« Les chrétiens ne
détrônent pas les rois, même dans les temps de persécution. Vous
apprendrez ce qu’est leur fidélité si vous régnez un jour »
Né le 22 novembre 1822,
Augustin Schoeffler était l’aîné de six enfants d’un instituteur de
Mittelbronn, en
Moselle. À cette époque,
l’instituteur était, en même temps, secrétaire de mairie et chantre
à l’église. À l’école, le jeune Augustin a laissé le souvenir d’un
garçon doux et réaliste. Comme il semblait doué pour les études,
son père le mit en pension chez son oncle, curé d’Arraye, où il fit
sa première communion. De là, il entra au petit séminaire de
Pont-à-Mousson, car, s’il envisageait volontiers d’imiter son oncle,
il lui fallait encore apprendre le français ; de fait, sa langue
maternelle était l’allemand. Cependant, il termina ses études au
collège de Phalsbourg, ville natale de son père, où celui-ci était
revenu, et assurait la comptabilité de plusieurs commerces.
Progressivement, la douceur d’Augustin laissa place « à une
attitude fière reflétant plutôt une énergie non exempte d’une
certaine rudesse ». Après un discernement, dans le but de savoir
s’il devait être militaire ou prêtre, il déclara à sa sœur :
« Quand je serai curé, tu viendras gouverner ma maison ».
C’est ainsi qu’Augustin
entra au grand séminaire de Nancy, en novembre 1842, où il fut nommé
« préfet de chœur » et dirigea son affaire d’une main de maître,
toutefois sa douceur d’enfant réapparaissait lorsqu’il s’agissait de
soutenir des séminaristes en difficulté.
En mars 1846, il
écrivit à l’un de ses anciens condisciples devenu vicaire à
Phalsbourg : « Très cher ami, vous m’avez dit que mon père avait
l’intention de m’écrire sa façon de penser, et j’attendais toujours
cette lettre afin de vous en faire part. J’ai beau attendre, elle
ne vient pas… J’ai bien d’autres souffrances à attendre, et même je
suis heureux d’avoir ce retard de la part de mes parents, car cela
ne fera que fortifier de plus en plus ma vocation. Veuillez donc
passer encore une fois chez nous, et après avoir de nouveau un peu
sondé le terrain, donnez-moi des nouvelles le plus tôt qu’il vous
sera possible ».
Alors que le supérieur
du séminaire avait formulé un avis positif quant à sa requête,
l’évêque, ainsi que les Pères du Séminaire des
Missions Étrangères tardaient à répondre, c’est pourquoi il
poursuivit : « Je n’ai pas encore reçu non plus de réponse de
Paris, je ne sais pourquoi on tarde si longtemps : voilà déjà plus
de quinze jours que M. le supérieur a écrit cependant… ».
Finalement, le Conseil
des Pères de Paris et l’évêque de Nancy finirent par donner leur
accord. Il dut alors faire face à un refus familial. Augustin
retourna à Phalsbourg après avoir été ordonné diacre le 9 octobre
1846, il y prononça un sermon remarqué. Il dit ensuite à ses parents
qu’il allait à Mittelbronn faire un pèlerinage à l’église où il
avait été baptisé et partit pour Paris, laissant à un ami prêtre la
mission d’informer sa famille de ses projets.
Au séminaire des
Missions Étrangères, il apprit que deux de ses tantes avaient
entrepris des démarches auprès du supérieur pour le retenir en
France. Ce à quoi il répondit : « Je ne me sens nul goût pour le
ministère de notre France : il est trop mort, et, au bout de deux
ans, je serai un homme perdu à jamais. Mon caractère veut de
l’activité ».
Puis, il s’adressa à
son ancien directeur de Nancy : « Généralement on désire plus les
missions où il y a encore quelque persécution à craindre, par
conséquent la Chine sourit plus que l’Inde ; mais pourvu que l’on
soit là où le bon Dieu vous appelle, c’est l’unique chose
nécessaire ».
Il fut ordonné prêtre
le 29 mai 1847 et reçut sa mission pour le Tonkin. Le 18 novembre,
il embarqua à Anvers à destination de la procure des missions
d’Extrême-Orient. Juste avant le départ, il reçut des nouvelles
concernant sa mission : la persécution venait de reprendre en
Cochinchine et au Tonkin.
D’UN EMPEREUR À L’AUTRE
La traversée de
L’Emmanuel commença par une tempête, et se poursuivit heureusement
jusqu’au détroit de la Sonde, à partir duquel on veilla à éviter les
rencontres de pirates malais, pour s’achever à Singapour après cent
dix-neuf jours de navigation. En ce lieu, on le transborda sur Le
Prince Albert à destination de Hongkong, où Schoeffler et ses six
compagnons débarquèrent fin avril 1848. La procure des missions
venait d’être transféré de Macao vers la jeune colonie britannique
toute proche.
Après la mort de
l’empereur Minh Mang, en 1840, l’Église du Vietnam ― l’empire issu
de la réunion des royaumes de Cochinchine et du Tonkin – connaissait
un répit relatif sous le règne de Thiêu Tri. Aucun des édits contre
les chrétiens n’avait été abrogé, mais le nouvel empereur mit moins
de zèle à les faire appliquer. Lorsqu’en 1843, le capitaine de
corvette Favin-Lévêque se présenta à Tourane (Danang) afin de
négocier les bases d’un traité commercial entre la France et le
Vietnam, il fut prévenu que cinq missionnaires français étaient
détenus à Huê, depuis deux ans, et condamnés « à mort avec
sursis ». Avant d’engager les négociations, il exigea leur
libération, « ne pouvant traiter qu’avec un souverain ami ».
Les cinq rescapés lui furent donc remis à condition qu’il les
emmenât. En 1847, de nouvelles négociations eurent lieu, qui furent
menées par le commandant Lapierre. Averti que ses deux corvettes
devaient êtres coulés pendant les conversations à terre, il prit les
devants, tira sur les jonques de guerre qui le cernaient déjà, et
hissa les voiles avant de se retirer. C’était plus qu’il n’en
fallait pour que la persécution plus ou moins assoupie ne reprenne
avec la même violence que sous le règne de Minh Mang. On promit
trente barres d’argent à quiconque apporterait aux autorités la tête
d’un étranger. Et comme il n’y avait pas d’autres étrangers au
Vietnam que les missionnaires français et dominicains espagnols, de
nombreux mandarins s’inquiétèrent : tout cela ne pourrait qu’amener
de nouveaux malheurs. En 1848, l’empereur Thiêu Tri mourut. La
succession posa problème et révéla l’existence de clans à la Cour de
Huê, car c’est le second fils de l’empereur défunt qui fut reconnu
comme héritier, au préjudice de l’aîné. Le nouvel empereur, Tu Duc,
était un jeune homme de dix-neuf ans. On ignorait tout des intrigues
qui l’avaient porté sur le trône. C’est dans ce contexte que
Schoeffler pénétra clandestinement dans sa mission du Tonkin.
Il fallut d’abord se
déguiser en Chinois : la moitié du crâne rasé, une queue de cheveux
postiches, une longue robe de toile grise fendue de chaque côté ;
ensuite, embarquement sur une jonque de contrebandiers chinois,
cabotage tout au long de la côte du Guandong jusqu’à Lafou, village
chrétien tout proche de la frontière tonkinoise. En ce lieu,
changement de costume, pour revêtir un turban, une tunique fendue de
calicot noir et un large pantalon de toile blanche. Schoeffler
écrivit alors à ses anciens supérieurs :
« Me voici arrivé à
la terre promise : je suis au comble de mes vœux. Ce n’est pas
cependant sans avoir traversé bien des difficultés. J’ai dû me
dérober aux espions des mandarins, fuir les pirates chinois, essuyer
de telles tempêtes que je me suis cru plus d’une fois sur le point
de dire adieu au monde : ce sont là autant de tribulations par
lesquelles la Providence a voulu me faire passer avant de me montrer
le lieu de paix et de bonheur ».
Augustin se trouvait
alors en face de son évêque, Mgr Retord, avec lequel il trouva un
bon terrain d’entente. Le jeune missionnaire était heureux de
découvrir sa seconde patrie et s’émerveillait de la foi des
chrétiens, et des risques qu’ils prenaient pour y demeurer fidèles.
Il assimila rapidement la langue et, au bout de six mois, fut
capable d’entendre les confessions et de prononcer quelques courtes
instructions. Ainsi put-il accompagner son évêque dans sa tournée
pastorale. Il était stupéfait de l’ampleur des foules qui se
rassemblaient pour la circonstance. Il donna ensuite de ses
nouvelles au supérieur du grand séminaire de Nancy :
« Depuis que le roi
Tu Duc est monté sur le trône de ses ancêtres, notre sainte religion
a vu ses jours s’améliorer. Nous nous tenons à moitié cachés, à
moitié à découvert. Les mandarins connaissent la présence
d’Européens dans leur préfecture, mais ils semblent fermer les yeux.
On dirait que l’on voudrait donner la liberté de religion et que
l’on n’ose encore ».
Le jeune empereur, pour
marquer son avènement, avait procédé à une amnistie générale, sauf
pour les condamnés à mort ferme ; d’où la libération de nombreux
chrétiens, y compris plusieurs condamnés « à mort avec sursis ».
Le souverain s’était fait lire les annales de l’Empire où étaient
rapportés les services rendus à son arrière-grand-père Gia Long par
Mgr Pigneau de Béhaine, l’illustre « évêque d’Adran », et les
autres missionnaires français, à l’époque de la création du Vietnam.
Reconnaissant pour les services rendus, il n’abrogea pourtant pas
les édits contre le christianisme promulgués par son grand-père Minh
Mang et reconduits par son père Thiêu Tri. De sorte
qu’officiellement, on en était encore à la persécution. Dans ces
conditions, Mgr Retord souhaitait voir augmenter le nombre de
chrétiens pour « habituer » fidèles, non-chrétiens et autorités au
« fait » chrétien. À cette époque, la famine et les maladies telle
que la peste se développaient. Schoeffler, à son tour, fut atteint
du choléra à la fin de sa tournée avec l’évêque. Mgr Retord lui
administra les sacrements et le prépara à la mort. Mais Schoeffler
se remit rapidement et acheva la tournée en reprenant confessions et
célébration des sacrements pour les malades. Après cela, l’évêque
estima qu’il pouvait laisser son jeune missionnaire voler de ses
propres ailes. Il l’envoya dans la province de Son Tây, au
nord-ouest de la mission, là où le fleuve Rouge, avant d’entrer dans
son delta, reçoit ses deux grands affluents : la rivière Noire à
droite et la rivière Claire à gauche.
C’est là que
Jean-Charles Cornay avait
subi le martyre quatorze ans plus tôt. Schoeffler arriva dans son
nouveau district début 1851. Il était le seul Européen avec huit
confrères vietnamiens et quinze mille chrétiens. Dans les
montagnes, il y avait des populations aborigènes qui n’avaient
jamais entendu parler de l’Evangile. « C’est ici que j’espère
mourir », écrivit-il à l’abbé Stricher, un ami de Lorraine.
Mais il oubliait que les montagnes étaient un repaire de brigands,
ce qui rendait les mandarins vigilants.
VOUS APPRENDREZ CE QU’EST LA FIDÉLITÉ
DES CHRETIENS
Nous avons vu que
l’éviction du fils aîné de l’empereur Thiêu Tri au profit de son
cadet Tu Duc prouvait l’existence de clans à la Cour du Vietnam. De
fait, le prince dépossédé, Hoàng Bao, ne s’y résignait nullement et
commençait à intriguer pour étoffer son parti. Il fit même
contacter l’évêque de la Cochinchine septentrionale, Mgr Pellerin,
lui promettant la liberté religieuse, lui laissant même espérer sa
conversion au christianisme. Ce à quoi l’évêque répondit que
« les chrétiens ne détrônent pas les rois, même dans les temps de
persécution. Vous apprendrez ce qu’est leur fidélité si vous régnez
un jour ». La conspiration de Hoàng Bao fut découverte, les
conjurés les plus influents furent décapités, et le prince, condamné
à la prison à vie, s’étrangla. Le Premier mandarin accusa les
chrétiens d’avoir participé au complot, et le résultat ne se fit pas
attendre : les édits de Minh Mang furent reconduits et même
aggravés : « Les prêtres européens seront jetés dans les abîmes
de la mer ou des fleuves. Les prêtres vietnamiens, qu’ils foulent ou
non la croix, seront coupés par le milieu du corps. Quiconque
dénoncera un prêtre européen recevra huit taëls d’argent. Ceux qui
auront caché un prêtre européen seront coupés par le milieu des
reins et jetés au fleuve ».
Dès son arrivée au
Tonkin, Schoeffler avait écrit : « Le petit coup de sabre
serait-il réservé à quelqu’un d’entre nous ? Quelle grâce !
Jusqu’ici je n’ai osé la demander ; mais maintenant, chaque jour au
saint Sacrifice, j’offre mon sang à Jésus pour celui qu’il a versé
pour moi ».
Dénoncé au chef de
canton, Schoeffler fut arrêté en mars 1851, lors de la proclamation
de l’édit impérial. Un prêtre vietnamien, arrêté en même temps que
lui, avec un catéchiste et quelques fidèles, demandèrent de pouvoir
le racheter. Le chef des soldats proposa une grosse somme d’or et
d’argent. « Je ne dispose pas d’une pareille somme, dit
Schoeffler, mais mes disciples arriveront peut-être à la réunir ».
Cette solution trouva l’approbation du chef des soldats, qui laissa
partir les compagnons du prisonnier. Quand Schoeffler estima qu’ils
étaient assez loin et hors de danger, il pressa l’officier de le
mener sans plus tarder aux mandarins. Il avait réussi à sauver ses
compagnons.
Schoeffler comparut
devant le gouverneur de la province de Son Tây, comme Cornay
quatorze ans auparavant. Il subit un interrogatoire au sujet de son
identité et le motif de sa présence au Vietnam. On lui demanda s’il
savait qu’il était interdit d’y prêcher le christianisme sous peine
de mort. Il répondit qu’il le savait. On lui enjoignit de marcher
sur la croix. Il refusa. Un deuxième interrogatoire n’apporta rien
de plus. Le gouverneur n’avait plus qu’à adresser son rapport à
l’empereur. Schoeffler fut donc enfermé, chargé de la cangue, dans
la prison des condamnés à mort. « Il ne s’est jamais plaint »,
observèrent ses compagnons. Un envoyé de Mgr Retord, porteur de
quelques barres d’argent, lui fit passer une lettre, et obtint qu’il
fût détenu dans une pièce du logement du gardien-chef ; mais il ne
put lui adresser la parole : ils se regardèrent seulement. La
captivité de Schoeffler s’était donc bien adoucie depuis le
transfert de local, mais il restait très étroitement surveillé. Un
prêtre vietnamien toutefois, prenant tous les risques, parvint à le
voir, et entendit sa confession.
Le 11 avril, la
sentence impériale revint de la capitale : « Les lois de l’empire
défendent très sévèrement la religion de Jésus. Cependant le sieur
Augustin, prêtre de cette religion, a osé pénétrer clandestinement
dans Nos États pour la prêcher en secret, séduire et tromper le
peuple. Arrêté, il a reconnu la vérité du fait, il a tout avoué. Que
le sieur Augustin ait la tête tranchée sur-le-champ et jetée dans le
fleuve ».
L’EXECUTION
Le 1er mai 1851, le
gouverneur convoqua deux régiments. Toute la ville pensa à une
expédition contre les brigands. En fait, il s’agissait de
l’exécution d’Augustin Schoeffler. Le gouverneur voulait ainsi
décourager toute tentative d’aide de la part des chrétiens. Quand on
vint le chercher, le martyr manifesta une grande joie. Il jeta au
loin ses sandales et emboîta le pas pieds nus à ses gardiens, tenant
d’une main sa chaîne relevée pour marcher plus facilement. Les
personnes présentes manifestaient leur admiration : « C’est un
héros : il va à la mort comme à une fête ! Quel bel homme, quel air
de bonté ! Comment le roi peut-il faire tuer de tels hommes ! ».
Arrivé au lieu du
supplice, près des murs de la citadelle, le martyr, entouré de
l’imposante force armée et de la foule, s’agenouilla et pria un
moment. À la demande du bourreau, qui semblait plus ému que lui, il
se dénuda le torse et se laissa lier les mains dans le dos. Il leva
les yeux au ciel et dit : « Ce que vous avez à faire, faites-le
vite ». Quand cymbales et tambours retentirent, le bourreau
abattit son sabre.
Après le départ des
soldats, on revit ce qui s’était passé treize ans plus tôt après
l’exécution de Jean-Charles
Cornay : de nombreuses personnes ― chrétiennes ou
non ― s’approchèrent pour tremper des morceaux de coton dans le sang
du martyr. On vit même un mandarin récupérer une tunique blanche
éclaboussée de sang : elle avait été placée par ses soins sur le
lieu de l’exécution. Il reçut plusieurs coups de rotin en châtiment
de cette manifestation indigne d’un fonctionnaire de l’empire, mais
il emporta chez lui la tunique.
En exécution de la
sentence, des soldats jetèrent la tête du martyr dans le fleuve
Rouge. Elle ne fut jamais retrouvée. Le corps fut inhumé sur place,
selon la loi, dans un cercueil que les chrétiens avaient préparé.
Deux jours plus tard, ils l’exhumaient discrètement et allaient le
réinhumer dans un village chrétien.
Augustin Schoeffler
mourut à l’âge de 29 ans, trois ans après son arrivée dans sa
mission du Tonkin. Il fut le premier missionnaire victime de la
deuxième vague de persécution du Vietnam, menée par l’empereur Tu
Duc, qui fera encore plus de victimes que la première, celle de Minh
Mang.
Le décret
d'introduction pour sa cause de Béatification est daté du 24
septembre 1857. Le bref de Béatification est signé par le pape
Léon XIII le 7 mai 1900, et les
solennités furent célébrées le 27 du même mois, à Saint-Pierre de
Rome.
Augustin Schoeffler,
désormais saint patron du Séminaire de Metz, a été canonisé le 16
juin 1988 par le pape Jean-Paul II.
Les saints martyrs du Vietnam sont honorés le 24 novembre.
SOURCE : http://archivesmep.mepasie.org |