne se
reconnaissaient frères des autres hommes.
17. Que le peuple nouveau, appelé à
l'héritage éternel, emprunte donc la voix du nouveau Testament et dise : « Notre
Père qui êtes dans les cieux », c'est-à-dire dans les saints et dans les justes.
Car Dieu n'est point renfermé dans l'espace. Les cieux sont sans doute les corps
les plus excellents de ce monde, mais ce sont des corps et ils ne peuvent être
que dans l'espace. Et si l'on s'imagine que Dieu y réside localement comme dans
la partie la plus élevée de ce monde, il faudra dire que les oiseaux ont plus de
valeur que nous : car ils vivraient plus près de Dieu. Or il n'est pas écrit.
Dieu est près des hommes haut placés, ou qui habitent sur les montagnes; mais
bien : « Dieu est près de ceux qui ont le coeur contrit, » et la contrition est
le propre de l'humilité. Et comme on donne au pécheur le nom de terre, quand on
lui dit : « Tu es terre et tu iras en terre » (Gn. III, 19) ; ainsi, par contre,
on peut appeler le juste, ciel. En effet on dit aux justes: « Car le temple de
Dieu est saint et vous êtes ce temple » (I Co. III, 17). Donc si Dieu habite
dans son temple, et si les saints sont ce temple, on a raison d'interpréter : «
Qui êtes dans les cieux, » par : qui êtes dans les saints. Et cette
comparaison est d'autant plus juste qu'on peut dire qu'il y a spirituellement
autant de distance entre les justes et les pécheurs, qu'il y en a matériellement
entre le ciel et la terre.
18. C'est pour exprimer cette
pensée que, lorsque nous prions, nous nous tournons vers f0rient, le point de
départ du ciel; non que Dieu y habite et ait quitté les autres parties du monde,
lui qui est présent partout, non d'une manière locale, mais par la puissance de
sa majesté; seulement l'esprit est averti par là de se tourner vers la nature la
plus parfaite, c'est-à-dire vers. Dieu, puisque son corps qui est terrestre est
tourné vers le corps le plus parfait, qui est le ciel. Il est en effet
convenable et même très avantageux au progrès de la religion, que tous, petit;
et grands, aient de Dieu de justes idées. Voilà pourquoi il faut supporter ceux
qui étant encore captivés par les beautés visibles, ne pouvant se figurer rien
d'incorporel, et estimant nécessairement le ciel plus que la terre, croient que
Dieu, dont ils se forment encore une idée matérielle, habite dans le ciel plutôt
que sur la terre; afin que, quand ils sauront un jour que l'âme l'emporte en
dignité jusque sur le ciel ils cherchent Dieu dans l'âme plutôt que dans un
corps même céleste; et que, quand ils sauront la distance qui sépare les justes
des pécheurs, eux qui n'osaient pas, dans leurs idées charnelles, placer le
séjour de Dieu sur la terre, mais dans le ciel, désormais plus éclairés dans
leur foi et dans leur intelligence, le cherchent dans les âmes des justes plutôt
que dans celles des pécheurs. C'est donc avec raison que ces paroles : « Notre
Père qui êtes dans les cieux, » s'entendent du coeur des justes, où Dieu habite
comme dans son temple. Par là aussi celui qui prie désirera voir résider en lui
Celui qu'à invoque, et dans cette noble ambition, il sera fidèle à la justice :
ce qui est le présent le plus propre à fixer Dieu dans une âme.
19. Voyons maintenant ce qu'il faut
demander. Nous avons vu quel est celui qu'on invoque et où il habite. Or la
première de toutes les demandes est celle-ci: « Que votre nom soit sanctifié ; »
ce qui ne veut pas dire que le nom de Dieu n'est pas saint, mais on demande
qu'il soit regardé comme saint par les hommes; c’est-à-dire que les hommes
connaissent tellement Dieu qu'ils n'estiment rien plus saint que lui, rien qu'il
faille plus craindre d'offenser. Et parce qu'il est écrit: « Le Seigneur est
connu en Judée, son nom est grand dans Israël » (Ps. LXXV, 1), il ne faut pas
croire que Dieu est moins grand ici et plus grand là; mais seulement que son nom
est grand là où on le prononce avec le respect dû à sa grandeur et à sa majesté.
Ainsi son nom est saint, là où on le nomme avec vénération et crainte de
l'offenser, et c'est ce qui arrive maintenant, quand l'Evangile, en se répandant
encore chez les diverses nations, fait respecter le nom du Dieu unique par
l'entremise de son Fils.
20. Seconde demande: « Que votre
règne arrive. » Le Seigneur lui-même nous apprend que le jour du jugement
viendra quand l'Evangile aura été prêché à toutes les nations (Mt. XXIV, 14) ;
ce qui touche à la sanctification, du nom de Dieu. Ici ces mots: « que votre
règne arrive, » ne signifient pas que Dieu ne règne pas maintenant. Mais,
dira-t-on peut-être, cela signifie : « qu'il arrive » sur la terre. Comme si
Dieu ne régnait pas sur la terre et n'y avait pas régné depuis la création du
monde. Ce mot: « qu'il arrive », signifie donc: qu'il soit manifesté aux hommes.
Car comme la lumière, quoique présente, n'existe pas pour les aveugles ni pour
ceux qui ferment les yeux; ainsi le règne de Dieu, quoique permanent sur la
terre, est absent pour ceux qui l'ignorent. Or il ne sera plus possible à
personne d'ignorer le règne de Dieu quand son Fils unique viendra du ciel d'une
manière non seulement spirituelle, mais encore visible et sous forme humaine,
juger les vivants et les morts (Rét. l. I, ch. XIX n. 8). Après ce ,jugement,
c’est-à-dire quand la séparation des bons et des méchants sera faite, Dieu
habitera dans les justes de telle sorte qu'il n'auront plus besoin d'être
instruits par un homme, mais que tous, comme il est écrit, « seront enseignés de
Dieu » (Is. LIV, 13 ; Jn, VI, 45). Ensuite la vie heureuse se complètera dans
les saints pour l'éternité ; comme les anges du ciel très saints et très
heureux, ils se sont éclairés de Dieu seul, et conséquemment sages et heureux,
suivant que le Seigneur lui même la promis aux siens: « A la résurrection, ils
seront, dit-il, comme les anges dans le ciel » (Mt. XXII, 30).
21. Voilà pourquoi cette demande: «
Que votre règne arrive, » est suivie de celle-ci: « Que votre volonté soit faite
sur la terre comme au ciel », c'est-à-dire : comme votre volonté se fait dans
les anges qui sont au ciel, de telle sorte qu'ils s'attachent à vous et
jouissent de vous, saris qu'aucune erreur obscurcisse leur sagesse, sans
qu'aucune misère trouble leur bonheur :ainsi se fasse-t-elle dans vos saints qui
sont sur la terre, dont le corps est fait de terre et qui doivent être repris à
la terre pour être transformés et rendus dignes d'habiter le ciel. C'est là
aussi le sens de cette acclamation des anges : « Gloire à Dieu au plus haut des
cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté » (Lc, II, 14) ; ils
demandent que précédée de notre bonne volonté qui répond à l'appel, la volonté
de Dieu s'accomplisse parfaitement en nous comme dans les anges du ciel, et
qu'aucune adversité ne trouble notre bonheur qui est la paix. Ces paroles :
« que votre volonté soit faite », s'entendent aussi très bien dans ce sens:
qu'on obéisse à vos commandements, sur la terre comme au ciel, c'est-à-dire chez
un homme comme chez un ange. Car faire la volonté de Dieu c'est obéir à ses
commandements, comme le Seigneur lui-même nous ledit : « Ma nourriture est de
faire la volonté de Celui qui ma envoyé » (Jn, IV, 34) ; et en plus d'un
endroit: « Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui
m'a envoyé » ; (Ib. VI, 38) et encore : « Voici ma mère et mes frères ; et
quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, et ma mère et ma
sœur » (Mt. XII, 49, 50). Donc la volonté de Dieu est certainement faite dans
ceux qui accomplissent la volonté de Dieu; non parce qu'ils font que Dieu
veuille, mais parce qu'ils font ce qu'il veut, c'est-à-dire agissent selon sa
volonté.
22. Il y a encore un autre sens : «
que votre volonté soit faite dans la terre comme au ciel, » c'est-à-dire chez
les pécheurs, comme chez les saints et les justes. Et ceci peut aussi s'entendre
de deux manières : ou que nous prions pour nos ennemis, car peut-on considérer
autrement ceux contre le gré desquels le nom chrétien et catholique se propage ?
En sorte que ces paroles : « que votre volonté soit faite sur la terre comme au
ciel », veuillent dire que les pécheurs fassent votre volonté comme les justes,
et qu'ils se convertissent. Ou bien : «que votre volonté soit faite sur la terre
comme au ciel, » signifie que chacun soit traité selon ses mérites : ce qui
arrivera au dernier jugement, quand les justes seront récompensés et les
pécheurs condamnés, quand les agneaux seront séparés des boucs (Mt. XXV, 33-46).
23. Une interprétation, qui n'est
point déraisonnable, mais qui s'accommode au contraire parfaitement à notre foi
et à notre espérance, c'est d'entendre, par ciel et terre, l'esprit et la chair.
Quand l'Apôtre dit : « J'obéis par l'esprit à la loi de Dieu, et par la chair à
la loi du péché » (Rm. VII, 25) ; nous voyons la volonté de Dieu s'accomplir
dans l'esprit, c'est-à-dire dans l'âme. Mais quand la mort aura été absorbée
dans sa victoire, quand ce corps mortel aura revêtu l'immortalité, ce qui
arrivera à la résurrection de la chair, lors du changement promis aux justes,
selon l'enseignement du même Apôtre (I Co. XV, 42, 55) ; alors la volonté de
Dieu sera faite sur la terre comme au ciel : c'est-à-dire, comme l'esprit ne
résistera plus à Dieu, mais lui obéira et fera sa volonté ; de même le corps ne
résistera plus à l'esprit ou à l'âme, qui est maintenant accablée par
l'infirmité du corps et entraînée aux habitudes charnelles. Ce sera alors la
paix parfaite dans la vie éternelle, en sorte que non seulement nous pourrons
vouloir le bien, mais encore le faire. « Car maintenant, nous dit l'Apôtre, le
vouloir réside en moi, mais accomplir le bien, je ne l'y trouve pas » : parce
que la volonté de Dieu ne s'accomplit pas encore sur la terre comme au ciel,
c'est-à-dire dans la chair comme dans l’esprit. Cependant la volonté de Dieu se
fait dans notre misère, quand nous souffrons par la chair ce qui nous est dû en
raison de la mortalité que notre nature a contractée par le péché: mais il faut
demander que cette volonté se fasse sur la terre comme au ciel, c'est-à-dire
que, comme notre coeur se complaît dans la loi, selon l'homme intérieur (Rm. VII,
18,22), ainsi, par la transformation de notre corps, aucune partie de nous-mêmes
ne mette obstacle à cette complaisance, par des douleurs ou des plaisirs
terrestres.
24. Nous pouvons encore, sans
blesser la vérité, traduire ces paroles : « Que votre volonté soit faite sur la
terre comme au ciel », par celles-ci : dans l'Église, comme dans Notre Seigneur
Jésus-Christ ; dans la femme qui lui a été fiancée, comme dans l'Époux quia
accompli la volonté du Père. En effet le ciel et la terre peuvent, en quelque
sorte, être considérés comme époux, puisque la terre est fécondée par
l'influence du ciel.
25. La quatrième demande est :
« Donnez nous aujourd'hui notre pain quotidien ». Le pain quotidien signifie ici
ou tout ce qui nécessaire aux besoins de cette vie, à propos de quoi le Seigneur
ajoute : « donnez-nous aujourd'hui », conformément à l'ordre tracé ailleurs :
« Ne pense pas au lendemain » : ou le sacrement du corps du Christ, que nous
recevons tous les jours : ou la nourriture spirituelle dont le même Seigneur
nous dit : « Travaillez, non en vue de la nourriture qui périt », et encore :
« Je suis le pain de vie qui suis descendu du ciel » (Jn, VI, 17-41). Mais on
peut examiner lequel de ces trois sens est le plus probable. Peut-être
pourrait-on s'étonner que nous soyons obligés de prier pour obtenir ce qui est
nécessaire à la vie du corps, comme la nourriture et le vêtement, par exemple,
quand le Seigneur nous dit : « Ne vous inquiétez point de ce que vous mangerez,
ni de quoi vous vous vêtirez ». Or, peut-on ne pas s'inquiéter de ce qu'on
demande, alors que l'attention de l'esprit doit être fixée dans la prière sur
l'objet de sa demande tellement que c'est à cela qu'il faut rapporter ce que le
Sauveur a dit de la chambre dont on doit fermer les portes, et aussi ces paroles
: « Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice et toutes ces choses vous
seront données par surcroît ? » Évidemment le Seigneur n'a pas dit : cherchez
d'abord le royaume de Dieu et cherchez ceci ensuite ; mais : « tontes ces choses
vous seront données par surcroît ». Mais je ne vois donc pas comment on peut
dire que quelqu'un ne cherche pas ce qu'il demande à Dieu avec la plus grande
attention.
26. Quant au sacrement du corps du
Seigneur pour ne pas soulever d'objection de la part des nombreux orientaux qui
ne participent point chaque jour à la cène du Seigneur, bien qu'on l'appelle
pain quotidien ; pour qu'ils gardent le silence, dis-je, et ne défendent pas
leur opinion en s'appuyant sur l'autorité ecclésiastique, sous prétexte qu'ils
font cela sans scandale, que les chefs des églises ne s'y opposent pas, et qu'on
ne les taxe point de désobéissance, ce qui prouve que, dans ces contrées, ce
n'est pas là le sens qu'on attache aux mots pain quotidien : autrement ceux qui
ne le reçoivent pas tous les jours seraient regardés comme grandement coupables:
pour ne pas discuter là dessus, disons au moins que quiconque réfléchit doit
voir clairement que le Seigneur nous a donné une forme de prière à laquelle nous
ne pouvons, sans transgression, rien ajouter ni rien ôter. Cela étant, qui osera
soutenir que nous ne devons réciter qu'une fois l'oraison dominicale ; ou que si
nous devons la réciter deux ou trois fois, ce ne peut être que jusqu'à l'heure
où nous participons au corps du Seigneur, et non pendant le reste du jour ? Car
alors nous ne pourrions plus dire «donnez-nous aujourd'hui » ce que nous aurions
déjà reçu, ou bien on pourrait nous obliger à recevoir ce sacrement vers la fin
du jour.
27. Il ne nous reste donc plus qu'
à entendre par pain quotidien la nourriture spirituelle, à savoir les préceptes
divins, que nous devons méditer et accomplir tous les jours. Le Seigneur y fait
allusion quand il dit : « Travaillez en vue de la nourriture qui ne périt pas. »
Or cette nourriture s'appelle quotidienne maintenant, tant que cette vie
mortelle se prolongera par la succession des nuits et des jours. En réalité tant
que les affections de l'âme se portent. tour à tour en haut et en bas,
c'est-à-dire tantôt aux choses spirituelles, tantôt aux inclinations charnelles
; comme un être qui est alternativement rassasié et pressé par la faim, elle a
besoin d'un pain quotidien pour calmer la faim et restaurer ses forces abattues.
Ainsi comme notre corps, tant qu'il est en cette vie, c'est-à-dire avant sa
transformation, répare, par la nourriture, les forces qu'il a dépensées ; de
même notre âme, souffrant une déperdition par les affections temporelles qui
l'éloignent de Dieu, a besoin de se refaire par la nourriture des commandements.
Or on dit : « Donnez-nous aujourd'hui », pendant tout le temps qu'on peut dire
aujourd'hui, c’est-à-dire durant cette vie mortelle. Car après cette vie, la
nourriture spirituelle nous rassasiera tellement pendant l'éternité, qu'on ne
pourrait plus dire pain de chaque jour, vu que là, la mobilité du temps, qui
fait succéder les jours aux jours et permet de dire chaque jour », n'existera
plus. Il faut donc entendre ici ces mots : « Donnez-nous aujourd'hui », comme
ces paroles du psaume : « Aujourd'hui si vous entendez sa voix » (Ps. XCIV, 8),
qui, selon l'interprétation de l'Apôtre dans son épître aux Hébreux,
signifient : « Pendant ce qui est appelé aujourd'hui » (He. III, 3). Cependant,
si quelqu'un veut entendre cette demande de la nourriture nécessaire au corps,
ou du Sacrement du corps du Seigneur, il faudra qu'il admette en même temps les
trois sens : c'est-à-dire que nous demandons en même temps notre pain quotidien,
ce qui est nécessaire à notre corps et le sacrement visible et invisible du
Verbe de Dieu.
28. Vient ensuite la cinquième
demande : « Et remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous
doivent ». Il est clair que dettes ici signifie péchés. On le voit parce que le
Seigneur dit lui-même : « Vous ne sortirez point de là que vous n'ayez payé
jusqu'au dernier quart d'un as » (Mt. V, 26) ; ou encore parce qu'il appelle
débiteurs ceux dont on lui annonce la mort sous les ruines de la tour et ceux
dont Hérode a mêlé le sang à leur sacrifice.
Il dit en effet qu'on les croit
plus débiteurs, c'est-à-dire plus pécheurs, que tous les autres, et il ajoute :
« En vérité, je vous le dis : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de
la même manière » (Lc, XIII, 1-5). Ce n'est donc point ici un ordre de remettre
à des débiteurs une dette d'argent, mais de pardonner à celui qui nous a
offensés. Le commandement de remettre une dette pécuniaire se rattacherait
plutôt à ce qui a été dit ci-dessus : « A celui qui veut t'appeler en justice
pour t'enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau » (Mt. V, 40). Et,
d'après cela encore, ce n'est pas à tout débiteur pécuniaire qu'il faut remettre
sa dette, mais seulement à celui qui ne veut pas rendre et autant qu'il est
disposé à plaider : car, dit l'Apôtre, « il ne faut pas qu'un serviteur de Dieu
dispute » (II Tm. II, 24). Il faut donc remettre une dette d'argent à celui qui
ne veut la payer ni volontairement ni sur réclamation. En effet il ne refuse de
payer que pour deux raisons : ou parce qu'il n'a pas de quoi, ou parce qu'il est
avare et avide du bien d'autrui. Or dans l'un et l'autre cas c'est indigence ;
là, de biens, ici, de volonté. Ainsi remettre à un tel débiteur c'est remettre à
un pauvre, c'est faire une oeuvre chrétienne, en partant de cette règle fine :
Qu'il faut être prêt à perdre ce qu'on nous doit. Mais si on emploie toutes les
voies de modération et de douceur pour se faire rendre, non pas tant par vue
d'intérêt que pour corriger un homme à qui il est certainement dangereux d'avoir
de quoi rendre et de ne pas rendre ; non seulement on ne pêche pas, mais on rend
un grand service. Car on empêche cet homme de perdre la foi en cherchant à
s'approprier l'argent d'autrui : perte incomparablement plus grande. D'où il
faut conclure que dans ces paroles : « Remettez-nous nos dettes », il n'est pas
précisément question d'argent, mais de toutes les offenses que l'on peut
commettre envers nous, même en matière pécuniaire. En effet celui-là vous
offense, qui refuse de vous rembourser l'argent qu'il vous doit, quand il le
peut. Et si vous ne lui remettez pas cette offense, vous ne pouvez pas dire :
« Remettez-nous, comme nous remettons ». Si au contraire vous lui pardonnez,
c'est que vous comprenez que cette prière impose le devoir de pardonner les
offenses même en matière pécuniaire.
29. On pourrait sans doute encore
ajouter que quand nous disons : « Remettez-nous nos dettes, comme nous les
remettons », nous sommes convaincus de violer cette règle en refusant de
pardonner à ceux qui nous le demandent, alors que nous demandons nous-mêmes
pardon à un Père plein de bonté. Mais le commandement qui nous impose
l'obligation de prier pour nos ennemis (Mt. V, 44), ne s'applique pas à ceux qui
nous demandent pardon : car dès lors ils ne sont plus nos ennemis. Or il est
impossible de dire qu'on prie pour ceux à qui on ne pardonne pas. Il faut donc
convenir qu'il est nécessaire de pardonner toutes les offenses commises contre
nous, si nous voulons que notre Père nous pardonne celles dont nous sommes
coupables envers lui. Quant à la vengeance, nous en avons, je pense, parlé assez
longuement plus haut (Liv. I, ch. XIX, XX).
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