MORT DE
SAINTE MONIQUE
Il renonce à sa profession. — Sa retraite dans la villa
de Verecundus. — Son baptême. — Mort de sa mère.
ACTIONS
DE GRACES !
1. « O Seigneur, je suis votre serviteur; je suis votre
serviteur, et le fils de votre servante. Vous avez brisé mes liens, je vous
sacrifierai un sacrifice de louanges (Ps. CXV, 16, 17)! » Que mon coeur, que ma
langue vous louent, et que tous mes os s’écrient: « Seigneur, qui est semblable
à vous? » Qu’ils parlent, et répondez-moi; et « dites à mon âme: Je suis ton
salut » (Ps. XXXIV, 10-3). Qui étais-je? et quel étais-je? Combien de mal en mes
actions; et, sinon dans mes actions, dans mes paroles; et, sinon dans mes
paroles, dans ma volonté? Mais vous, Seigneur de bonté et de miséricorde, vous
avez mesuré d’un regard la profondeur de ma mort, et vous avez retiré du fond de
mon coeur un abîme de corruption. Et il ne s’agissait pourtant que de ne pas
vouloir ma volonté, et de vouloir la vôtre!
Mais où était donc, durant le cours de tant d’années, et de
quels secrets et profonds replis s’est exhumé soudain mon libre arbitre, pour
incliner ma tête sous votre aimable joug, et mes épaules sous votre léger
fardeau (Mt. XI, 30), ô Christ, ô Jésus, mon soutien et mon rédempteur? Quelles
soudaines délices ne trouvai-je pas dans le renoncement aux délices des vanités?
En être quitté, avait été ma crainte, et les quitter, était ma joie. Car vous
les chassiez de chez moi, ô véritable, ô souveraine douceur! vous les chassiez,
et, à leur place, vous entriez plus aimable que toute volupté, mais non au sang
et à la chair; plus éclatant que toute lumière, mais plus intérieur que tout
secret; plus élevé que toute grandeur, mais non pour ceux qui s’élèvent en
eux-mêmes. Déjà mon esprit était libre du cuisant souci de parvenir aux
honneurs, aux richesses, de rouler dans l’impureté, et d’irriter la lèpre de mes
intempérances; et je gazouillais déjà sous vos yeux, ô ma lumière, ô mon
opulence, ô mon salut, Seigneur, mon Dieu!
IL
RENONCE A SA PROFESSION.
2. Et je résolus en votre présence de dérober
doucement, et sans éclat, le ministère de ma parole au trafic du vain langage;
ne voulant plus désormais que des enfants, indifférents à votre foi, à votre
paix, ne respirant que frénésie de mensonge et guerres de forum, vinssent
prendre à ma bouche les armes qu’elle vendait à leur fureur.
Et il ne restait heureusement que fort peu de jours
jusqu’aux vacances d’automne, et je résolus d’attendre en patience le moment du
congé annuel pour ne plus revenir mettre en vente votre esclave racheté. Tel
était mon dessein en votre présence, et en présence de mes seuls amis. Et il
était convenu entre nous de n’en rien ébruiter, quoiqu’au sortir de la vallée de
larmes (Ps. LXXXIII, 6-7), chantant le cantique des degrés, nous fussions par
vous armés de flèches perçantes et de charbons dévorants contre la langue
perfide (Ps. CXIX, 3-5) qui nous combat, à titre de conseillère, et nous aime
comme l’aliment qu’elle engloutit.
3. Vous aviez blessé mon coeur des flèches de votre
amour; et je portais dans mes entrailles vos paroles qui les traversaient; et
les exemples de vos serviteurs, que de ténèbres vous avez laits lumière, et, de
mort, vie, s’élevaient comme un ardent bûcher pour brûler et consumer en moi ce
fardeau de langueur qui m’entraînait vers l’abîme; et j’étais pénétré d’une
ardeur si vive, que tout vent de contradiction, soufflé par la langue rusée,
irritait ma flamme loin de l’éteindre.
Mais la gloire de votre nom, que vous avez sanctifié par
toute la terre, assurant des approbateurs à mon voeu et à ma résolution, c’eût
été, suivant moi, vanité que de ne pas attendre la prochaine venue des vacances,
et d’afficher ma retraite d’une profession exposée aux regards publics, au
risque de faire dire que je n’avais devancé le retour si voisin des loisirs
d’automne qu’afin de me signaler. Et à quoi bon livrer mes intentions aux
téméraires conjectures, aux vains propos, et appeler le blasphème sur une
inspiration sainte?
4. Et, cet été même, l’extrême fatigue de
l’enseignement public avait engagé ma poitrine; je tirais péniblement ma
respiration, et des douleurs internes témoignaient de la lésion du poumon; une
voix claire et soutenue m’était refusée. La crainte me troubla d’abord d’être
forcé par nécessité de me dérober à ce pénible exercice, ou de l’interrompre
jusqu’à guérison ou convalescence ; mais quand la pleine volonté de m’employer à
vous seul, pour vous contempler, ô mon Dieu, se leva et prit racine en moi, vous
le savez, Seigneur, je fus heureux même de cette sincère excuse, pour modérer le
déplaisir des parents qui ne permettaient pas la liberté à l’instituteur de leur
fils.
Plein de cette joie, j’attendais avec patience que ce reste
de temps s’écoulât: une vingtaine de jours peut-être; et il me fallait de la
constance pour les attendre, parce que la passion s’était retirée, qui soulevait
la moitié de ma charge; et j’en serais demeuré accablé, si la patience n’eût
pris la place de la passion. Quelqu’un de vos serviteurs, mes frères, me
reprochera-t-il d’avoir pu, le coeur déjà brûlant de vous servir, m’asseoir
encore une heure dans la chaire du mensonge? Je ne veux pas me justifier. Mais
vous, Seigneur, très miséricordieux, ne m’avez-vous point pardonné ce péché, et
ne me l’avez-vous point remis dans l’eau sainte, avec tant d’autres hideuses et
mortelles souillures?
SAINTE
MORT DE SES AMIS NEBRIDIUS ET VERECUNDUS.
5. Notre bonheur devenait une sollicitude poignante
pour Verecundus, qui, retenu dans le siècle par le lien le plus étroit, se
voyait sur le point d’être sevré de notre commerce. Epoux, infidèle encore,
d’une chrétienne, sa femme était la plus forte entrave qui le retardât à
l’entrée des voies nouvelles; et il ne voulait être chrétien que de la manière
dont il ne pouvait l’être.
Mais avec quelle bienveillance il nous offrit sa campagne
pour toute la durée de notre séjour! Vous lui en rendrez la récompense,
Seigneur, à la résurrection des justes; car une partie de la dette lui est déjà
payée. Ce fut en notre absence; nous étions à Rome, quand, atteint d’une maladie
grave, il se fit chrétien, et sortit de cette vie avec la foi. Et vous eûtes
pitié, non de lui seul, mais de nous encore. C’eût été pour notre coeur une trop
cruelle torture, de nous souvenir d’un tel ami .et de sa tendre affection pour
nous, sans le compter entre les brebis de votre troupeau.
Grâces à vous, mon Dieu, nous sommes à vous. J’en prends à
témoin et vos assistances et vos consolations; ô fidèle prometteur, vous rendrez
à Verecundus, en retour de l’hospitalité de Cassiacum, où nous nous reposâmes
des tourmentes du siècle, la fraîcheur à jamais verdoyante de votre paradis, car
vous lui avez remis ses péchés sur la terre, sur votre montagne, la montagne
opime, la montagne féconde (Ps. LXVII, 16). Telles étaient alors ses anxiétés.
6. Pour Nebridius, il partageait notre joie, quoique
n’étant pas encore chrétien, pris au piége d’une pernicieuse erreur qui lui
faisait regarder comme un fantôme la vérité de la chair de votre Fils; s’il s’en
retirait néanmoins étranger aux sacrements de votre Eglise, il demeurait ardent
investigateur de la vérité. Peu de temps après ma conversion et ma renaissance
dans le baptême, devenu lui-même fidèle catholique, modèle de continence et de
chasteté, il embrassa votre service, en Afrique, parmi les siens; il avait rendu
toute sa famille chrétienne, quand vous le délivrâtes de la prison charnelle; et
maintenant, il vit au sein d’Abraham !
Quoi qu’on puisse entendre par ce sein (Voir ce que plus
tard saint Augustin pensait du sein d’Abraham, dans le Traité de l’Âme et de
son origine, ch. XVI, n. 24), c’est là qu’il vit, mon Nebridius, mon doux
ami; de votre affranchi, devenu votre fils adoptif; c’est là qu’il vit. Et quel
autre lieu digne d’une telle âme? II vit au séjour dont il me faisait tant de
questions à moi, à moi homme de boue et de misère ! Il n’approche plus son
oreille de ma bouche, mais sa bouche spirituelle de votre source, et il se
désaltère à loisir dans votre sagesse; éternellement heureux. Et pourtant je ne
crois pas qu’il s’enivre là jusques à m’oublier, quand vous, ô Seigneur, vous
qu’il boit, conservez mon souvenir.
Voilà où nous en étions; consolant Verecundus attristé de
notre conversion, sans nous en moins aimer, et l’exhortant au degré de
perfection compatible avec son état, c’est-à-dire la vie conjugale. Nous
attendions que Nebridius nous suivit, étant si près de nous, et il allait le
faire, lorsqu’enfin ils s’écoulèrent, ces jours qui nous semblaient si nombreux
et si longs dans notre impatience de ces libres loisirs, où nous pourrions
chanter de tout notre amour : « Mon coeur vous appelle; je cherche « votre
visage; Seigneur, je le chercherai toujours (Ps. XXVI, 8). »
SON
ENTHOUSIASME A LA LECTURE. DES PSAUMES.
7. Enfin le jour arriva où j’allais être de fait libre
de ma profession, comme déjà je l’étais en esprit. Et je fus libre. Et le
Seigneur affranchit ma langue comme il avait affranchi mon coeur. Et je vous
bénissais avec joie en allant à cette villa avec tout ce qui m’était cher.
Comment j’y employai des études déjà consacrées à votre service, mais qui, dans
cette halte soudaine, soufflaient encore la superbe de l’école, c’est ce que
témoignent les livres de mes conférences dans l’intimité (Voy. Rétract. Ch. I,
II, III, IV), et de mes entretiens solitaires en votre présence, et les lettres
que j’écrivais à Nebridius absent. Mais le temps suffirait-il à rappeler toutes
les grâces dont vous nous avez alors comblés? Et puis il me tarde de passer à
des objets plus importants.
Ma mémoire me rappelle à vous, Seigneur, et il m’est doux
de vous confesser par quels aiguillons intérieurs vous m’avez dompté, comment
vous m’avez aplani en abaissant les montagnes et les collines de mes pensées,
comment vous avez redressé mes voies obliques et adouci mes aspérités, et
comment vous avez soumis Alypius, le frère de mon coeur, au nom de votre Fils
unique, Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, dont son dédain repoussait le
nom de nos écrits. Il aimait mieux y respirer l’odeur des cèdres de la
philosophie, déjà brisés en moi par le Seigneur, que l’humble végétation de
l’Eglise, ces herbes salutaires, mortelles aux serpents.
8. Quels élans, mon Dieu, m’emportaient vers vous, en
lisant les psaumes de David, cantiques fidèles, hymnes de piété qui bannissent
l’esprit d’orgueil; novice à l’amour pur, je partageais les loisirs de ma
retraite avec Alypius, catéchumène comme moi, et avec ma mère, qui ne pouvait me
quitter, femme ayant la foi d’un homme, et, avec le calme de l’âge, la charité
d’une mère, la piété d’une chrétienne.
De quels élans m’emportaient vers vous ces psaumes, et de
quelle flamme ils me consumaient pour vous! Et je brûlais de les chanter à toute
la terre, s’il était possible, pour anéantir l’orgueil du genre humain! Et ne se
chantent-ils pas par toute la terre? et qui peut se dérober à votre chaleur (Ps.
XVIII, 7)?
Quelle violente et douloureuse indignation m’exaltait
contre les Manichéens, et quelle commisération m’inspiraient leur ignorance de
ces mystères, de ces divins remèdes, et le délire de leur fureur contre
l’antidote qui leur eût rendu la raison ! J’eusse voulu qu’ils se fussent
trouvés là, près de moi et m’écoutant à mon insu, observant et ma face et ma
voix, quand je lisais le psaume quatrième, et ce que ce psaume faisait de moi: «
Je vous ai invoqué, et vous m’avez entendu, Dieu de ma justice; j’étais dans la
tribulation, et vous m’avez dilaté; ayez pitié de moi, Seigneur, exaucez ma
prière.» Que n’étaient-ils là, m’écoutant, mais à mon insu, pour qu’ils
n’eussent pas lieu de croire que ce fût à eux que s’adressaient tous les traits
dont j’entrecoupais ces paroles! Et puis j’eusse autrement parlé, me sentant
écouté et vu; et, quand j’eusse parlé de même, ils n’eussent pas accueilli ma
parole comme elle partait en moi et pour moi, sous vos yeux, de la tendre
familiarité du coeur.
9. Je frissonnais d’épouvante, et j’étais enflammé
d’espérance, et je tressaillais vers votre miséricorde, ô Père! Et mon âme
sortait par mes yeux et ma voix, quand, s’adressant à nous, votre Esprit d’amour
nous dit: «Fils des hommes, jusques à quand ces coeurs appesantis? Pourquoi
aimez-vous la vanité, et cherchez-vous le mensonge ? » N’avais-je pas aimé la
vanité? n’avais-je pas cherché le mensonge? Et cependant, Seigneur, vous aviez
exalté déjà votre Saint, le ressuscitant des morts, et le plaçant à votre droite
(Mc, XII, 19),d’où il devait faire descendre le Consolateur promis, l’Esprit de
vérité ( Jean, XIV, 16-17); et déjà il l’avait envoyé ( Ac. II, 1-4); mais je ne
le savais pas.
Il l’avait envoyé, parce qu’il était déjà glorifié,
ressuscité des morts et monté au ciel. « Car, avant la gloire de Jésus, l’Esprit
n’était pas encore donné (Jn, VII, 39).» Et le Prophète s’écrie: Jusques à quand
ces coeurs appesantis? « Pourquoi aimez-vous la vanité, et cherchez-vous le
mensonge? Apprenez donc que le « Seigneur a exalté son Saint. » Il s’écrie :
Jusques à quand? Il s’écrie: Apprenez! —Et moi, dans ma longue
ignorance, j’ai aimé la vanité, j’ai cherché le mensonge ! C’est pourquoi
j’écoutais en frémissant, je me souvenais d’avoir été un de ceux que ces paroles
accusent. J’avais pris pour la vérité ces fantômes de vanité et de mensonge. Et
quels accents, forts et profonds, retentissaient dans ma mémoire endolorie! Oh!
que n’ont-ils été entendus de ceux qui aiment encore la vanité et cherchent le
mensonge! Peut-être en eussent-ils été troublés, peut-être eussent-ils vomi leur
erreur; et vous eussiez exaucé les cris de leur coeur élevés jusqu’à vous; car
c’est de la vraie mort de la chair qu’est mort Celui qui intercède pour nous.
10. Et puis je lisais: « Entrez en fureur, mais sans
pécher. » Et combien étais-je touché de ces paroles, ô mon Dieu, moi qui avais
appris à m’emporter contre mon passé pour dérober au péché mon avenir? Et de
quel juste emportement, puisque ce n’était point une autre nature, race de
ténèbres, qui péchait en moi, comme le prétendent ceux qui « thésaurisent contre
eux la colère, pour ce jour de colère où la justice sera révélée » (Rm. II, 5).
Et mes biens n’étaient plus au dehors, et ce n’était plus
dans ce soleil que je les cherchais de l’oeil charnel. Ceux qui cherchent leur
joie au dehors se dissipent comme la fumée, et se répandent comme l’eau sur les
objets visibles et temporels, et leur famélique pensée n’en lèche que les
images.. Oh ! s’ils se fatiguaient de leur indigence, et disaient : « Qui nous «
montrera le Bien? » Oh! s’ils entendaient notre réponse : « La lumière de votre
visage, Seigneur, s’est imprimée dans nous ». Car nous ne sommes pas cette
lumière qui éclaire tout homme (Jn, 1,9), mais nous sommes éclairés par vous,
pour devenir, de ténèbres que nous étions, lumière en vous (Ep. V, 8).
Oh! s’ils voyaient cette lumière intérieure, éternelle, que
je frémissais, moi, qui déjà la goûtais, de ne pouvoir leur montrer, s’ils
m’eussent apporté leur coeur dans des yeux détournés de vous, en me disant : «
Qui nous montrera le Bien? » Car c’est là, c’est dans la chambre secrète où je
m’étais emporté contre moi-même; où, pénétré de componction, je vous avais
offert l’holocauste de ma caducité, et jeté les prémices de mon renouvellement
au sein de votre espérance; c’est là que j‘avais commencé de savourer votre
douceur, et que mon coeur avait reçu votre joie. Et je m’écriais à la vérité de
cette lecture, sanctionnée par le sens intérieur. Et je ne voulais plus me
diviser dans la multiplicité des biens terrestres, bourreau et victime du temps,
lorsque la simple éternité me mettait en possession d’un autre froment, d’un
autre vin, d’une autre huile.
11. Et le verset suivant arrachait à mon coeur un long
cri : « Oh! dans sa paix! oh! dans lui-même! » ô bienheureuse parole! « Je
prendrai mon repos et mon sommeil! » Et qui nous fera résistance quand l’autre
parole s’accomplira: « La mort est engloutie dans la victoire ( I Cor. XV, 54).
» Et vous êtes cet Etre fort qui ne change pas; et en vous le repos oublieux de
toutes les peines; parce que nul autre n’est avec vous; parce qu’il ne faut pas
se mettre en quête de tout ce qui n’est pas vous. « Mais vous m’avez affermi,
Seigneur, dans la simplicité de l’espérance. »
Je lisais, et brûlais, et ne savais quoi faire à ces morts
sourds, parmi lesquels j’avais dardé ma langue empoisonnée, aboyeur aveugle et
‘acharné contre ces lettres saintes, lettres distillant le miel céleste,
radieuses de votre lumière; et je me consumais d’indignation contre les ennemis
de cette Ecriture.
12. Quand épuiserai-je tous les souvenirs de ces
heureuses vacances? Mais je n’ai pas oublié et ne tairai point l’aiguillon de
votre fouet, et l’admirable célérité de votre miséricorde. Vous me torturiez
alors par une cruelle souffrance de dents; et le mal était arrivé à. un tel
excès, que, ne pouvant plus parler , il me vint à l’esprit d’inviter mes amis
présents à vous prier pour moi, ô Dieu, maître de toute santé. J’écrivis mon
désir sur des tablettes, et je les leur donnai à lire. A peine le sentiment de
la prière eut-il fléchi nos genoux, que cette douleur disparut. Mais quelle
douleur! et comment s’évanouit-elle? Je fus épouvanté, je l’avoue, Seigneur, mon
Dieu; non, de ma vie je n’avais rien éprouvé de semblable. Et l’impression de
votre volonté entra au plus profond de moi-même; et, dans ma foi exultante, je
louai votre nom. Et cette foi ne me laissait pas en sécurité sur mes fautes
passées, que le baptême ne m’avait pas encore remises.
IL CONSULTE SAINT AMBROISE
13. Les vacances étant écoulées, je fis savoir aux
citoyens de Milan qu’ils eussent à chercher pour leurs enfants un autre vendeur
de paroles, parce que j’avais résolu de me consacrer à votre service, une
poitrine souffrante et une respiration gênée m’interdisant d’ailleurs l’exercice
de ma profession. J’instruisis par lettres votre serviteur, le saint évêque
Ambroise, de mes erreurs passées et de mon présent désir, lui demandant quel
livre de vos Ecritures je devais lire de préférence pour me mieux préparer à
l’immense grâce que j’allais recevoir. Il m’ordonna le prophète Isaïe, sans
doute comme le plus clair révélateur de l’Evangile et de la vocation des païens.
Mais, dès les premières lignes, ne pouvant pénétrer le sens et pensant que le
reste me serait également inintelligible, j’en remis la lecture au temps où je
serais plus aguerri à la parole du Seigneur.
IL
REÇOIT LE BAPTÊME AVEC ALYPIUS SON AMI, ET ADÉODATUS SON FILS.
GÉNIE DE CET
ENFANT.
SA MORT.
14. Le temps étant venu de m’enrôler sous vos enseignes,
nous revînmes de la campagne à Milan. Alypius voulut renaître en vous avec moi;
il avait déjà revêtu l’humilité nécessaire à la communion de vos sacrements;
intrépide dompteur de son corps, jusqu’à fouler pieds nus ce sol couvert de
glaces; prodige d’austérité. Nous nous associâmes l’enfant Adéodatus, ce fils
charnel de mon péché, nature que vous aviez comblée. A peine âgé de quinze ans,
il surpassait en génie des hommes avancés dans la vie et dans la science.
Ce sont vos dons que je publie, Seigneur mon Dieu, Créateur
de toutes choses. et puissant Réformateur de nos difformités. Car il n’y avait
en cet enfant de moi que le péché; et s’il était élevé dans votre crainte, c’est
vous qui me l’aviez inspiré, nul autre. Oui, ce sont vos dons que je publie. Il
est un livre écrit par moi, intitulé Le Maître; mon interlocuteur, c’est
cet enfant; et les réponses faites sous son nom sont, vous le savez, mon Dieu,
ses pensées de seize ans. Il s’est révélé à moi par des signes plus admirables
encore. Ce génie-là m’effrayait. Et quel autre que vous pourrait accomplir de
tels chefs-d’oeuvre?
Vous avez bientôt, de cette terre, fait disparaître sa vie;
et je me souviens de lui avec sécurité; son enfance, sa première jeunesse, rien
de cet être ne me laissant à craindre pour lui. Nous nous l’associâmes comme un
frère dans votre grâce, à élever sous vos yeux; et nous reçûmes le baptême, et
le remords inquiet de notre vie passée prit congé de nous. Et je ne me
rassasiais pas en ces premiers jours de la contemplation si douce des
profondeurs de votre conseil pour le salut du genre humain. A ces hymnes, à ces
cantiques célestes, quel torrent de pleurs faisaient jaillir de mon âme
violemment remuée les suaves accents de votre Eglise! Ils coulaient dans mon
oreille, et versaient votre vérité dans mon coeur; ils soulevaient en moi les
plus vifs élans d’amour; et mes larmes roulaient, larmes délicieuses!
DÉCOUVERTE DES CORPS DE SAINT GERVAIS
ET DE SAINT PROTAIS.
15. L’Eglise de Milan venait d’adopter cette pratique
consolante et sainte, ce concert mélodieux où les frères confondaient avec amour
leurs voix et leurs coeurs. Il y avait à peu près un an; Justine, mère du jeune
empereur Valentinien, séduite par l’hérésie des Ariens, persécutait votre
Ambroise. Le peuple fidèle passait les nuits dans l’église, prêt à mourir avec
son évêque, votre serviteur. Et ma mère, votre servante, voulant des premières
sa part d’angoisses et de veilles, n’y vivait que d’oraisons. Nous-mêmes, encore
froids à la chaleur de votre Esprit, nous étions frappés de ce trouble, de cette
consternation de toute une ville. Alors, pour préserver le peuple des ennuis de
sa tristesse, il fut décidé que l’on chanterait des hymnes et des psaumes, selon
l’usage de l’Eglise d’Orient, depuis ce jour continué parmi nous, et imité dans
presque toutes les parties de votre grand bercail.
16. C’est alors que dans une vision vous révélâtes à
votre évêque le lieu qui recélait les corps des martyrs Gervais et Protais. Vous
les aviez conservés tant d’années à l’abri de la corruption, dans le trésor de
votre secret, sachant le moment de les produire, pour mettre un frein à la
fureur d’une simple femme, mais d’une femme impératrice. Retrouvés et exhumés,
on les transfère solennellement à la basilique ambroisienne, et les possédés
sont délivrés des esprits immondes, de l’aveu même de ces démons, et un citoyen
très connu, aveugle depuis plusieurs années, demande et apprend la cause de
l’enthousiasme du peuple il se lève, il prie son guide de le conduire à ces
pieux restes. Arrivé là, il est admis à toucher avec un mouchoir le cercueil où
reposaient ces morts saintes et précieuses à votre regard (Ps. CXV, 15). Il
touche, porte le linge à ses yeux, ses yeux s’ouvrent. Le bruit en court sur
l’heure; tout s’anime du vif éclat de vos louanges. Et le coeur de la femme
ennemie, sans être rendu à la santé de la foi, n’en fut pas moins réprimé dans
ses fureurs de persécution.
Grâces à vous, mon Dieu! où et d’où avez-vous rappelé mes
souvenirs, pour que je révélasse, à votre gloire, ce grand événement que mon
oubli avait passé sous silence. Et cependant, lorsque tout exhalait ainsi la
fragrante odeur de vos parfums, nous ne courions pas après vous ! (Ct. I, 3) Et
c’est ce qui faisait couler de mes yeux, à cette heure, une telle abondance de
larmes en écoutant vos cantiques. J’avais soupiré si longtemps après vous, et
enfin je respirais tout l’air qui peut entrer dans cette chaumine d’argile.
MORT DE
SAINTE MONIQUE. — SON ÉDUCATION.
17. O vous « qui rassemblez sous le même toit les coeurs
unanimes (Ps. LXVII, 7), » vous nous avez alors associé un homme jeune encore,
de notre municipe, Evodius, officier de l’empereur, converti et baptisé avant
nous, qui avait quitté la milice du siècle pour la vôtre. Réunis, décidés à
vivre dans une communauté de résolutions saintes, nous cherchions le lieu
propice au dessein de vous servir, et retournant ensemble en Afrique, nous
étions à l’embouchure du Tibre, quand je perdis ma mère.
J’abrège, j’ai hâte d’arriver. Recevez mes confessions, mon
Dieu, et les actions de grâces que je vous rends, même en silence, de tant de
faveurs sans nombre. Mais je ne tairai point tout ce que mon âme engendre de
pensées sur votre servante, dont la chair m’a engendré au temps et le coeur à
l’éternité. Ce n’est pas son opulence, mais vos libéralités répandues sur elle,
que je veux publier. Car elle n’était pas elle-même l’auteur de sa vie, l’auteur
de son éducation. C’est vous qui l’avez créée; son père et sa mère ne savaient
pas quelle oeuvre se produisait par eux. Et qui l’éleva dans votre crainte? La
verge du Christ, la conduite de votre Fils unique dans une maison fidèle, membre
sain de votre Eglise.
Et elle ne se louait pas tant du zèle de sa mère à
l’instruire, que de la surveillance d’une vieille servante qui avait porté son
père tout petit, ainsi que les jeunes filles ont coutume de porter à dos les
petits enfants. Ce souvenir, sa vieillesse, la pureté de ses moeurs, lui
assuraient, dans une maison chrétienne, la vénération de ses maîtres, qui lui
avaient commis la conduite de leurs filles; son zèle répondait à tant de
confiance; elle était, au besoin, d’une sainte rigueur pour les corriger, et
toujours d’une admirable prudence pour les instruire. Hors les heures de leur
modeste repas à la table de leurs parents, fussent-elles dévorées de soif, elle
ne leur permettait pas même de boire de l’eau, prévenant une habitude funeste,
et disant avec un grand sens : « Vous buvez de l’eau aujourd’hui, parce que le
vin n’est pas en votre pouvoir; mais, quand vous serez dans la maison de vos
maris, maîtresses des celliers, vous dédaignerez l’eau, sans renoncer à
l’habitude de boire ».
Par ce sage tempérament de préceptes et d’autorité, elle
réprimait les avides désirs de la première jeunesse, et elle réglait la soif
même de ces jeunes filles à cette mesure de bienséance qui exclut jusqu’au désir
de ce qu’elle ne permet pas.
18. Et néanmoins, c’est l’aveu que votre servante
faisait à son fils, le goût du vin s’était glissé chez elle. Quand ses parents
l’envoyaient, suivant l’usage, comme une sobre enfant, puiser le vin à la cuve,
après avoir baissé le vase pour le remplir, et avant de le verser dans un
flacon, elle en goûtait un peu de l’extrémité des lèvres, tentation bientôt
vaincue par la répugnance. Car cela ne venait pas d’un honteux penchant :
c’était ce vif entrain du premier âge, ce bouillonnement d’espiéglerie que le
poids de l’autorité apaise dans les jeunes coeurs.
Or, ajoutant, chaque jour, goutte à goutte, « parce que le
mépris des petites choses « amène insensiblement la chute( Eccli. XIX, 1),» elle
était tombée dans l’habitude de boire, avec plaisir, à petite coupe presque
pleine. Où était alors cette vieille gouvernante si sage? où étaient ses
austères défenses? Eh! quelle en eût été la force contre cette maladie cachée,
si votre grâce salutaire, ô Seigneur, ne veillait sur nous? En l’absence de son
père, de sa mère, de tout ce qui prenait soin d’elle, vous, toujours présent,
qui avez créé, qui appelez à vous, et, par la voie même des hommes de
perversité, opérez le bien pour le salut des âmes; que lites-vous alors, ô mon
Dieu? par quel traitement l’avez-vous guérie? N’avez-vous pas tiré d’une autre
âme un sarcasme froid et aigu, invisible acier dont votre main, céleste
opérateur, trancha vif cette gangrène? Une servante qui l’accompagnait
d’ordinaire à la cuve, se disputant un jour, comme souvent il arrive, avec sa
jeune maîtresse, seule à seule, lui lança ce reproche avec l’épithète effrontée
et sanglante d’ivrognesse. Elle, percée de ce trait, voit sa laideur, la
réprouve et s’en dépouille. Tant il est vrai que si les amis corrompent par la
flatterie, les ennemis corrigent souvent par le reproche; et votre justice ne
leur rend pas, suivant leur action, mais suivant leur volonté. Car, dans sa
colère, cette servante ne voulait que piquer sa maîtresse et non la guérir.
Aussi le fit-elle en secret, soit que le temps et le lieu de la querelle en eût
ainsi décidé, soit qu’elle craignît elle-même un châtiment pour une révélation
si tardive. Mais vous, Seigneur, providence du ciel et de la terre, qui faites
dériver à votre usage le lit profond chu torrent et réglez le cours turbulent
des siècles, c’est par la démence d’une âme que vous avez guéri l’autre, afin
que sur un tel exemple nul n’attribue à son ascendant personnel l’influence
décisive d’une parole salutaire.
VERTUS
DE SAINTE MONIQUE.
19. Formée à la modestie et à la sagesse, plutôt soumise
par vous à ses parents que par eux à vous, à peine nubile, elle fut remise à un
homme qu’elle servit comme son maître; jalouse de l’acquérir à votre épargne,
elle n’employait, pour vous prouver à lui, d’autre langage que sa vertu. Et vous
la rendiez belle de cette beauté qui lui gagna l’admiration et les respectueux
amour de son mari. Elle souffrit ses infidélités avec tant de patience que
jamais nuage ne s’éleva entre eux à ce sujet. Elle attendait que votre
miséricorde lui donnât avec la foi la chasteté. Naturellement affectueux, elle
le savait prompt et irascible, et n’opposait à ses emportements que calme et
silence. Aussitôt qu’elle le voyait remis et apaisé, il le lui rendait à propos
raison de sa conduite, s’il était arrivé qu’il eût cédé trop légèrement à sa
vivacité.
Quand plusieurs des femmes de la ville, mariées à des
hommes plus doux, portaient sur leur visage quelque trace des sévices
domestiques, accusant, dans l’intimité de l’entretien, les moeurs de leurs
maris, ma mère accusait leur langue, et leur donnait avec enjouement ce sérieux
avis, qu’à dater de l’heure où lecture leur avait été faite de leur contrat de
noces, elles avaient dû le regarder comme l’acte authentique de leur esclavage,
et ce souvenir de leur condition devait comprimer en elles toute révolte contre
leurs maîtres. Et comme ces femmes, connaissant l’humeur violente de Patricius,
ne pouvaient témoigner assez d’étonnement qu’on n’eût jamais ouï dire qu’il eût
frappé sa femme, ou que leur bonne intelligence eût souffert un seul jour
d’interruption, elles lui en demandaient l’explication secrète; et elle leur
enseignait le plan de conduite dont je viens de parler. Celles qui en faisaient
l’essai, avaient lieu de s’en (446) féliciter; celles qui n’en tenaient compte,
demeuraient dans le servage et l’oppression.
20. Sa belle-mère, au commencement, s’était laissé
prévenir contre elle sur de perfides insinuations d’esclaves; mais désarmée par
une patience infatigable de douceur et de respects, elle dénonça d’elle-même à
son fils ces langues envenimées qui troublaient la paix du foyer, et sollicita
leur châtiment. Lui, se rendant à son désir et à l’intérêt de l’union et de
l’ordre domestique, châtia les coupables au gré de sa mère. Et elle promit
pareille récompense à qui, pour lui plaire, lui dirait du mal de sa belle-fille.
Cette leçon ayant découragé la médisance, elles vécurent depuis dans le charme
de la plus affectueuse bienveillance.
21. Votre fidèle servante, dont le sein, grâce à vous,
m’a donné la vie, ô mon Dieu, ma miséricorde, avait encore reçu de vous un don
bien précieux. Entre les dissentiments et les animosités, elle n’intervenait que
pour pacifier. Confidente de ces propos pleins de fiel et d’aigreur, nausées
d’invectives dont l’intempérance de la haine se soulage sur l’ennemie absente en
présence d’une amie, elle ne rapportait de l’une à l’autre que les paroles qui
pouvaient servir à les réconcilier.
Cette vertu me paraîtrait bien insignifiante, si une triste
expérience ne m’eût appris combien est infini le nombre de ceux qui, frappés de
je ne sais quelle contagieuse épidémie de péchés, ne se contentent pas de
rapporter à l’ennemi irrité les propos de l’ennemi irrité, mais en ajoutent
encore qu’il n’a pas tenus; quand, au contraire, l’esprit d’humanité ne doit
compter pour rien de s’abstenir de ces malins rapports qui excitent et
enveniment la haine, s’il ne se met en devoir de l’éteindre par de bonnes
paroles, ainsi qu’elle en usait, docile écolière du Maître intérieur.
22. Enfin elle parvint à vous gagner son mari sur la fin
de sa vie temporelle, et le croyant ne lui donna plus les mêmes sujets de
chagrin que l’infidèle.
Elle était aussi la servante de vos serviteurs. Tous ceux
d’entre eux de qui elle était connue, vous louaient, vous glorifiaient, vous
chérissent en elle, parce qu’ils sentaient votre présence dans son coeur,
attestée par les fruits de sa sainte vie. Elle n’avait eu qu’un mari; elle avait
acquitté envers ses parents sa dette de reconnaissance, et gouverné sa famille
avec, piété; ses bonnes oeuvres lui, rendaient témoignage (I Tm. V, 4, 9, 10).
Ses fils qu’elle avait nourris, elle les enfantait autant de fois qu’elle les
voyait s’éloigner de ‘vous. Enfin, quand nous tous, vos serviteurs, mon Dieu,
puisque votre libéralité nous permet ce nom, vivions ensemble, avant son sommeil
suprême, dans l’union de votre amour et la grâce de votre baptême, elle nous
soignait comme si nous eussions été tous ses enfants, elle nous servait comme si
chacun de nous eût été son père.
ENTRETIEN DE SAINTE MONIQUE AVEC SON FILS
SUR LE BONHEUR DE LA VIE ÉTERNELLE.
23. A l’approche du jour où elle devait sortir de cette
vie, jour que nous ignorions, et connu de vous, il arriva, je crois, par votre
disposition secrète, que nous nous trouvions seuls, elle et moi, appuyés contre
une fenêtre, d’où la vue s’étendait sur le jardin de la maison où nous étions
descendus, au port d’Ostie. C’est là que, loin de la foule, après les fatigues
d’une longue route, nous attendions le moment de la traversée.
Nous étions seuls, conversant avec une ineffable douceur,
et dans l’oubli du passé, dévorant l’horizon de l’avenir (Ph. III, 13), nous
cherchions entre nous, en présence de la Vérité que vous êtes, quelle sera pour
les saints cette vie éternelle « que l’oeil n’a pas vue, que l’oreille n’a pas
entendue, et où n’atteint pas le coeur de l’homme (I Co. II, 9). » Et nous
aspirions des lèvres de l’âme aux sublimes courants de votre fontaine, fontaine
de vie qui réside en vous (Ps. XXXV, 10), afin que, pénétrée selon sa mesure de
la rosée céleste, notre pensée pût planer dans les hauteurs.
24. Et nos discours arrivant à cette conclusion, que la
plus vive joie des sens dans le plus vif éclat des splendeurs corporelles, loin
de soutenir le parallèle avec la félicité d’une telle vie, ne méritait pas même
un nom, portés par un nouvel élan d’amour vers Celui qui est, nous nous
promenâmes par les échelons des corps jusqu’aux espaces célestes d’où les
étoiles, la lune et le soleil nous envoient leur lumière; et montant encore plus
haut dans nos, pensées, dans nos paroles, dans l’admiration de vos oeuvres, nous
traversâmes nos âmes pour atteindre, bien au-delà, cette région d’inépuisable
abondance, où vous rassasiez éternellement Israël de la nourriture de vérité, et
où la vie est la sagesse créatrice de ce qui est, de ce qui a été, de ce qui
sera; sagesse incréée, qui est ce qu’elle a été, ce qu’elle sera toujours; ou
plutôt en qui ne se trouvent ni avoir été, ni devoir être, mais l’être seul,
parce qu’elle est éternelle; car avoir été et devoir être exclut l’éternité.
Et en parlant ainsi, dans nos amoureux élans vers cette
vie, nous y touchâmes un instant d’un bond de coeur, et nous soupirâmes en y
laissant captives les prémices de l’esprit, et nous redescendîmes dans le bruit
dé la voix, dans la parole qui commence et finit. Et qu’y a-t-il là de semblable
à votre Verbe, Notre-Seigneur, dont l’immuable permanence en soi renouvelle
toutes choses (Sg. VII, 27)?
25. Nous disions donc: qu’une âme soit; en qui les
révoltes de la chair, le spectacle de la terre, des eaux, de l’air et des cieux,
fassent silence, qui se fasse silence à elle-même qu’oublieuse de soi, elle
franchisse le seuil intérieur; songes, visions fantastiques, toute langue, tout
signe, tout ce qui passe, venant à se taire; car tout cela dit à qui sait
entendre:
Je ne suis pas mon ouvrage; celui qui m’a fait est Celui
qui demeure dans l’éternité (Ps. XCIX, 3,5) ; que cette dernière voix
s’évanouisse dans le silence, après avoir élevé notre âme vers l’Auteur de
toutes choses, et qu’il parle lui seul, non par ses créatures, mais par
lui-même, et que son Verbe nous parle, non plus par la langue charnelle, ni par
la voix de l’ange, ni par le bruit de la nuée, ni par l’énigme de la parabole;
mais qu’il nous parle lui seul que nous aimons en tout, qu’en l’absence de tout
il nous parle; que notre pensée, dont l’aile rapide atteint en ce moment même
l’éternelle sagesse immuable au-dessus de tout, se soutienne dans cet essor, et
que, toute vue d’un ordre inférieur cessante, elle seule ravisse, captive,
absorbe le contemplateur dans ses secrètes joies; qu’enfin la vie éternelle soit
semblable à cette fugitive extase, qui nous fait soupirer encore; n’est-ce pas
la promesse de cette parole : « Entre dans la joie de ton Seigneur ? » (Mt. XXV,
21) Et quand cela? Sera-ce alors que « nous ressusciterons tous, sans néanmoins
être tous changés ? » (I Co. XV, 51)
26. Telles étaient les pensées, sinon les paroles, de notre
entretien. Et vous savez, Seigneur, que ce jour même où nous parlions ainsi, où
le monde avec tous ses charmes nous paraissait si bas, elle me dit: « Mon fils,
en ce qui me regarde, rien ne m’attache plus à cette vie. Qu’y ferais-je?
pourquoi y suis-je encore? J’ai consommé dans le siècle toute mon espérance. Il
était une seule chose pour laquelle je désirais séjourner quelque peu dans cette
vie, c’était « de te voir chrétien catholique avant de mourir. Mon Dieu me l’a
donné avec surabondance, puisque je te vois mépriser toute félicité terrestre
pour le servir. Que fais-je encore ici? »
DERNIÈRES PAROLES DE SAINTE MONIQUE.
27. Ce que je répondis à ces paroles, je ne m’en
souviens pas bien; mais à cinq ou six jours de là, la fièvre la mit au lit. Un
jour dans sa maladie, elle perdit connaissance et fut un moment enlevée à tout
ce qui l’entourait. Nous accourûmes; elle reprit bientôt ses sens, et nous
regardant mon frère et moi, debout auprès d’elle; elle nous dit comme nous
interrogeant: « Où étais-je? » Et à l’aspect de notre douleur muette : « Vous
laisserez ici, votre mère! » Je gardais le silence et je retenais mes pleurs.
Mon frère dit quelques mots exprimant le voeu qu’elle achevât sa vie dans sa
patrie plutôt que sur une terre étrangère. Elle l’entendit, et, le visage ému,
le réprimant des yeux pour de telles pensées, puis me regardant: « Vois comme il
parle, » me dit-elle; et s’adressant à tous deux: « Laissez ce corps partout; et
que tel souci ne vous trouble pas. Ce que je vous demande seulement, c’est de
vous souvenir de moi à l’autel du Seigneur, partout où vous serez. » Nous ayant
témoigné sa censée comme elle pouvait l’exprimer, elle se tut, et le progrès de
la maladie redoublait ses souffrances.
28. Alors, méditant sur vos dons, ô Dieu invisible, ces
dons que vous semez dans le coeur de vos fidèles pour en récolter d’admirables
moissons, je me réjouissais et vous rendais grâces au souvenir de cette vive
préoccupation qui l’avait toujours inquiétée de sa sépulture, dont elle avait
fixé et préparé la place auprès du corps de son mari; parce qu’ayant vécu dans
une étroite union, elle voulait encore, ô insuffisance de l’esprit humain pour
les choses divines! ajouter à ce bonheur, et qu’il fût dit par les hommes
qu’après un voyage d’outremer, une même terre couvrait la terre de leurs corps
réunis dans la mort même.
Quand donc ce vide de son coeur avait-il commencé d’être
comblé par la plénitude de votre grâce? Je l’ignorais, et cette révélation
qu’elle venait de faire ainsi me pénétrait d’admiration et de joie. Mais déjà,
dans mon entretien à la fenêtre, ces paroles: « Que fais-je ici? » témoignaient
assez qu’elle ne tenait plus à mourir dans sa patrie. J’appris encore depuis,
qu’à Ostie même, un jour, en mon absence, elle avait parlé avec une confiance
toute maternelle à plusieurs de mes amis du mépris de cette vie et du bonheur de
la mort. Admirant la vertu que vous aviez donnée à une femme, ils lui
demandaient si elle ne redouterait pas de laisser son corps si loin de son pays:
«Rien n’est loin de Dieu, répondit-elle; et il n’est pas à craindre qu’à la fin
des siècles, il ne reconnaisse pas la place où il doit me ressusciter. » Ce fut
ainsi que, le neuvième jour de sa maladie, dans la cinquante-sixième année de sa
vie, et la trente-troisième de mon âge, cette âme pieuse et sainte vit tomber
les chaînes corporelles.
DOULEUR
DE SAINT AUGUSTIN.
29. Je lui fermais les yeux, et dans le fond de mon
coeur affluait une douleur immense, prête à déborder en ruisseaux de larmes; et
mes yeux, sur l’impérieux commandement de l’âme, ravalaient leur courant jusqu’à
demeurer secs, et cette lutte me déchirait. Aussitôt qu’elle eut rendu le
dernier soupir, l’enfant Adéodatus jeta un grand cri; nous le réprimâmes ; il se
tut.
C’est ainsi que ce que j’avais en moi d’enfance, et qui
voulait s’écouler en pleurs, était réprimé par la voix virile du coeur et se
taisait. Car nous ne pensions pas qu’il fût juste de mener ce deuil avec les
sanglots et les gémissements, qui accompagnent d’ordinaire les morts crues
malheureuses ou sans réveil. Mais sa mort n’était ni malheureuse, ni entière.
Nous en avions pour garants sa vertu, sa foi sincère et les raisons les plus
certaines.
30. Qu’est-ce donc qui me faisait si cruellement souffrir
au fond de moi, sinon la rupture soudaine de cette habitude, tant douce et
chère, de vivre ensemble; blessure vive à mon âme? Je me félicitais toutefois du
témoignage qu’elle m’avait rendu jusque dans sa dernière maladie, quand,
souriante à mes soins, elle m’appelait bon fils, et redisait avec l’affection la
plus tendre, qu’elle n’avait jamais entendu de ma bouche un trait dur ou
injurieux lancé contre elle. Et pourtant, ô Dieu notre créateur, cette
respectueuse déférence était-elle en rien comparable au service d’esclave
qu’elle me rendait? Aussi, c’était le délaissement de cette grande consolation
qui navrait mon âme, et ma vie se déchirait qui n’était qu’une avec la sienne.
31. Quand on eut arrêté les pleurs de cet enfant,
Evodius prit le psautier et se mit à chanter ce psaume auquel nous répondions
tous : « Je chanterai, Seigneur, à votre gloire, vos miséricordes et vos
jugements ( Ps. C, 1). » Apprenant ce qui se passait, un grand nombre de nos
frères et de femmes pieuses accoururent, et pendant que les funèbres devoirs
s’accomplissaient suivant l’usage, je me retirai où la bienséance voulait, avec
ceux qui ne jugeaient pas convenable de me laisser seul.
Je dis alors quelques paroles conformes à la circonstance;
je cherchais avec le baume de vérité à calmer mon martyre, connu de vous, et
qu’ils ignoraient, attentifs à mes discours et me croyant insensible à la
douleur. Mais moi, à votre oreille, où nul d’eux ne pouvait entendre, je
gourmandais la mollesse de mes sentiments, et je fermais le passage au cours de
mon affliction, et elle me cédait un peu, et elle revenait à l’instant avec une
fureur nouvelle, sans toutefois forcer la barrière des larmes, le calme du
visage; seul, je savais tout ce que je refoulais dans mon coeur. Et comme je
m’en voulais de laisser tant de prise sur moi aux accidents humains, cette
fatalité de votre justice et de notre misère, ma douleur elle-même était une
douleur; j’étais livré à une double agonie.
32. Le corps porté à l’église, j’y vais, j’en reviens,
sans une larme, pas même à ces prières que nous versâmes au moment où l’on vous
offrît pour elle le sacrifice de notre rédemption, alors que le cadavre est déjà
penché sur le bord de la fosse où on va le descendre : à ces prières mêmes, pas
une larme; mais, tout le jour, ma tristesse fut secrète et profonde, et l’esprit
troublé, je vous demandais, comme je pouvais, de guérir ma peine, et vous ne
m’écoutiez pas, afin sans doute que cette seule épreuve achevât de graver dans
ma mémoire quelle est la force des liens de la coutume sur l’âme même qui ne se
nourrit plus de la parole de mensonge.
J’imaginai d’aller au bain, ayant appris qu’ainsi les Grecs
l’avaient nommé, comme bannissant les inquiétudes de l’esprit. J’y vais, et je
le confesse à votre miséricorde, ô Père des orphelins, j’en sors tel que j’y
suis entré. Il n’avait point fait transpirer l’amertume de mon coeur.
Et puis je m’endormis, et à mon réveil, je sentis ma
douleur bien diminuée; et, seul au lit, je me rappelai ces vers de votre
Ambroise, que je sentais si véritables « O Dieu créateur, modérateur des cieux,
qui jetez sur le jour le splendide manteau de la lumière, répandez sur la nuit
les grâces du sommeil; afin que le repos rende au labeur ordinaire les membres
épuisés, soulage les fatigues de l’esprit, et brise le joug inquiet de
l’affliction! »
33. Et peu à peu je rentrais dans mes premières pensées
sur votre servante, et me rappelant son pieux amour pour vous, et pour moi cette
tendresse prévenante et sainte qui tout à coup me manquait, je goûtai la douceur
de pleurer en votre présence sur elle et pour elle, sur moi et pour moi. Et je
donnai congé à mes pleurs, jusqu’alors retenus, de couler à loisir; et, soulevé
sur ce lit de larmes, mon coeur trouva du repos, entendu de vous seul, et non
pas d’un homme juge superbe de ma douleur.
Et maintenant, Seigneur, je vous le confesse en ces lignes.
Lise et interprète à son gré qui voudra. Et celui-là, s’il m’accuse comme d’un
péché, d’avoir donné à peine une heure de larmes à ma mère, morte pour un temps
à es yeux, ma mère qui m’avait pleuré tant d’années pour me faire vivre aux
vôtres, qu’il se garde de rire, mais que plutôt, s’il est d grande charité,
lui-même vous offre ses pleurs pour mes péchés, à vous, Père de tous les frères
de votre Christ.
IL PRIE
POUR SA MÈRE.
34. Aujourd’hui, le coeur guéri de cette blessure que
l’affection charnelle rendait peut être trop vive, je répands devant vous, mon
Dieu, pour cette femme, votre servante, de bien autres pleurs; pleurs de
l’esprit frappé des périls de toute âme qui meurt en Adam. Il est vrai que,
vivifié en Jésus-Christ (I Co. XV, 22), elle a vécu dans les liens de la chair
de manière à glorifier votre nom par sa foi et ses moeurs; mais toutefois je
n’oserais dire que, depuis que vous l’eûtes régénérée par le baptême, il ne soit
sorti de sa bouche aucune parole contraire à vos préceptes. Et n’a-t-il pas été
dit par la Vérité, votre Fils : « Celui, qui appelle son frère insensé est
passible du feu ? » (Mt. V, 22) Et malheur à la vie même exemplaire, si vous la
scrutez dans l’absence de la miséricorde. Mais comme vous ne recherchez pas nos
fautes à la rigueur, nous avons le confiant espoir de trouver quelque place dans
votre indulgence. Et d’autre part, quel homme, en comptant ses mérites
véritables, fait autre choses que de compter vos dons? Oh! si les hommes se
connaissaient, comme celui qui se glorifie se glorifierait dans le Seigneur (II
Co. X, 17)!
35. Ainsi donc, ô ma gloire! ô ma vie! O Dieu de mon
coeur! mettant à part ses bonnes oeuvres, dont je vous rends grâces avec joie,
je vous prie à cette heure pour les péchés de ma mère; exaucez-moi, au nom du
Médecin suspendu au bois infâme, qui aujourd’hui, assis à votre droite, sans
cesse intercède pour nous (Rm. VIII, 34). Je sais qu’elle a fait miséricorde, et
de toute son âme remis la dette aux débiteurs. Remettez-lui donc la sienne (Mt.
VI, 12); et s’il en est qu’elle ait contractée, tant d’années durant qu’elle a
vécu après avoir reçu l’eau salutaire, remettez-lui, Seigneur, remettez-lui, je
vous en conjure; n’entrez pas avec elle en jugement (Ps. CXLII, 2). Que votre
miséricorde s’élève au-dessus de votre justice (Jc. II, 13)! Vos paroles sont
véritables, et vous avez promis aux miséricordieux miséricorde (Mt. 5,7) Et vous
leur avez donné de l’être, vous qui avez pitié de qui il vous plaît d’avoir
pitié, et faites grâce à qui il vous plaît de faire grâce ( Ex. XXXIII, 19).
36. Et n’auriez-vous pas déjà fait ce que je vous
demande? Je le crois; mais encore, agréez, Seigneur, cette offrande de mon désir
(Ps. CXVIII, 108). Car aux approches du jour de sa dissolution elle ne songea
pas à faire somptueusement ensevelir, embaumer son corps; elle ne souhaita point
un monument choisi; elle se soucia peu de reposer au pays de ses pères; non, ce
n’est pas là ce qu’elle nous recommanda; elle exprima ce seul voeu que l’on fit
mémoire d’elle à votre autel : elle n’avait laissé passer aucun jour de sa vie
sans assister à ses mystères. Elle savait bien que là se dispensait la sainte
Victime par qui a été effacée la cédule qui nous était contraire j, et vaincu,
l’ennemi qui, dans l’exacte vérification de nos fautes, cherche partout une
erreur, et ne trouve rien à redire en l’Auteur de notre victoire. Qui lui rendra
son sang innocent? Qui lui rendra le prix dont il a payé notre délivrance? C’est
au sacrement de cette Rédemption que votre servante a attaché son âme (Col. II,
14) par le lien de la foi.
Que personne ne l’arrache à votre protection; que, ni par
force, ni par ruse, le lion-dragon ne se dresse entre elle et vous. Elle ne dira
pas qu’elle ne doit rien, de peur d’être convaincue par la malice de
l’accusateur, et de lui être adjugée; mais elle répondra que sa dette lui est
remise par Celui à qui personne ne peut rendre ce qu’il a acquitté pour nous
sans devoir.
37. Qu’elle repose donc en paix avec l’homme qui fut son
unique mari, qu’elle servit avec une patience dont elle vous destinait les
fruits, voulant le gagner à vous. Inspirez aussi, Seigneur mon Dieu, inspirez à
vos serviteurs, mes frères, à vos enfants, mes maîtres, que je veux servir de
mon coeur, de ma voix et de ma plume; tous tant qu’ils soient qui liront ces
pages, inspirez-leur de se souvenir, à votre autel, de Monique, votre servante,
et de Patricius, dans le temps son époux, dont la chair, grâce à vous, m’a
introduit dans cette vie; comment? je l’ignore : qu’ils se souviennent, avec une
affection pieuse, de ceux qui ont été mes parents à cette lumière défaillante;
mes frères en vous, notre Père, et en notre mère universelle; mes futurs
concitoyens dans l’éternelle Jérusalem, après laquelle le pèlerinage de votre
peuple soupire depuis le départ jusqu’au retour; et que sollicitées par ces
Confessions, les prières de plusieurs lui obtiennent plus abondamment que mes
seules prières, cette grâce qu’elle me demandait à son heure suprême.
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