EXPLICATION
DU SERMON SUR LA MONTAGNE
Traduction de M. l'abbé DEVOILLE
LIVRE PREMIER
PREMIÈRE PARTIE DU SERMON (Mt. V)

CHAPITRE XVII

DU SERMENT

51. « Vous avez encore entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras point, mais tu tiendras au Seigneur tes serments. Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon, ni par le ciel, parce que c'est le trône de Dieu; ni par la terre, parce que c'est l'escabeau de ses pieds; ni par Jérusalem, parce que tu ne peux rendre un seul de tes cheveux blanc ou noir. Que votre langage soit: Oui, oui; non, non; car ce qui est de plus vient du mal. » La justice des pharisiens se borne à ne point se parjurer; elle est fortifiée par celle qui défend même de jurer, ce qui est le propre de la justice du royaume des cieux. De même en effet que celui qui ne parle pas ne saurait dire faux, ainsi celui qui ne jure pas ne saurait se parjurer. Cependant comme jurer c'est prendre Dieu à témoin, il faut examiner avec soin se chapitre, de peur que l'Apôtre ne semble avoir enfreint le précepte du Seigneur, lui qui jure souvent, de cette façon, par exemple : « Je vous écris ceci, voici, devant Dieu, « je ne mens pas (Gal. I, 40); » ou encore: « Le Dieu et Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est béni dans tous les siècles, sait que je ne mens pas (II Co. XI, 31);» et ailleurs: « Car le Dieu que je sers en mon esprit, dans l'Evangile de son Fils, m'est témoin que sans cesse je fais mémoire de vous dans mes prières (Rm.1, 9, 10). » On dira peut-être qu'on ne doit regarder comme serment que la formule où le mot par est placé devant le mot par lequel on jure ; en sorte que dire : « Dieu m'est témoin, » et non: par Dieu, ne soit pas jurer. Cette opinion est ridicule. Mais pour éviter toute discussion et par égard pour les moins éclairés qui s'obstineraient à voir ici quelque différence, il est bon de savoir que l'Apôtre a employé même cette forme de serment, comme quand il a dit, par exemple : « Chaque jour je meurs, je le jure, par la gloire que je reçois de vous (I Co. XV, 31). » Et pour qu'on ne s'imagine pas qu'il a voulu dire: Votre gloire me fait mourir, dans le sens où l'on dit : Il est devenu savant par les leçons d'un tel, c'est-à-dire les leçons d'un tel ont fait qu'il est devenu savant : les exemplaires grecs tranchent la question, car on y lit : Ne ten kaukhesin umeteran, expressions qui ne sont usitées que pour le serment. Par là on peut comprendre que le Seigneur a défendu de jurer, pour que personne ne se porte au serment comme à une chose bonne et ne se laisse entraîner au parjure par l'habitude de jurer. Que celui donc qui sait que le serment ne doit pas être regardé comme un acte bon mais nécessaire, se modère autant que possible, et n'en use que par nécessité, quand il voit les hommes peu disposés à croire une chose qu'il leur est utile de croire, à moins qu'elle ne soit attestée par serment. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter ces paroles : « Que votre langage soit : Oui, oui; non, non » ; voilà le bien, voilà ce qu'il faut désirer. « Ce qui est de plus vient du mal » : c'est-à-dire, sachez que si vous êtes obligés de jurer, cela provient de l'infirmité de ceux que vous désirez convaincre infirmité qui est certainement un mal et dont nous demandons chaque jour d'être délivrés, quand nous disons : « Délivrez-nous du mai » (Mt. VI, 13). Aussi le Seigneur n'a-t-il point dit : de qui est de plus est mal; car vous ne faites point de mal quand vous employez à propos le serment; lequel, bien que n'étant pas bon, est cependant nécessaire pour persuader à un autre une vérité utile ; mais il a dit : « Vient du mal, » de l'infirmité de celui à qui vous êtes forcé de jurer. Mais celui-là seul qui en a fait l'expérience sait combien il est difficile de détruire l'habitude du serment et de ne jamais faire sans raison ce que la nécessité oblige quelquefois à faire.

52. On peut demander pourquoi, à ces paroles : « Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon, » on a ajouté celles-ci : « Ni par le ciel, parce qu'il est le trône de Dieu, » et le reste, jusqu'à : « Ni par votre tête ». C'est, je pense, parce que les Juifs ne se croyaient point liés par leurs serments, quand ils avaient juré par ces choses. Comme ils avaient entendu dire: « Tu tiendras au Seigneur tes serments, » ils ne croyaient point avoir fait un serment au Seigneur en jurant par le ciel ou par la terre, ou par Jérusalem, ou par leur tête: non de la faute de l'auteur de la loi, mais parce qu'ils comprenaient mal. Le Seigneur leur apprend donc qu'il n'y a rien de si vil parmi les créatures par quoi l'on puisse se parjurer ; puisque la divine Providence gouverne le monde entier du haut en bas, à partir du trône de Dieu jusqu'à un cheveu blanc ou noir. « Ni par le ciel, parce qu'il est le trône de Dieu ; ni par la terre, parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds ; » c'est-à-dire quand vous jurez par le ciel ou par la terre, ne vous imaginez pas que votre serment ne vous lie pas devant le Seigneur : car il est prouvé que vous jurez par celui dont le ciel est le trône et la terre l'escabeau. « Ni par Jérusalem, parce que c'est la ville du grand roi, » ce qui vaut dieux que de dire ma ville, bien que ce soit là le sens. Et comme il est le Seigneur, évidemment celui qui jure par Jérusalem est lié devant le Seigneur. « Ne jurez pas non plus par votre tête. » Est-il rien qu'on puisse croire plus à soi que sa tête ? Et pourtant comment notre tête serait-elle à nous, puisque nous n'avons pas même le pouvoir de rendre un cheveu blanc ou noir ? Donc, quiconque jure même par sa tête, est lié par. son serment devant le Dieu qui remplit tout d'une manière ineffable et est présent partout. Et sous ces expressions, il faut sous-entendre bien d'autres choses qui ne pouvaient s'énumérer, comme dans ce serment de l'Apôtre, dont nous parlions plus haut : « Je meurs chaque jour, je le jure, par la gloire que je reçois de vous. » Et pour montrer que ce serment remonte au Seigneur, il ajoute : « Que je reçois de vous dans le Christ Jésus. »

53. Toutefois, je dis ceci pour les charnels, parce que le ciel est appelé le trône de Dieu et la terre l'escabeau de ses pieds, il ne faut pas s'imaginer que Dieu ait des membres qui reposent sur le ciel et la terre, comme les nôtres quand nous sommes assis. mais le siège qu'on lui attribue indique le jugement.. Et comme le ciel est la partie la plus belle de la création et la terre la moins belle, il semble que la puissance divine est plus présente à la partie la plus excellente et donne à l'autre un rang inférieur ; voilà pourquoi on dit, que Dieu est assis au ciel et a la terre. sous ses pieds. Dans le sens spirituel on entend par ciel les âmes saintes, et par la terre les pécheurs; et parce que l'homme spirituel juge de toutes choses et n'est jugé par personne (I Co. II, 15), on a raison de l'appeler le siège de Dieu ; comme aussi de nommer l'escabeau de ses pieds le pécheur à qu’il a été dit: « Tu es terre et tu iras en terre » (Gn. III, 19), parce que la justice qui traite chacun selon ses mérites le rejette au rang inférieur, et que n'ay an[ pas voulu rester dans la loi, il est accablé sous le poids de la loi.

CHAPITRE XVIII

AMOUR DE LA JUSTICE ET MISÉRICORDE.

54. Enfin pour conclure sur ce sujet, que peut-on exprimer ou imaginer de plus laborieux et de plus pénible, de plus propre à exercer toute les forces et toute l'industrie de l'âme fidèle, que, la nécessité de vaincre une mauvaise habitude ? Que le chrétien retranche donc tous les membres qui peuvent lui être un obstacle à la conquête du royaume des cieux, que la douleur ne l'abatte pas; qu'il supporte, pour l'honneur de la foi conjugale, les plus graves incommodités, tout ce qui ne porte pas la marque d'une corruption honteuse, c'est-à-dire de la fornication par exemple qu'il conserve fidèlement une femme stérile, difforme, faible de constitution, aveugle, sourde, boiteuse, ou affligée de. maladies, de souffrances, de langueurs, de tout ce qui peut s'imaginer de plus repoussant, excepté la fornication ; qu'il la supporte par fidélité à ses engagements, au lien qui les unit ; non seulement qu'il ne rejette point une femme de ce genre, mais s'il n'est pas marié, qu'il n'en épouse point une séparée de son mari, fût-elle d'ailleurs belle, bien portante, riche, féconde. Et si cela n'est pas permis, qu'il se permette bien moins d'avoir un commerce illicite quelconque; qu'il fuie la fornication jusqu'à éviter tout acte criminel et honteux; qu'il dis, la vérité, et l'appuie non par des serment fréquents, mais par l'honnêteté de ses moeurs; qu'il abatte et domine, comme d'un lieu élevé, cette multitude de mauvais penchants qui lui font la guerre, (nous n'en avons mentionné qu'un petit nombre, mais par ceux là on peut juger du reste) et qu'il réserve pour cela à la milice chrétienne comme une citadelle. Mais qui osera entreprendre une tâche aussi difficile, sinon celui qui brûle de l'amour de la justice au point d'être dévoré de faim et de soif, de regarder la vie comme rien, tant qu'il n'en est pas rassasié, et de se faire violence pour arriver au royaume des cieux ? Car autrement il n'est pas possible d'avoir la force nécessaire, pour supporter tout ce que les partisans de ce monde estiment pénible, dur et difficile dans l'extirpation des mauvaises habitudes. « Bienheureux donc ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés. »

55. Mais si quelqu'un éprouve à cela quelque difficulté, n'avance que par un sentier rude et escarpé, est assailli de tentations de toute sorte ; si voyant la vie passée s'élever à gauche et à droite, comme des montagnes, il redoute de succomber à la tâche : que celui-là suive un conseil dans le but de s'attirer du secours. Quel est ce conseil ? Qu'il supporte l'infirmité du prochain; lui vienne en aide autant que possible, comme il désire lui-même l'aide d'en haut. Par conséquent recourons aux oeuvres de la miséricorde. Or la douceur et la miséricorde semblent se confondre, Il y a cependant cette différence que l'homme doux, dont nous avons parlé plus haut, accepte avec piété et sans contradiction les arrêts divins portés contre ses péchés, et les paroles de Dieu qu'il ne comprend pas encore, mais sans rendre aucun service à celui à qui il se contente de n'opposer ni contradiction ni résistance; tandis que le miséricordieux cède dans l'intention de corriger celui qu'il rendrait pire par la résistance.

CHAPITRE XIX

VENGEANCE.
JUSTICE DES PHARISIENS ET JUSTICE DES CHRÉTIENS.
JOUE DROITE. - TUNIQUE. - ESCLAVAGE.

56. Le Seigneur continue et dit: « Vous avez entendu qu'il a été dit: Oeil pour oeil, dent pour dent. Et moi je vous dis de ne point résister aux mauvais traitements; mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre; et à celui qui veut t'appeler en justice pour t'enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau; et quiconque te contraindra de faire avec lui mille pas, fais-en deux autres mille. Donne à qui te demande, et ne te détourne point de celui qui veut emprunter, de toi. » La justice du pharisien consiste à ne pas dépasser la mesure quand on se venge, à ne pas rendre plus qu'on n'a reçu; et c'est déjà un grand point. On ne trouve pas aisément un homme qui ne rende qu'un coup de poing pour un coup de poing; qui, pour un seul mot d'injure, se contente de répondre par un seul mot de même valeur. Ou dans le trouble de la colère on se venge outre mesure; ou bien on s'imagine que la justice exige que l'offensant soit plus maltraité que l'offensé. Ces dispositions avaient déjà trouvé un frein puissant dans la loi, où on lisait : « Oeil pour oeil, dent pour dent; » expression qui voulait dire que la vengeance ne doit pas dépasser l'injure. C'est déjà là un commencement de paix ; mais la perfection de la paix consiste à renoncer même à cette espèce de vengeance.

57. Entre ces deux dispositions dont l'une, au mépris de la loi, rend un mal plus grand pour un mal moindre, et dont l'autre, pratiquant la perfection indiquée par le Seigneur à ses disciples ne rend en aucune façon le mal pour le mal, il y a un moyen terme qui consiste à rendre autant de mal qu'on en a reçu : transition de l'extrême discorde à la concorde parfaite, mesure proportionnée aux besoins du temps.Voyez quelle distance il y a de l'homme qui attaque le premier dans le but de blesser et de nuire, et celui qui ne rend 'point injure pour injure ! Celui qui n'attaque pas le premier, mais qui, ou de volonté ou de fait, rend plus de mal qu'il n'en a reçu, s'éloigne un peu de l'extrême injustice, fait un premier pas vers la justice parfaite, et cependant n'en est pas encore au point fixé et exigé par la loi de Moise. Celui donc qui rend autant qu'il a reçu, fait déjà une concession ; car il ne doit pas y avoir égalité de peine entre le coupable et l'innocent. C'est donc cette justice commencée, non sévère, mais miséricordieuse que perfectionne Celui qui est venu, non abolir . la loi, mais l'accomplir. Il abandonne ainsi à l'intelligence de ses auditeurs les deux degrés d'intervalle, et préfère parler de la perfection même de la miséricorde. Car il reste encore quelque chose à faire à celui qui ne remplit pas dans toute son étendue un précepte imposé en vue du royaume des cieux; c'est de ne pas rendre autant, mais seulement, moins qu'il n'a reçu, par exemple un coup de poing pour deux, l'amputation d'une oreille pour la perte d'un oeil. Mais celui qui montant plus haut ne rend le mal en aucune façon, se rapproche du commandement du Seigneur et cependant n'y est pas encore. C'est peu de chose au yeux du Sauveur que vous ne rendiez pas mal pour mal, si vous n'êtes disposé à en recevoir davantage. Il ne dit donc pas Et moi je vous dis » de ne pas rendre mal pour mal; ce qui est déjà un point important; mais: « de ne point résister aux mauvais traitements, » en sorte que non seulement vous ne rendiez pas le mal qu'on vous a fait, mais que vous ne vous opposiez pas même à ce qu'on vous en fasse davantage. C'est en effet ce qu'il expose ensuite : « Mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre; » car il de dit pas: Si quelqu'un vous frappe, ne le frappez pas; mais préparez-vous à recevoir de nouveaux coups. Ceux-là surtout sentiront ce qu'il y a, là, de miséricorde, lesquels servent dans leurs maladies des êtres tendrement aimés, enfants ou amis très chers, soit encore en bas âge, soit atteints de frénésie. Ils souffrent souvent beaucoup de leur part; mais ils sont disposés à souffrir bien davantage encore, si la santé du malade l'exige, et jusqu'à ce que la faiblesse de l'âge ou de la maladie soit passée. Et que pouvait apprendre le médecin des âmes à ceux qu'il formait à l'art de guérir le prochain, sinon à supporter avec patience les infirmités de ceux au salut desquels ils voulaient travailler ? Car tout vice provient de la faiblesse de l'âme, puisqu'il n'y a rien de plus pur que l'homme consommé en vertu.

58. On peut demander ici ce que signifie la joue droite ; car c'est ainsi qu'on lit dans les exemplaires grecs les plus dignes de foi : beaucoup de latins portent simplement la joue, sans désigner la droite. Or c'est par le visage que chacun est connu, et nous lisons dans l'Apôtre Vous souffrez même qu'on vous asservisse, « qu'on vous dévore, qu'on prenne votre bien, « qu'on vous traite avec hauteur, qu'on vous déchire le visage ; » puis il ajoute aussitôt : «  Je le dis avec honte (II Co. XI, 20, 21), » dans l'intention de faire voir que être déchiré au visage, signifie être méprisé et dédaigné. Et l'Apôtre ne dit pas cela pour empêcher les Corinthiens de supporter ceux qui les traitent ainsi, mais afin qu'ils le. supportent mieux lui-même qui les aimait jusqu'à être disposé à se sacrifier pour eux (Ib. XII, 15). Mais comme on ne saurait dire le visage droit, et le visage gauche, et qu'il y a une noblesse selon Dieu et une noblesse selon le monde ; on distingue la joue droite et la joue gauche, pour que tout disciple du Christ chez qui le nom de Chrétien sera un objet de mépris, soit bien plus disposé encore à voir méprisés en lui les honneurs mondains, s'il en possède quelques-uns. Pourtant le même apôtre Paul, quand on se préparait à poursuivre en lui le nom de chrétien s'il eut gardé le silence sur la dignité de citoyen, ne présentait point l'autre joue à ceux qui le frappaient sur la joue droite. Mais en disant : « Je suis citoyen romain », (Ac. XXII, 25) il n'en était pas moins disposé à voir mépriser en lui ce qu'il avait de moins glorieux, par ceux qui méprisaient en lui un titre si précieux et si salutaire. En a-t-il pour cela supporté moins patiemment les chaînes dont il n'était pas permis de charger un citoyen romain ? Et en a-t-il accusé personne, comme d'une injustice ? Et si on l'a ménagé une fois à cause de sa qualité de citoyen romain, il ne s'en est pas moins offert aux coups en cherchant par sa patience à corriger de leur criminelle malice ceux qu'il voyait honorer en lui le côté gauche par préférence au côté droit. Car ici il ne faut voir que son intention, la bienveillance et la clémence dont il usait envers ses persécuteurs. Il reçoit un soufflet par l'ordre du grand-prêtre, pour avoir dit cette parole qui semblait insolente: « Dieu te frappera, muraille blanchie; » mais ce mot injurieux, au jugement de ceux qui n'avaient pas d'intelligence, était prophétique pour ceux qui en avaient. Muraille blanchie signifiait hypocrisie, c'est-à-dire dissimulation voilée sous la dignité sacerdotale et cachant la turpitude et la boue sous un nom éclatant, pour ainsi dire, de blancheur. Car l'Apôtre reste merveilleusement fidèle à l'humilité quand on lui dit: « Tu maudis le prince des prêtres ? » et qu'il répond : « J'ignorais, mes frères, que ce fût le prince des prêtres ; car il est écrit: Tu ne maudiras point le prince de ton peuple » (Ac. XXIII, 3 5). Une réponse si prompte, si pleine de douceur, que n'aurait pu faire un homme irrité et troublé, montre assez avec quel calme il avait prononcé une parole qui semblait dictée par la colère. Et il disait vrai pour ceux qui auraient su comprendre : « J'ignorais que ce fût le prince des prêtres » C'était comme s'il eût dit : je connais un autre prince des prêtres, pour le nom duquel je supporte ceci, qu'il n'est pas permis de maudire, et que vous maudissez pourtant, puisque vous ne haïssez en moi que son nom. C'est ainsi qu'il faut parler en tel cas, sans dissimulation, et avec un cœur prêt à tout pour pouvoir chanter avec le prophète : « Mon coeur est prêt, ô Dieu, mon coeur est prêt » (Ps. LVIII, 8). Car beaucoup savent présenter l'autre joue mais ne savent pas aimer celui qui les frappe. Le Seigneur lui même, qui a le premier accompli les commandements qu'il a donnés, n'a pas présenté l'autre joue au serviteur du grand-prêtre qui le frappait, mais il lui a dit : « Si j'ai mal parlé rends témoignage du mal; mais si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (Jn, XVIII, 23) Et il n'en était pas moins prêt de coeur, non-seulement à être frappé sur l'autre joue pour le salut de tous, mais encore à être crucifié tout entier.

59. Par conséquent les paroles qui suivent : « Et à celui qui veut t'appeler en justice pour t'enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau, » doivent s'entendre de la disposition du coeur, et non d'un acte d'ostentation. Et ce qu'on dit de la tunique et du manteau ne s'applique pas seulement à ces objets, mais à tous les biens temporels qui notes appartiennent. Or, si on nous commande de sacrifier le nécessaire, à combien plus forte raison convient-il de ne pas avoir un superflu. Mais en parlant de ce qui nous appartient, j'entends tout ce qui est de l'espèce que le Seigneur désigne, quand il dit : « Si quelqu'un veut t'appeler en justice pour t'enlever ta tunique. » Par conséquent il s'agit de tout ce qu'on peut nous disputer en justice, de ce qui peut passer de notre domaine au domaine de celui qui plaide ou pour qui on plaide, comme un vêtement, une maison, un fond de terre, une bête de somme, et en général, tout ce qui s'apprécie en argent. Mais cela doit-il s'appliquer aux esclaves ? C'est une grave question. Car un chrétien ne doit pas posséder un esclave comme un cheval ou un meuble d'argent, bien que peut-être l’esclave ait moins de valeur qu'un cheval, et surtout qu'un objet en or ou en argent. Mais si toi, maître, tu l'élèves, le diriges, plus sagement, plus honnêtement, si tu le mets en état de servir Dieu mieux que ne le ferait celui , qui désire te l'enlever : je ne sais si personne osera te conseiller de n'en tenir pas plus de compte que d'un vêtement. Car l'homme doit aimer son semblable comme lui-même: l'homme à qui le Seigneur commande d'aimer même les ennemis, ainsi que le démontre la suite de notre texte.

60. Du reste il faut remarquer que toute tunique est un vêtement, mais que tout vêtement n'est pas une tunique. Le mot vêtement à donc un sens plus étendu que le mot tunique. C'est pourquoi je pense que quand le Sauveur dit : « Et à celui qui vient t'appeler en justice pour enlever ta tunique, abandonne encore ton vêtement ; » c'est comme s'il disait: à celui qui t'enlève ta tunique, abandonne encore tes autres vêtements. Aussi quelques interprètes ont-ils adopté le mot pallium, manteau, en grec, imation.

61. Et quiconque te contraindra de faire avec lui « mille pas, fais-en deux autres mille. »  Il s'agit moins ici d'une démarche réelle que de la disposition du coeur. Car dans l'histoire sainte elle-même, qui fait autorité, vous ne trouverez pas que, les saints aient rien fait de ce genre, non plus que le Seigneur, bien qu'il eût revêtu notre humanité pour nous donner un modèle de conduite. Et cependant vous les trouverez à peu près partout, disposés a supporter les exigences les plus injustes. Mais ces paroles : « Fais-en deux autres mille, » n'auraient-elles pas pour but de compléter le nombre trois, symbole de la perfection, en sorte que, en agissant ainsi, chacun se souvienne qu'il accomplit la justice parfaite, puisqu'il supporte avec bonté les infirmités de ceux qu’il désire voir guéris ? On pourrait alors admettre que c'est dans la même intention que le Christ aurait formulé trois préceptes : le premier, si quelqu'un te frappe sur la joue ; le second, si quelqu'un veut t'enlever ta tunique ; le troisième, si quelqu'un te contraint de faire avec lui mille pas : et, dans ce dernier exemple, il aurait ajouté deux à un pour former trois. Que si ce nombre ne signifie pas ici la perfection, comme nous l'avons dit; mous l'entendons dans ce sens que le Seigneur, commençant parle précepte le plus facile, avance peu à peu jusqu'à demander qu'on supporte deux fois plus qu'il n'est exigé. En effet il veut d'abord qu'on présente la joue gauche quand la droite à été frappée, pour que vous soyez disposé à souffrir une injure moindre que celle que vous avez soufferte : car tout ce qui se rattache au côté droit est plus précieux que ce qui est désigné par le côté gauche, et celui qui a eu à souffrir dans un objet plus cher, supportera plus aisément une perte dates un objet de moindre valeur. Ensuite le Sauveur veut qu'on abandonne son manteau à celui qui vient nous enlever notre tunique; c'est-à-dire l'équivalent, ou quelque chose de plus, mais non pas le double. Troisièmement, en ordonnant de faire deux mille pas de plus avec celui qui en exige mille, il vous commande de supporter le double : voulant insinuer par là que, soit qu'un méchant vous fasse un peu moins de tort qu'il ne vous en a déjà fait,'ou autant, ou plus, il faut tout supporter avec patience.

CHAPITRE XX

CORRECTION FRATERNELLE.

62. Je pense que ces trois exemples renferment toute espèce d’injustice. En effet nous divisons en deux catégories tous tes actes d'improbité dont nous pouvons être victimes : ceux qui ne peuvent pas être réparés et ceux qui peuvent l'être. Dans,le premier cas on cherche ordinairement un soulagement dans la vengeance. Mais à quoi sert de rendre coup pour coup ? La partie du corps, qui a été blessée, est-elle guérie pour autant ? Mais l'âme enflée d'orgueil cherche de telles consolations : l'âme saine et forte n'y trouve point de plaisir; bien plus, elle aime mieux supporter avec bonté la faiblesse d'un autre, que de chercher dans le mal d'autrui un allégement à la senne, qui d'ailleurs n'existe pas.

63. Du reste on ne défend point ici la vengeance qui peut corriger : elle fait même partie de la miséricorde, et n'empêche pas d'être disposé à tout souffrir de la part de celui qu'on voudrait voir meilleur. Mais personne n'est apte à exercer cette espèce de vengeance que celui chez qui l'amour est assez puissant pour dominer la haine dont brûlent ordinairement ceux qui désirent se venger. Il n'est pas à craindre que les parents prennent en haine leur petit enfant qu'ils ont frappé parce qu'il a commis une faute dont ils veulent prévenir le retour. C'est certainement sur le modèle de Dieu le Père lui-même qu'on nous propose le type de la charité parfaite, quand on nous dit plus bas : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent » ; et cependant c'est de lui que le prophète a dit: « Car le Seigneur châtié celui qu'il aime, et il frappe de verges tout fils qu'il reçoit » (Pr. III, 12). Et le Seigneur dit aussi : « Le serviteur qui n'a pas connu la volonté de son       maître et fait des choses dignes de châtiment, recevra peu de coups : mais le serviteur qui connaît là volonté de son maître et fait des choses dignes de châtiment, recevra un grand nombre de coups » (Lc, XII, 43-47). On demande donc simplement que  celui-là seul exerce la vengeance, qui en a le pouvoir selon l'ordre des choses ; et qu'il l'exerce comme l'exerce un père à l'égard d'un petit enfant qu'il ne saurait haïr, à cause de son âge: Et cet exemple convient parfaitement pour faire comprendre qu'il est quelquefois meilleur de se venger d'une faute par affection que de la laisser impunie, et cela dans le désir, non d'affliger le coupable par là punition, mais de lui être utile par la conversion : tout en se tenant prêt cependant à supporter patiemment, s'il le faut, plus d'injustices encore de la part de celui qu'on désire voir corrigé, soit qu'on ait le pouvoir de le réprimer, soit qu'on ne l'ait pas.

64. Or de grands hommes, des saints, quoique convaincus que la mort qui sépare l'âme du corps n'est point à redouter, mais se conformant aux dispositions de ceux qui la craignent, ont puni certaines fautes de mort, tant, pour imprimer la terreur aux vivants que dans l'intérêt même des coupables, à qui la mort était moins sensible que leur péché qui aurait pu s'aggraver s'ils avaient vécu. Et ce jugement, inspiré de Dieu, n'était pas sans fondement. C'est ainsi qu'Elie fit mourir beaucoup d'hommes soit de sa propre main (III R., XVIII, 40), soit en attirant sur eux le feu du ciel (IV R., I, 10) : et beaucoup de grands hommes, d'hommes divins, ont agi de la sorte, non inconsidérément, mais dans le même esprit et pour le bien de l'humanité. Les disciples ayant un jour rappelé au Seigneur cet exemple d'Elie, pour lui demander ainsi le pouvoir d'attirer le feu du ciel sur ceux qui leur avaient refusé l'hospitalité, le Seigneur blâma, non l'action du saint prophète, mais le désir de se venger, inspiré par l'ignorance (Lc, IX, 52-56), en leur faisant remarquer que c'était la haine, et non le désir de corriger les coupables, qui les animait. Plus tard, quand il leur eut appris ce que c'est qu'aimer le prochain comme soi-même ; quand il leur eut, selon sa promesse, envoyé le Saint-Esprit, dix jours après son ascension (Ac. II, 1, 4), les exemples de pareilles vengeances ne manquèrent pas, quoique beaucoup plus rares que sous l'ancienne loi. Alors, en effet, on agissait le plus souvent sous l'empire de la crainte.: et maintenant, devenus libres, les chrétiens trouvaient leur principal aliment dans la charité. Nous lisons dans les Actes dès Apôtres, qu'Ananie et sa femme tombèrent morts à la parole de (Apôtre Pierre, qu'ils ne ressuscitèrent pas et furent ensevelis (Ib. V, 1.10).

65. Que si certains hérétiques (Les Manichéens), ennemis de l'ancien Testament, rejettent l'autorité de ce livre, qu'ils écoutent l'Apôtre Paul (ils le lisent comme nous) parler d'un pécheur qu'il a livré à Satan pour la mort de sa chair, « afin que son âme soit sauvée » (Ac. V, 5). S'ils ne veulent pas voir ici une mort réelle, ce qui ne peut-être douteux, qu'ils conviennent du moins que l'Apôtre a exercé une vengeance quelconque au moyen de Satan, non par esprit de haine, mais par charité, comme l'indiquent ces paroles : « Afin que son âme soit sauvée.» Ou encore, ils trouveront une preuve de ce que nous, avançons dans des livres auxquels ils attribuent une grande autorité ; car ils y liront que l'apôtre Thomas, ayant demandé le genre de mort le plus affreux pour un homme qui l'avait frappé de sa main, tout en priant Dieu d'épargner son âme dans l'autre vie, celui-ci fut tué par un lion ; et un chien, ayant séparé sa main du reste du corps, l'apporta sur la table, où l'apôtre prenait son repas. Nous ne sommes pas obligés de croire à ce livre, qui n'est pas dans le canon de l'Eglise catholique : mais il est lu et considéré comme l'exposition de la plus pure vérité par nos adversaires ; et ces adversaires, frappés de je ne sais quel aveuglement, s'insurgent contre tous les actes de vengeance corporelle mentionnés dans l'ancien Testament, ne comprenant absolument rien à l'esprit ni aux temps dans lesquels ces faits ont eu lieu.

66. Les chrétiens tiendront donc pour règle dans l'espèce d'injustices qui s'expient par la vengeance : que le sentiment de l'injure ne doit pas dégénérer en haine, mais que le coeur, compatissant pour la faiblesse, doit être disposé à souffrir davantage encore, à ne point négliger la correction et à employer, suivant la circonstance, le conseil, l'autorité ou la force. Il y a un autre genre d'injustice qui peut se réparer entièrement, et on en reconnaît deux espèces. celle où la réparation a lieu en argent, et l'autre où elle se fait par action. A la première se rapporte ce qui a été dit de la tunique et du manteau, à la seconde la contrainte de marcher mille pas et le conseil d'en ajouter deux mille : puisque, d'un côté, on peut restituer un vêtement, et, de l'autre, rendre au besoin un service à celui qui en a rendu un premier. A moins que nous ne comprenions, dans l'exemple de la joue frappée méchamment, toute espèce d'injustice qui ne peut s'expier que par vindicte ; et sous celui du vêtement, tous les torts qu'on peut réparer autrement. Alors ces paroles : « Si quelqu'un veut t'appeler en justice, A auraient été ajoutées pour indiquer que ce qui est enlevé par une sentence du juge ne constitue par un acte de violence susceptible de vindicte. Puis, des deux espèces réunies, s'en formerait une troisième qui pourrait se réparer avec ou sans vengeance. En effet celui qui exige par force et en dehors de l'arrêt du juge, un service qu'on ne lui doit point, par exemple qui contraint sans droit quelqu'un à faire mille pas avec lui et lui impose une démarche injustement et malgré lui : celui-là peut ou être puni, ou rendre un service de même genre, si la victime l'exige. Mais dans tous ces cas, le Seigneur nous apprend que le chrétien doit être plein de patience et de miséricorde, et entièrement disposé à souffrir encore davantage.

67. Et comme c'est peu de chose de ne pas nuire, si l'on ne rend aussi service autant que possible, le Seigneur continue et dit : « Donne à qui te demande, et ne te détourne point de celui qui veut t'emprunter. — Donne à qui te demande », et non pas tout ce qu'on te demande, mais seulement ce que l'honnêteté et la justice te permettent d'accorder. Quoi ! Si l'on vous demandait de l'argent pour tâcher de nuire à quelqu'un ? Si on vous sollicitait à la fornication ? Et tant d'autres choses de ce genre que je passe sous silence ? Il est évident que vous ne devez accorder que ce qui ne peut nuire ni à vous ni à un autre, autant qu'il est possible à l'homme de le savoir et de le croire : et quand la justice vous oblige à refuser ce qu'on vous demande, indiquez-en les motifs pour ne pas renvoyer le solliciteur à vide. Par là vous donnerez réellement à quiconque vous demandera, non pas toujours ce qu'il demandera, mais parfois quelque chose de mieux : vous l'aurez corrigé, en lui faisant sentir l'injustice de sa demande.

68. Quant à ces paroles: « Ne te détourne point de celui qui veut t'emprunter, A elles se rapportent à la disposition de l'âme. Car Dieu aime celui qui donne avec joie (II Co. IX, 7). Or quiconque reçoit, emprunte, même quand il ne doit pas rendre; car comme Dieu rend avec usure aux miséricordieux, celui qui accorde un bienfait, place à intérêt. Ou si on entend ici par emprunteur seulement celui qui reçoit pour rendre, il faudra dire que le Seigneur a eu en vue ces deux manières de prêter. En effet ou nous faisons bénévolement cadeau de ce que nous donnons, ou nous prêtons pour qu'on nous rende. Et, le plus souvent, les hommes qui sont disposés à donner dans l'espoir de la récompense divine, sont peu disposés à prêter, comme s'il n'avaient rien à attendre de Dieu, vu que c'est l'emprunteur qui doit rendre ce qu'il emprunte. C'est donc avec raison que le Seigneur nous engage à pratiquer ce genre de service, en nous disant : « Ne te détourne point de celui qui veut t'emprunter, » c'est-à-dire ne détourne pas ta volonté de celui qui demande à emprunter, sous prétexte que ton argent ne rapportera rien, et que Dieu ne t'en tiendra aucune compte, puisque c'est à l'emprunteur à te le rendre car, quand tu agis sur l'ordre de Dieu, il est impossible que ton action reste stérile aux yeux de Celui qui te la commande.

CHAPITRE XXI

LA JUSTICE DES PHARISIENS, ACHEMINEMENT
VERS LA PERFECTION.

69. Le Seigneur ajoute ensuite : « Vous avez entendu qu'il a été dit: Vous aimerez votre prochain et vous haïrez votre ennemi. Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent ; afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous? Les publicains ne le font-ils pas aussi ? Et si vous saluez vos frères seulement, que faites-vous de surcroît ? Les païens ne le font-ils pas aussi ? Soyez donc parfaits comme votre Père qui est aux cieux, est parfait. » En effet qui pourrait accomplir les commandements donnés plus haut, sans cet amour qu'on exige de nous, même pour nos ennemis et nos persécuteurs? Or.la perfection de la miséricorde, qui pourvoit aux intérêts de toute âme en peine, ne peut aller au delà de l'amour d'un ennemi ; aussi le Seigneur conclut-il partes mots : « Soyez donc parfaits comme votre Père qui est aux cieux est parfait. » Il est bien entendu que Dieu est parfait comme Dieu et l'âme comme âme.

70. Nous voyons par là qu'il y avait déjà un certain progrès dans la justice des Pharisiens, qui était celle de l'ancienne loi, en ce que beaucoup d'hommes haïssent ceux-mêmes qui les aiment, comme des fils débauchés par exemple détestent leurs parents qui répriment leurs écarts ; par conséquent celui qui aime son prochain, bien qu'il haïsse son ennemi, est monté d'un degré. Mais sur l’ordre de Celui qui est venu non abolir, mais accomplir la loi, il portera la bienveillance et la bonté jusqu'à la perfection, s'il va jusqu'à aimer son ennemi. Car le premier degré, bien qu'il soit déjà quelque chose, est cependant si petit qu'il peut être commun avec les publicains. Quant à ces expressions de la loi: « Tu haïras ton ennemi, » il faut les entendre non d'un ordre donné au juste, mais d'une concession faite au faible.

71. Ici s'élève une difficulté qu'il est impossible de passer sous silence : c'est qu'on trouve en beaucoup d'endroits de l'Ecriture des textes qui semblent, quand on ne les étudie pas sérieusement et prudemment, contredire l'ordre du Seigneur qui nous exhorte à aimer nos ennemis, à faire du bien à ceux qui nous haïssent et à prier pour ceux qui nous persécutent. En effet, on voit dans les prophéties de nombreuses imprécations qui peuvent passer pour des malédictions ; comme par exemple. « Que leur table soit pour eux un piège » (Ps. LXVIII, 23), et toute la suite du texte puis ces paroles : « Que ses enfants deviennent orphelins, et son épouse, veuve ; » et tout ce que le prophète dit, plus haut et plus bas, dans ce psaume à l'adresse de Judas. On trouve çà et là, beaucoup d'autres passages dans les Ecritures qui semblent contraires à ce commandement du Seigneur, et à celui-ci de l'Apôtre: « Bénissez et ne maudissez pas » ; (Rm. XII, 14) car il est écrit du Seigneur lui-même qu'il a maudit les villes qui n'ont pas reçu sa parole (Mt, II, 20-24; Lc, XV 13-15); et l'Apôtre dont nous avons parlé, a dit en parlant d'un certain personnage : « Le Seigneur lui rendra selon ses œuvres » (II Tm. IV, 14).

72. Mais la réponse est facile. Le prophète expose, sous forme d'imprécation, ce qui doit arriver ; il n'exprime point un voeu ni un désir, mais une prévision de l'avenir. Ainsi du Seigneur, ainsi de l'Apôtre ; on ne trouve point dans leurs paroles l'expression d'un souhait, mais une prédiction. En effet quand le Seigneur dit : « Malheur à toi, Capharnaüm, » il veut simplement annoncer à cette ville quelque événement malheureux, punition de son infidélité, ce qui n'était point chez lui un désir de malveillance, mais une vue de la divinité. L'Apôtre à son tour ne dit pas : Que le Seigneur lui rende; mais : « Le Seigneur lui rendra selon ses œuvres; » ce qui est une prédiction, et non une imprécation. C'est ainsi encore qu'à l'aspect de l'hypocrisie des Juifs dont nous avons déjà parlé, et dont il voyait la ruine imminente, il disait : « Le Seigneur te frappera, muraille blanchie. » Les prophètes ont l'habitude de prédire l'avenir sous la forme d'imprécation, comme aussi souvent ils prophétisent l'avenir sous la figure du passé ; ainsi par exemple : « Pourquoi les nations ont-elles frémi et les peuples ont-ils formé de vains complots ? » (Ps. II, 2) Le psalmiste ne dit pas : Pourquoi les nations frémiront-elles, et les peuples formeront-ils de vains complots, bien qu'il n'ait pas en vue de rappeler le passé, mais d'annoncer l'avenir. « Tel est encore ce passage : Ils se sont partagé mes vêtements, et ils ont tiré ma robe au sort » (Ps. XXI, 19) ; il ne dit pas non plus : Ils se partageront mes vêtements, ils tireront ma robe au sort. Cependant personne ne trouve à redire à ces formes de langage, excepté celui qui ne comprend pas que cette variété de figures n'affaiblit en rien la vérité et favorise singulièrement les élans du coeur.

CHAPITRE XXII

OBJECTION. - PÉCHER CONTRE LE SAINT-ESPRIT.
VENGEANCE DEMANDÉE PAR LES MARTYRS.

73. Mais le point principal de la difficulté, c'est ce passage de l'apôtre saint Jean : « Si quelqu'un sait que son frère a commis un péché qui ne va pas à la mort, qu'il prie, et le Seigneur donnera la vie à celui dont le péché ne va pas à la mort. Mais il y a un péché qui va à la mort: ce n'est pas pour celui-là que je dis qu'on doive prier » (Jn, V, 16). Evidemment l'apôtre indique ici qu'il y a des frères pour lesquels nous ne sommes. pas obligés de prier, tandis que le Seigneur nous ordonne de prier même pour nos persécuteurs. Cette difficulté ne peut se résoudre qu'autant que nous conviendrons qu'il y a chez des frères certains péchés plus graves que la persécution même d'un ennemi. Or on peut prouver par de nombreux témoignage des divines Ecritures que c'est aux chrétiens que s'applique ce nom de frères. On le voit très clairement par ce texte de l'Apôtre : « Car le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et la femme infidèle est sanctifiée par le frère. » Il n'a pas ajouté : nôtre; mais il a pensée qu'on verrait clairement que sous le nom de frère il désignait un chrétien uni à une femme infidèle. Aussi ajoute-t-il peu après: « que si l'infidèle se sépare, qu'il se sépare : car notre frère ou notre sueur n'est plus asservie en ce cas » (I Co. VII,14, 15). Je pense donc que ce péché d'un frère, qui va à la mort, a lieu lorsque après avoir connu Dieu par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ on porte atteinte à l'union fraternelle et qu'au mépris de la grâce de la réconciliation on est tourmenté par les feux de la jalousie (Rét.l. I, ch. XIX, 7). Or ce péché ne va point à la mort, s'il ne détruit pas la charité fraternelle, mais se borne à refuser; par l'effet d'une certaine faiblesse, les bons offices qui se doivent à un frère. C'est pourquoi le Seigneur a dit sur la croix : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font » (Lc, XXIII, 34) ; parce qu'ils n'avaient point encore reçu la grâce du Saint-Esprit, ils n'étaient point encore initiés aux saintes doctrines de l'union fraternelle. Le bienheureux Etienne, dans les Actes des Apôtres, prie pour ceux qui le lapident (Ac. VII, 59), parce qu'ils ne croyaient point encore au Christ et qu'ils ne résistaient point à l'esprit de communauté. Et, je pense, Paul l'apôtre ne prie pas pour Alexandre, parce qu'il était déjà du nombre, des frères, et que comme il brisait par jalousie le lien fraternel, son péché allait à la mort. Quant à ceux qui n'avaient pas rompu le lien d'amour, mais avaient succombé à la crainte, l'Apôtre prie pour qu'on leur pardonne. Voici en effet ce qu'il dit : « Alexandre; l'ouvrier en airain, m'a fait beaucoup de mal; le Seigneur lui rendra selon ses oeuvres : évite-le, car il a fortement combattu nos paroles. » Puis il mentionne ceux pour qui il prie en disant : « Dans ma première défense, personne ne m'a assisté; au contraire tous m'ont abandonné : qu'il ne leur soit point imputé » (II Tm. IV, 14-16).

74. C'est cette différence de péchés qui sépare Judas qui trahit, de Pierre qui renie son Maître, (non qu'il ne faille pardonner à celui, qui se repent, car ce serait aller contre l'ordre du Seigneur qui ordonne d'accorder toujours le pardon à un frère qui le demande (Lc, XVIII, 6) ;) mais parce que le crime de Judas était tel, qu'il ne pouvait s'humilier jusqu'à la prière, bien que sa conscience coupable fût forcée de reconnaître et, d'avouer sa faute. En effet après avoir dit: « J'ai, péché en livrant un sang innocent, » il est plus facilement poussé. à se pendre de désespoir, qu'à demander humblement son pardon (Mt. XXVII, 4, 5). Ainsi faut-il bien savoir à, quelle espèce de repentir Dieu accorde le pardon. Il y a bien des  gens qui avouent plus vite encore leurs foules, et qui s'irritent contre eux-mêmes au point de faire croire qu'ils sont vivement fâchés d'avoir fait le mal ; et cependant ils ne s'abaissent pas jusqu'à s'humilier, jusqu'à avoir le coeur brisé et à demander pardon. Il faut croire que cet état de leur âme est le résultat de l'énormité de leur péché et tient déjà de la damnation.

75. C'est peut-être là pécher contre l'Esprit-Saint, c'est-à-dire, briser le lien de la charité fraternelle par malice et par jalousie, après avoir reçu la grâce du Saint-Esprit : espèce de péché quine se remet, dit le Seigneur, ni en ce monde ni en l'autre. Là-dessus on peut demander si les Juifs ont péché contre le Saint-Esprit, en disant que le Seigneur chassait les démons au nom de Béelzébud le prince des démons : à supposer que cette injure s'adressât au Sauveur lui-même, puisqu'il dit de lui ailleurs : « S'ils ont appelé le père de famille Béelzébud combien plus ceux de sa maison ? » (Ap. III, 10) Ou bien devons-nous croire qu'obéissant à un violent sentiment d'envie, payant d'ingratitude des bienfaits si sensibles, bien qu'ils ne fussent pas encore chrétiens, ils ont péché contre le Saint-Esprit, à raison même de leur extrême jalousie ? On ne peut pas le conclure des paroles du Seigneur. Car quoiqu'il ait dit, en cet endroit même : «Quiconque aura pro. nonce une mauvaise parole contre le Fils de l'homme, elle-lui sera remise: mais quiconque aura dit un mot contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni en ce siècle ni dans le siècle à venir » ; cependant on peut admettre que c'était là une exhortation adressée à ses auditeurs pour les engager à se rendre à la grâce et à ne plus commettre, après l'avoir reçue, les péchés dont ils s'étaient rendus coupables jusqu'alors Pour le moment ils avaient blasphémé contre le Fils de l'homme, et ils pouvaient en obtenir le pardon à condition de se convertir, de croire en lui- et de recevoir le Saint-Esprit. Mais si, après l'avoir reçu, ils venaient à briser le lien de- fraternité par jalousie, à combattre,la grâce obtenue, leur faute alors n'aurait été remise ni en ce siècle ni dans le siècle à venir. Si en effet le Seigneur les eût regardés comme condamnés sans espoir, il ne leur eût pas adressé l'avertissement qu'il leur donne ensuite : « Ou rendez l'arbre bon et son fruit bon ; ou rendez l'arbre mauvais et son fruit mauvais » (Rm. VI, 12).

76. Comprenons donc que le précepte d'aimer nos ennemis, de faire le bien à ceux qui nous naissent, de prier pour ceux qui nous persécutent, n'exige pas que nous prions pour certains péchés de nos frères : autrement, par ignorance, nous mettrions la divine Ecriture en contradiction avec elle-même ; ce qui ne peut pas être. Mais s'il en est pour qui on ne doit pas prier, en est-il contre qui on doive prier ? Jusqu'ici je ne suis pas encore assez éclairé là-dessus. On dit en général : « Bénissez et ne maudissez pas; » et encore: « Ne rendant à personne le mal pour le mal » (I Co. IX, 26, 27). Mais ne pas prier pour quelqu'un ce n'est pas prier contre lui; car il se peut que vous voyez son châtiment assuré, son salut absolument désespéré; et si vous ne priez pas pour lui, ce n'est point par haine, mais parce que vous êtes convaincu que vous ne lui seriez point utile, et que vous ne voulez pas que votre prière soit repoussée par le Juge souverainement juste. Mais que dire de ceux contre qui nous savons- que des saints ont- prié, non dans l'espoir d'obtenir leur correction, car alors ils eussent prié pour eux, mais en vue de leur damnation éternelle; non encore, comme le prophète, contre celui qui, a, livré le Seigneur: car, comme nous l'avons dit, c'était, plutôt prédiction de l'avenir que désir, de punition ; ni enfin, comme l'Apôtre, contre Alexandre, ainsi que nous l'avons suffisamment expliqué; mais comme les martyrs, mentionnés dans l'Apocalypse, qui demandent à être vengés t, bien que le premier. d'entre eux ait demandé grâce pour ceux qui .le lapidaient ?

77. Que cette difficulté ne nous ébranle pas. En effet qui oserait affirmer que ces saints, ornés de la pourpre, crient vengeance contre les hommes, et non contre le règne du péché ? Car la vraie vengeance des martyrs, vengeance pleine de justice et de miséricorde, c'est la, destruction, du règne de péché, sous lequel ils ont tant souffert. C'est là que tendent les efforts de l'Apôtre, quand il dit : « Que le péché ne règne donc pas «dans votre corps mortel z. » Or le règne du péché est détruit et renversé en partie par la correction des bons, quand la chair est soumise -à, l'esprit ; en partie par la damnation de ceux, qui persévèrent dans le péché, quand la justice les met si bien à leur place qu'ils ne peuvent, plus nuire aux justes qui règnent avec le Christ. Voyez l'apôtre Paul ! Ne semble-t-il pas venger sur lui-même Etienne le martyr, quand il se dit : « Je combats, mais non comme frappant l'air ; mais je châtie mon corps et le réduis, en servitude ». Car il terrassait, il affaiblissait, et après la victoire, il réglait en lui précisément ce qui avait servi à persécuter Etienne et les autres chrétiens. Qui donc nous prouvera que ce n'est point une vengeance de cette espèce que les saints martyrs demandent au Seigneur, eux qui ont pu, dans le but de se venger, demander la fin de ce monde où ils ont souffert tant de malheurs ? En priant, ainsi, on prie pour ceux de ses ennemis qui sont susceptibles de guérison, et non contre ceux qui n'ont pas voulu se guérir : parce que Dieu en punissant ceux-ci n'est point un méchant bourreau, mais un juge souverainement juste. N'hésitons donc point à aimer nos ennemis, à faire du bien à ceux qui nous haïssent et à prier pour ceux qui notas persécutent.

CHAPITRE XXIII

LES FILS ADOPTIFS DE DIEU
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE.

78. Quant à ce qui suit sous forme de conséquence: « Afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux, » il faut l'entendre dans le sens de ces paroles de saint Jean Il leur a donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu » (Jn, I, 12). Car naturellement il n'a qu'un Fils, lequel ne peut absolument pas pécher; et nous, en vertu du pouvoir que nous avons reçu, nous devenons enfants de Dieu, en tant que nous accomplissons ses préceptes. C'est pourquoi l'Apôtre appelle adoption notre vocation à l'héritage éternel, par laquelle nous pouvons être les cohéritiers du Christ (Rm VIII. 17 ; Gal. IV, 5). Nous devenons donc enfants par la régénération spirituelle, et nous sommes adoptés pour le royaume de Dieu, non en qualité d'étrangers, mais comme ses créatures et les oeuvres de ses mains ; en sorte que, par un premier bienfait, sa toute-puissance nous a fait être quand nous n'étions pas, et par un second bienfait, il nous a adoptés pour nous faire jouir avec de lui de la gloire éternelle, en qualité d'enfants et dans la proportion de nos mérites. Aussi ne dit-il pas : Faites cela parce que vous êtes les enfants ; mais faites cela pour que vous soyez les enfants.

79. Or, en nous appelant ainsi par son Fils unique, il nous appelle à lui ressembler. Car, comme il est dit ensuite : Le Père fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes. » Soit donc que vous entendiez ici par soleil, non cet astre visible aux yeux du corps, mais cette sagesse dont il est dit : « Elle est la splendeur de la lumière éternelle » (Sg. VII, 26) ; et encore : « Le soleil de justice s'est levé pour moi », et ailleurs : « Mais pour vous qui craignez le nom du Seigneur, le soleil de justice se lèvera » (Mal. III, 2) ; et que la pluie soit pour vous la diffusion de la doctrine de vérité, puisque celle-ci a en effet apparu aux bons et aux méchants et que le Christ a été évangélisé aux uns comme aux autres : soit que vous préfériez voir ici le soleil qui brille non seulement aux yeux corporels des hommes, mais à ceux des animaux, et la pluie qui fait croître les productions destinées au soutien de notre corps, interprétation qui me semble la plus probable ; en sorte que le soleil spirituel ne se lèverait plus que pour les bons et les saints, ainsi que s'en plaignent les méchants dans le livre intitulé la Sagesse de Salomon: « Et le soleil ne s'est pas levé pour nous » (Sg. V. 6) ; et que la pluie spirituelle ne tomberait plus que sur les bons, les méchants étant figurés par la vigne dont il est dit: « J'ordonnerai aux nuées de ne plus répandre leur rosée sur elles » (Is. V, 6) : quelle que soit, dis-je, celle de ces deux interprétations que vous adoptiez, on y voit toujours l'effet de la grande bonté de Dieu, qu'il nous est ordonné d'imiter si nous voulons être ses enfants. Car quel est l'homme, assez ingrat pour ne pas reconnaître quel soulagement nous procurent en cette vie ce flambeau visible et la pluie matérielle ? Et ce soulagement, nous voyons qu'il est commun ici-bas aux justes et aux pécheurs. Le Christ ne dit pas seulement : « Qui fait lever le soleil sur les bons et sur les méchants » ; mais : « Son soleil, » c'est-à-dire celui qu'il a fait, qu'il a fixé et qu'il a tiré du néant, comme on l'écrit dans la Genèse de tous les luminaires (Gn.I, 16) Lui qui peut bien appeler sien tout ce qu'il a créé de rien afin de nous apprendre avec quelle libéralité il veut que nous donnions à nos ennemis ce que nous n'avons pas créé nous-mêmes, mais reçu de sa munificence.

80. Or qui peut être prêt à supporter des injures de la part des faibles, dans la mesure qui est utile à leur salut; à aimer mieux souffrir l'injustice d'un autre que de rendre la pareille; à accorder à quiconque lui demande, ou l'objet demandé si cela est possible, ou s'il ne le peut raisonnablement, au moins un bon conseil, un coeur bienveillant; à ne point se détourner de celui qui veut lui emprunter ; à aimer des ennemis, à faire du bien à ceux qui le haïssent, à prier pour ceux qui le persécutent ? Oui, qui donc accomplit tout cela, sinon l'homme pleinement, parfaitement miséricordieux ? Ce seul conseil mis en pratique suffit à soulager le malheur, avec l'aide de Celui qui a dit : « J'aime mieux la miséricorde que le sacrifice » (Os, VI, 6). Mais il me semble à propos de terminer ici ce volume déjà bien long, et de laisser les lecteur un peu respirer et reprendre des forces pour méditer ce qui doit faire le sujet d'un autre livre.

 

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