ENFANCE DE SAINT AUGUSTIN
Invocation. — Ses premières années. — Péchés de son
enfance.
Haine de l’étude. — Amour du jeu.
GRANDEUR
DE DIEU
1. « Vous êtes grand, Seigneur, et infiniment louable »
(Ps, CXLIV, 3) ; « grande est votre puissance, et il s n’est point de mesure à
votre sagesse » (Ps. CXLVI, 5). Et c’est vous que l’homme veut louer, chétive
partie de votre création, être de boue, promenant sa mortalité, et par elle le
témoignage de son péché, et la preuve éloquente que vous résistez, Dieu que vous
êtes, aux superbes ! (I Pi. V, 5) Et pourtant il veut vous louer, cet homme,
chétive partie de votre création! Vous l’excitez à se complaire dans vos
louanges; car vous nous avez faits pour vous, et notre coeur est inquiet jusqu’à
ce qu’il repose en vous.
Donnez-moi, Seigneur, de savoir et de comprendre si notre
premier acte est de vous invoquer ou de vous louer, et s’il faut, d’abord, vous
connaître ou vous invoquer. Mais qui vous invoque en vous ignorant? On peut
invoquer autre que vous dans cette ignorance. Ou plutôt ne vous invoque-t-on pas
pour vous connaître ? « Mais est-ce possible, sans croire ? Et comment croire,
sans apôtre ? » (Rm. X, 14) Et : « Ceux-là loueront le Seigneur, qui le
recherchent » (Ps. XXI, 27). Car le cherchant, ils le trouveront, et le
trouvant, ils le loueront. Que je vous cherche Seigneur, en vous invoquant, et
que je vous invoque en croyant en vous; car vous nous avez été annoncé. Ma foi
vous invoque, Seigneur, cette foi que vous m’avez donnée, que vous m’avez
inspirée par l’humanité de votre Fils, par le ministère de votre apôtre.
DIEU EST
EN L’HOMME; L’HOMME EST EN DIEU
2. Et comment invoquerai-je mon Dieu, mon Dieu et
Seigneur? car l’invoquer, c’est l’appeler en moi. Et quelle place est en moi,
pour qu’en moi vienne mon Dieu? pour que Dieu vienne en moi, Dieu qui a fait le
ciel et la terre? Quoi! Seigneur mon Dieu, est-il en moi de quoi vous contenir?
Mais le ciel et la terre que vous avez faits, et dans qui vous m’avez fait, vous
contiennent-ils?
Or, de ce que sans vous rien ne serait, suit-il que tout ce
qui est, vous contienne ? Donc, puisque je suis, comment vous demandé-je de
venir en moi, qui ne puis être sans que vous soyez en moi ? Et pourtant je ne
suis point aux lieux profonds, et vous y êtes ; « car si je descends en enfer je
vous y trouve » (Ps CXXXVIII, 8). Je ne serais donc point, mon Dieu, je ne
serais point du tout si vous n’étiez en moi. Que dis-je? je ne serais point si
je n’étais en vous, « de qui, par qui et en qui toutes choses sont (Rom. XI,
36Il est ainsi, Seigneur, il est ainsi. Où donc vous appelé-je, puisque je suis
en vous? D’où viendrez-vous en moi? Car où me retirer hors du ciel et de la
terre, pour que de là vienne en moi mon Dieu qui a dit : « C’est moi qui remplis
le ciel et la terre ? » (Jr. XXIII, 24)
DIEU EST
TOUT ENTIER PARTOUT
3. Etes-vous donc contenu par le ciel et la terre,
parce que vous les remplissez? ou les remplissez-vous, et reste-t-il encore de
vous, puisque vous n’en êtes pas contenu? Et où répandez-vous, hors du ciel et
de la terre, le trop plein de votre être? Mais avez-vous besoin d’être contenu,
vous qui contenez tout, puisque vous n’emplissez qu’en contenant? Les vases qui
sont pleins de vous ne vous font pas votre équilibre; car s’ils se brisent, vous
ne vous répandez pas; et lorsque vous vous répandez sur nous, vous ne tombez
pas, mais vous nous élevez; et vous ne vous écoulez pas, mais vous recueillez.
Remplissant tout, est-ce de vous tout entier que vous
remplissez toutes choses? Ou bien, tout ne pouvant vous contenir, contient-il
partie de vous, et toute chose en même temps cette même partie? ou bien chaque
être, chacune; les plus grands, davantage; les moindres, moins? Y a-t-il donc en
vous, plus et moins? Ou plutôt n’êtes-vous pas tout entier partout, et, nulle
part, contenu tout entier?
GRANDEURS INEFFABLES DE DIEU
4. Qu’êtes-vous donc, mon Dieu ? Qu’êtes-vous, sinon le
Seigneur Dieu ? « Car quel autre Seigneur que le Seigneur, quel autre Dieu que
notre Dieu (Ps XVII, 32)? » O très haut, très bon, très puissant, tout-puissant,
très miséricordieux et très juste, très caché et très présent, très beau et très
fort, stable et incompréhensible, immuable et remuant tout, jamais nouveau,
jamais ancien, renouvelant tout et conduisant à leur insu les superbes au
dépérissement, toujours en action, toujours en repos, amassant sans besoin, vous
portez, remplissez et protégez ; vous créez, nourrissez et perfectionnez,
cherchant lorsque rien ne vous manque !
Votre amour est sans passion; votre jalousie sans
inquiétude; votre repentance, sans douleur; votre colère, sans trouble; vos
oeuvre changent, vos conseils ne changent pas. Vous recouvrez ce que vous
trouvez et n’avez jamais perdu. Jamais pauvre, vous aimez le gain; jamais avare,
et vous exigez des usures. On vous donne de surérogation pour vous rendre
débiteur; et qu’avons-nous qui ne soit vôtre? Vous rendez sans devoir; en
payant, vous donnez et ne perdez rien. Et qu’ai-je dit, mon Dieu, ma vie, mes
délices saintes? Et que dit-on de vous en parlant de vous? Mais malheur à qui se
tait de vous! car sa parole est muette.
DITES A
MON AME : JE SUIS TON SALUT
5. Qui me donnera de me reposer en vous? Qui vous fera
descendre en mon coeur? Quand trouverai-je l’oubli de mes maux dans l’ivresse de
votre présence, dans le charme de vos embrassements, ô mon seul bien? Que
m’êtes. vous? Par pitié, déliez ma langue! Que vous suis-je moi-même, pour que
vous m’ordonniez de vous aimer, et, si je désobéis, que votre’ colère s’allume
contre moi et me menace de grandes misères? En est-ce donc une petite que de ne
vous aimer pas? Ah! dites-moi, au non de vos miséricordes, Seigneur mon Dieu,
dites-moi ce que vous m’êtes. « Dites à mon âme : Je suis ton salut » (Ps XXXIV,
3). Parlez haut, que j’entende. L’oreille de mon coeur est devant vous,
Seigneur; ouvrez-la, et « dites à mon âme : Je suis ton salut ». Que je coure
après cette voix, et que je m’attache à vous! Ne me voilez pas votre face. Que
je meure pour la voir! Que je meure pour vivre de sa vue!
6. La maison de mon âme est étroite pour vous recevoir,
élargissez-la. Elle tombe en ruines, réparez-la. Çà et là elle blesse vos yeux,
je l’avoue et le sais ; mais qui la balayera, à quel autre que vous crierai-je :
« Purifiez-moi de mes secrètes souillures, Seigneur, et n’imputez pas celles
d’autrui à votre serviteur ? » (Ps XVIII, 13-14) « Je crois, c’est pourquoi je
parle, Seigneur, vous le savez » (Ps CXV, 10). « Ne vous ai-je pas, contre
moi-même, accusé mes crimes, ô mon Dieu, et ne m’avez-vous pas remis la malice
de mon cœur ? » Ps XXXI, 5) « Je n’entre point en jugement avec vous qui êtes la
vérité » (Job IX 2,3). « Et je ne veux pas me tromper moi-même, de peur que mon
iniquité ne mente à elle-même » (Ps XXVI, 12). « Non, je ne conteste pas avec
vous; car si vous pesez les iniquités, Seigneur, Seigneur, qui pourra tenir ? »
(Ps CXXIX,3)
ENFANCE
DE L’HOMME; ÉTERNITÉ DE DIEU
7. Mais pourtant laissez-moi parler à votre
miséricorde, moi, terre et cendre. Laissez-moi pourtant parler, puisque c’est à
votre miséricorde et non à l’homme moqueur que je parle. Et vous aussi,
peut-être, vous riez-vous de moi? mais vous aurez bientôt pitié. Qu’est-ce donc
que je veux dire, Seigneur mon Dieu, sinon que j’ignore d’où je suis venu ici,
en cette mourante vie, ou peut-être cette mort vivante? Et j’ai été reçu dans
les bras de votre miséricorde, comme je l’ai appris des père et mère de ma
chair, de qui et en qui vous m’avez formé dans le temps; car moi je ne m’en
souviens pas.
J’ai donc reçu les consolations du lait humain. Ni ma mère,
ni mes nourrices ne s’emplissaient les mamelles: mais vous, Seigneur, vous me
donniez par elles l’aliment de l’enfance, selon votre institution et l’ordre
profond de vos richesses. Vous me donniez aussi de ne pas vouloir plus que vous
ne me donniez, et à mes nourrices de vouloir me donner ce qu’elles avaient reçu
de vous; car c’était par une affection prédisposée qu’elles me voulaient donner
ce que votre opulence leur prodiguait. Ce leur était un bien que le bien qui me
venait d’elles, dont elles étaient la source, sans en être le principe. De vous,
ô Dieu, tout bien, de vous, mon Dieu, tout mon salut. C’est ce que depuis m’a
dit votre voix criant en moi par tous vos dons intérieurs et extérieurs. Car
alors que savais-je? Sucer, savourer avec délices, pleurer aux offenses de ma
chair, rien de plus.
8. Et puis je commençai à rire, en dormant d’abord,
ensuite éveillé. Tout cela m’a été dit de moi, et je l’ai cru, car il en est
ainsi des autres enfants ; autrement je n’ai nul souvenir d’alors. Et peu à peu
je remarquais où j’étais, et je voulais montrer mes volontés à qui pouvait les
accomplir; mais en vain : elles étaient au dedans, on était au dehors; et nul
sens né donnait à autrui entrée dans mon âme. Aussi je me démenais de tous mes
membres, de toute ma voix, de ce peu de signes, semblables à mes volontés, que
je pouvais, tels que je les pouvais, et toutefois en désaccord avec elles. Et
quand on ne m’obéissait point, faute de me comprendre ou pour ne pas me nuire,
je m’emportais contre ces grandes personnes insoumises et libres, refusant
d’être mes esclaves, et je me vengeais d’elles en pleurant. Tels j’ai observé
les enfants que j’ai pu voir, et ils m’ont mieux révélé à moi-même, sans me
connaître, que ceux qui m’avaient connu en m’élevant.
9. Et voici que dès longtemps mon enfance est morte, et
je suis vivant. Mais vous, Seigneur, vous vivez toujours, sans que rien meure en
vous, parce qu’avant la naissance des siècles et avant tout ce qui peut être
nommé au delà, vous êtes, vous êtes Dieu et Seigneur de tout ce que vous avez
créé; en vous demeurent les causes de fout ce qui passe, et les immuables
origines de toutes choses muables, et les raisons éternelles et vivantes de
toutes choses irrationnelles et temporelles.
Dites-moi, dites à votre suppliant; dans votre miséricorde,
dites à votre misérable serviteur; dites-moi, mon Dieu, si mon enfance a succédé
à quelque âge expiré déjà, et si cet âge est celui que j’ai passé dans le sein
de ma mère ? J’en ai quelques indications, j’ai vu moi-même des femmes
enceintes. Mais avant ce temps, mon Dieu, mes délices, ai-je été quelque part et
quelque chose? Qui pourrait me répondre? Personne, ni père, ni mère, ni
l’expérience des autres, ni ma mémoire. Ne vous moquez-vous pas de moi à de
telles questions, vous qui m’ordonnez de vous louer et de vous glorifier de ce
que je connais ?
10. Je vous glorifie, Seigneur du ciel et de la terre,
et vous rends hommage des prémices de ma vie et de mon enfance dont je n’ai
point souvenir. Mais vous avez permis à l’homme de conjecturer ce qu’il fut par
ce qu’il voit en autrui, et de croire beaucoup de lui sur la foi de simples
femmes. Déjà j’étais alors, et je vivais; et déjà, sur le seuil de l’enfance, je
cherchais des signes pour manifester mes sentiments.
Et de qui un tel animal peut-il être, sinon de vous,
Seigneur? et qui serait donc l’artisan de lui-même? Est-il autre source d’où
être et vivre découle en nous, sinon votre toute-puissance, ô Seigneur, pour qui
être et vivre est tout un, parce que l’Être par excellence et la souveraine vie,
c’est vous-même; car vous êtes le Très-Haut, et vous ne changez pas; et le jour
d’aujourd’hui ne passe point pour vous, et pourtant il passe en vous, parce
qu’en vous toutes choses sont, et rien ne trouverait passage si votre main ne
contenait tout. Et comme vos années ne manquent point, vos années, c’est
aujourd’hui. Et combien de nos jours, et des jours de nos pères ont passé par
votre aujourd’hui et en ont reçu leur être et leur durée; et d’autres passeront
encore, qui recevront de lui leur mesure d’existence. Mais vous, vous êtes le
même; ce n’est pas demain, ce n’est pas hier, c’est aujourd’hui que vous ferez,
c’est aujourd’hui que vous avez fait.
Que m’importe si tel ne comprend pas? Qu’il se réjouisse,
celui-là même, en disant J’ignore. Oui, qu’il se réjouisse; qu’il préfère vous
trouver en ne trouvant pas, à ne vous trouver pas en trouvant.
L’ENFANT
EST PÉCHEUR
11. Ayez pitié, mon Dieu! Malheur aux péchés des hommes!
Et c’est l’homme qui parle ainsi, et vous avez pitié de lui, parce que vous
l’avez fait, et non le péché qui est en lui. Qui va me rappeler les péchés de
mon enfance? « Car personne n’est pur de péchés devant vous, pas même l’enfant
dont la vie sur la terre est d’un jour (Job XXV, 4). » Qui va me les rappeler,
si petit enfant que ce soit, en qui je vois de moi ce dont je n’ai pas
souvenance?
Quel était donc mon péché d’alors? Etait-ce de pleurer
avidement après la mamelle? Or, si je convoitais aujourd’hui avec cette même
avidité la nourriture de mon âge, ne serais-je pas ridicule et répréhensible? Je
l’étais donc alors. Mais comme je ne pouvais comprendre la réprimande, ni
l’usage, ni la raison ne permettaient de me reprendre. Vice réel toutefois que
ces premières inclinations, car en croissant nous les déracinons, et rejetons
loin de nous, et je n’ai jamais vu homme de sens, pour retrancher le mauvais,
jeter le bon. Etait-il donc bien, vu l’âge si tendre, de demander en pleurant ce
qui ne se pouvait impunément donner; de s’emporter avec violence contre ceux sur
qui l’on n’a aucun droit, personnes libres, âgées, père, mère, gens sages, ne se
prêtant pas au premier désir; de les frapper, en tâchant de leur faire tout le
mal possible, pour avoir refusé une pernicieuse obéissance?
Ainsi, la faiblesse du corps au premier âge est innocente,
l’âme ne l’est pas. Un enfant que j’ai vu et observé était jaloux. Il ne parlait
pas encore, et regardait, pâle et farouche, son frère de lait. Chose connue; les
mères et nourrices prétendent conjurer ce mal par je ne sais quels
enchantements. Mais est-ce innocence dans ce petit être, abreuvé à cette source
de lait abondamment épanché de n’y pas souffrir près de lui un frère indigent
dont ce seul aliment soutient la vie? Et l’on endure ces défauts avec caresse,
non pour être indifférents ou légers, mais comme devant passer au cours de
l’âge. Vous les tolérez alors, plus tard ils vous révoltent.
12. Seigneur mon Dieu, vous avez donné à l’enfant et la
vie, et ce corps muni de ses sens, formé de ses membres, orné de sa figure; vous
avez intéressé tous les ressorts vitaux à sa conservation harmonieuse : et vous
m’ordonnez de vous louer dans votre ouvrage, de vous confesser, de glorifier
votre nom, ô Très-Haut (Ps XCI, 2), parce que vous êtes le Dieu tout puissant et
bon, n’eussiez-vous rien fait que ce que nul ne peut faire que vous seul,
principe de toute mesure, forme parfaite qui formez tout, ordre suprême qui
ordonnez tout.
Or, cet âge, Seigneur, que je ne me souviens pas d’avoir
vécu, que je ne connais que sur la foi d’autrui, le témoignage de mes
conjectures, l’exemple des autres enfants, témoignage fidèle néanmoins, cet âge,
j’ai honte de le rattacher à cette vie à moi, que je vis dans le siècle. Pour
moi il est égal enténèbres d’oubli à celui que j’ai passé au sein de ma mère.
Que si même e j’ai été conçu en iniquité, si le sein « de ma mère m’a nourri
dans le péché » (Ps L, 7) où donc, je vous prie, mon Dieu, où votre esclave,
Seigneur, où donc et quand fut-il innocent? Mais je laisse ce temps: quel
rapport de lui à moi, puisque je n’en retrouve aucun vestige?
COMMENT
IL APPREND A PARLER
13. Dans la traversée de ma vie jusqu’à ce jour, ne
suis-je pas venu de la première enfance à la seconde, ou plutôt celle-ci
n’est-elle pas survenue en moi, succédant à la première? Et l’enfance ne s’est
pas retirée ; où serait-elle allée? Et pourtant elle n’était plus; car déjà,
l’enfant à la mamelle était devenu l’enfant qui essaye la parole. Et je me
souviens de cet âge; et j’ai remarqué depuis comment alors j’appris à parler,
non par le secours d’un maître qui m’ait présenté les mots dans certain ordre
méthodique comme les lettres bientôt après me furent montrées, mais de moi-même
et par la seule force de l’intelligence que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car
ces cris, ces accents variés, cette agitation de tous les membres, n’étant que
des interprètes infidèles ou inintelligibles, qui trompaient mon coeur impatient
de faire obéir à ses volontés, j’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des
mots qui frappaient mon oreille, et quand une parole décidait un geste, un
mouvement vers un objet, rien ne m’échappait, et je connaissais que le son
précurseur était le nom de la chose qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était
révélé par le mouvement du corps, langage naturel et universel que parlent la
face, le regard, le geste, le ton de. la voix où se produit le mouvement de
l’âme qui veut, possède, rejette ou fuit.
Attentif au fréquent retour de ces paroles exprimant des
pensées différentes dans une syntaxe invariable, je notais peu à peu leur
signification, et dressant ma langue à les articuler, je m’en servis enfin pour
énoncer mes volontés. Et je parvins ainsi à pratiquer l’échange des signes
expressifs de nos sentiments, et j’entrai plus avant dans l’orageuse société de
la vie humaine, sous l’autorité de mes parents et la conduite des hommes plus
âgés.
AVERSION
POUR L’ÉTUDE ; HORREUR DES CHATIMENTS
14 O Dieu, mon Dieu, quelles misères, quelles
déceptions n’ai-je pas subies, à cet âge, où l’on ne me proposait d’autre règle
de bien vivre qu’une docile attention aux conseils de faire fortune dans le
siècle, et d’exceller dans cette science verbeuse, servile instrument de
l’ambition et de la cupidité des hommes. Puis je fus livré à l’école pour
apprendre les lettres; malheureux, je n’en voyais pas l’utilité, et pourtant ma
paresse était châtiée. On le trouvait bon; nos devanciers dans la vie nous
avaient préparé ces sentiers d’angoisses qu’il fallait traverser; surcroît de
labeur et de souffrance pour les enfants d’Adam.
Nous trouvâmes alors, Seigneur, des hommes qui vous
priaient, et d’eux nous apprîmes à sentir, autant qu’il nous était possible, que
vous étiez Quelqu’un de grand, qui pouviez, sans apparaître à nos sens, nous
exaucer et nous secourir. Tout enfant, je vous priais, comme mon refuge et mon
asile, et, à vous invoquer, je rompais les liens de ma langue, et je vous
priais, tout petit, avec grande ferveur, afin de n’être point battu à l’école.
Et quand, pour mon bien, vous ne m’écoutiez pas (Ps XXI, 3), tous, jusqu’à mes
parents si éloignés de me vouloir la moindre peine, se riaient de mes férules,
ma grande et griève peine d’alors.
15. Seigneur, où est le coeur magnanime, s’il en est un
seul? car je ne parle pas de l’insensibilité stupide; où est le coeur dont
l’amour vous enlace d’une assez forte étreinte pour ne plus jeter qu’un oeil
indifférent sur ces appareils sinistres, chevalets, ongles de fer, cruels
instruments de mort, dont l’effroi élève vers vous des supplications
universelles qui les conjurent? Où est ce coeur? Et pourrait-il pousser
l’héroïsme du dédain, jusqu’à rire de l’épouvante d’autrui, comme mes parents
riaient des châtiments que m’infligeait un maître? Car je ne les redoutais. pas
moins, et je ne vous priais pas moins de me les éviter; et je péchais toutefois,
faute d’écrire, de lire, d’apprendre autant qu’on l’exigeait de moi.
Je ne manquais pas, Seigneur, de mémoire ou de vivacité
d’esprit; votre bonté m’en avait assez libéralement doté pour cet âge. Seulement
j’aimais à jouer, et j’étais puni par qui faisait de même; mais les jeux des
hommes s’appellent affaires, et ils punissent ceux des enfants, et personne n’a
pitié ni des enfants, ni des hommes. Un juge équitable pourrait-il cependant
approuver qu’un enfant fût châtié pour se laisser détourner, par le jeu de
paume, d’une étude qui sera plus tard entre ses mains (367) un jeu moins
innocent? Et que faisait donc celui qui me battait? Une misérable dispute, où il
était vaincu par un collègue, le pénétrait de plus amers dépits que je n’en
éprouvais à perdre une partie de paume contre un camarade.
AMOUR DU
JEU
16. Et néanmoins je péchais, Seigneur mon Dieu,
ordonnateur et créateur de toutes choses naturelles, sauf les péchés dont vous
n’êtes que régulateur; Seigneur mon Dieu, je péchais en désobéissant à des
parents, à des maîtres; car je pouvais bien user dans la suite de ces
connaissances qu’on m’imposait n’importe à quelle intention. Ce n’était pas
meilleur choix qui me rendait désobéissant, c’était l’amour du jeu; j’aimais
toutes les vanités du combat et de la victoire ; et les récits fabuleux qui,
chatouillant mon oreille, y provoquaient de plus vives démangeaisons; et ma
curiosité soulevée chaque jour, et débordant de mes yeux, m’entraînait aux
spectacles et aux jeux qui divertissent les hommes. Que désirent donc toutefois
ces magistrats pour leurs enfants, sinon la survivance des dignités qui les
appellent à présider les jeux? Et ils veulent qu’on les châtie, si ce plaisir
les détourne d’études, qui, de leur aveu, doivent conduire leurs fils à ce
frivole honneur. Regardez tout cela, Seigneur, avec miséricorde; délivrez-nous,
nous qui vous invoquons; délivrez aussi ceux qui ne vous invoquent pas encore,
pour qu’ils vous invoquent et soient délivrés.
MALADE,
IL DEMANDE LE BAPTÊME
17. J’avais ouï parler, dès le berceau, de la vie
éternelle qui nous est promise par l’humilité du Seigneur notre Dieu, abaissé
jusqu’à notre orgueil; et j’étais marqué du signe de sa croix, assaisonné du sel
divin, dès ma sortie du sein de ma mère, qui a beaucoup espéré en vous.
Vous savez, Seigneur, qu’étant encore enfant, surpris un
jour d’une violente oppression d’estomac, j’allais mourir; vous savez, mon Dieu,
vous qui étiez déjà mon gardien, de quel élan de coeur, de quelle foi je
demandai le baptême de votre Christ, mon Dieu et Seigneur, à la piété de ma mère
et de notre mère commune, votre Eglise. Et déjà, dans son trouble, celle dont le
chaste coeur concevait avec plus d’amour encore l’enfantement de mon salut
éternel en votre foi, la mère de ma chair, appelait à la hâte mon initiation aux
sacrements salutaires, où j’allais être lavé, en vous confessant, Seigneur
Jésus, pour la rémission des péchés, quand soudain je me sentis soulagé. Ainsi
fut différée ma purification, comme si je dusse nécessairement me souiller de
nouveau en recouvrant la vie; on craignait de moi une rechute dans la fange de
mes péchés, plus grave et plus dangereuse au sortir du bain céleste.
Ainsi, déjà, je croyais, et ma mère croyait, et toute la
maison, mon père excepté, qui pourtant ne put jamais abolir en moi les droits de
la piété maternelle, ni me détourner de croire en Jésus-Christ, lui qui n’y
croyait pas encore. Elle n’oubliait rien pour que vous me fussiez un père, mon
Dieu, plutôt que lui, et ici vous l’aidiez à l’emporter sur son mari, à qui,
toute supérieure qu’elle fût, elle obéissait, parce qu’en cela elle obéissait à
vos ordres.
18. Pardon, mon Dieu, je voudrais savoir, si vous le
voulez, par quel conseil mon baptême a été différé. Est-ce pour mon bien que les
rênes furent ainsi lâchées à mes instincts pervers? Ou me trompé-je? Mais d’où
vient que sans cesse ce mot nous frappe l’oreille: Laissez-le, laissez-le faire;
il n’est pas encore baptisé? Et pourtant, s’agit-il de la santé du corps, on ne
dit pas : Laissez-le se blesser davantage, car il n’est pas encore guéri.
Oh ! que n’ai-je obtenu cette guérison prompte! Que
n’ai-je, avec le concours des miens, placé la santé de mon âme sous la tutelle
de votre grâce qui me l’eût rendue! Mieux eût valu. Mais quels flots, quels
orages de tentations se levaient sur ma jeunesse! Ma mère les voyait; et elle
aimait mieux livrer le limon informe à leurs épreuves que l’image divine à leurs
profanations.
DIEU
TOURNAIT A SON PROFIT L’IMPRÉVOYANCE
MÊME QUI DIRIGEAIT SES ÉTUDES
49. Ainsi, à cet âge même, que l’on redoutait moins pour
moi que l’adolescence, je n’aimais point l’étude; je haïssais d’y être
contraint, et (368) l’on m’y contraignait, et il m’en advenait bien : je n’eusse
rien appris sans contrainte ? mais moi je faisais mal; car faire à contrecœur
quelque chose de bon n’est pas bien faire. Et ceux même qui me forçaient à
l’étude ne faisaient pas bien; mais bien m’en advenait par vous, mon Dieu. Eux
ne voyaient pour moi, dans ce qu’ils me pressaient d’apprendre, qu’un moyen
d’assouvir l’insatiable convoitise de cette opulence qui n’est que misère, de
cette gloire qui n’est qu’infamie.
Mais vous, « qui savez le compte des cheveux de notre
tête » (Mt. X, 30) ; vous tourniez leur erreur à mon profit, et ma paresse, au
châtiment que je méritais, si petit enfant, si grand pécheur. Ainsi, du mal
qu’ils faisaient, vous tiriez mon bien, et de mes péchés, ma juste rétribution.
Car vous avez ordonné, et il est ainsi, que tout esprit qui n’est pas dans
l’ordre soit sa peine à lui-même.
VANITÉ
DES FICTIONS POÉTIQUES QU’IL AIMAIT
20. Mais d’où venait mon aversion pour la langue
grecque, exercice de mes premières années? C’est ce que je ne puis encore
pénétrer. J’étais passionné pour la latine, telle que l’enseignent, non les
premiers maîtres, mais ceux que l’on appelle grammairiens; car ces éléments, où
l’on apprend à lire, écrire, compter, ne me donnaient pas moins d’ennuis et de
tourments que toutes mes études grecques. Et d’où venait ce dégoût, sinon du
péché et de la vanité de la vie? J’étais chair, esprit absent de lui-même et ne
sachant plus y rentrer (Ps. LXXVII, 39). Plus certaines et meilleures étaient
ces premières leçons qui m’ont donné la faculté de lire ce qui me tombe sous les
yeux, d’écrire ce qu’il me plaît, que celles où j’apprenais de force les courses
errantes de je ne sais quel Enée, oublieux de mes propres erreurs, et gémissant
sur la mort de Didon, qui se tue par amour, quand je n’avais pas une larme pour
déplorer, ô mon Dieu, ô ma vie, cette mort de mon âme que ces jeux j emportaient
loin de vous.
21. Eh! quoi de plus misérable qu’un malheureux sans
miséricorde pour lui-même, pleurant Didon, morte pour aimer Enée, et ne se
pleurant pas, lui qui meurt faute de vous aimer! O Dieu, lumière de mon coeur,
pain de la bouche intérieure de mon âme, vertu fécondante de mon intelligence,
époux de ma pensée, je ne vous aimais pas; je vous étais infidèle, et mon
infidélité entendait de toutes parts cette voix : « Courage ! courage! » car
l’amour de ce monde est un divorce adultère d’avec vous. Courage! courage! dit
cette voix, pour faire rougir, si l’on n’est pas homme comme un autre. Et ce
n’est pas ma misère que je pleurais; je pleurais Didon « expirée, livrant au fil
du glaive sa destinée dernière Enéide » (VI, 456), quand je me livrais moi-même
à vos dernières créatures au lieu de vous, terre retournant à la terre. Cette
lecture m’était-elle interdite, je souffrais de ne pas lire ce qui me faisait
souffrir. Telles folies passent pour études plus nobles et plus fécondes que
celle qui m’apprit à lire et à écrire.
22. Mais qu’aujourd’hui, mon Dieu, votre vérité me dise
et crie dans mon âme : Il n’en est pas ainsi! il n’en est pas ainsi! Ces
premiers enseignements sont bien les meilleurs. Car me voici tout prêt à oublier
les aventures d’Enée et fables pareilles, plutôt que l’art d’écrire et de lire.
Des voiles, sans doute, pendent au seuil des écoles de grammaire; mais ils
couvrent moins la profondeur d’un mystère que la vanité d’une erreur.
Qu’ils se récrient donc contre moi, ces maîtres insensés!
Je ne les crains plus, à cette heure où je vous confesse, ô mon Dieu, toutes les
pensées de mon âme et me plais à marquer l’égarement de mes voies, afin d’aimer
la rectitude des vôtres. Qu’ils se récrient contre moi, vendeurs ou acheteurs de
grammaire! Je leur demande s’il est vrai qu’Enée soit autrefois venu à Carthage,
comme le poète l’atteste; et les moins instruits l’ignorent, les plus savants le
nient. Mais si je demande par quelles lettres s’écrit le nom d’Enée, tous ceux
qui savent lire me répondront vrai, selon la convention et l’usage qui ont,
parmi les hommes, déterminé ces signes. Et si je demande encore quel oubli
serait le plus funeste à la vie humaine, l’oubli de l’art de lire et d’écrire,
ou celui de ces fictions poétiques, qui ne prévoit la réponse de quiconque ne
s’est pas oublié lui-même?
Je péchais donc enfant, en préférant ainsi la vanité à
l’utile; ou plutôt je haïssais l’utile et j’aimais la vanité. « Un et un sont
deux, deux et deux quatre, » était pour moi une odieuse chanson; et je ne savais
pas de plus (369) beau spectacle qu’un fantôme de cheval de bois rempli d’hommes
armés, que l’incendie de Troie et l’ombre de Créuse (Enéide, II).
SON
AVERSION POUR LA LANGUE GRECQUE
23. Pourquoi donc haïssais-je ainsi la langue grecque,
pleine de ces fables? Car Homère excelle à ourdir telles fictions. Doux menteur,
il était toutefois amer à mon enfance. Je crois bien qu’il en est ainsi de
Virgile pour les jeunes Grecs, contraints de l’apprendre avec autant de
difficulté que j ‘apprenais leur poète.
La difficulté d’apprendre cette langue étrangère
assaisonnait de fiel la douce saveur des fables grecques. Pas un mot qui me fût
connu; et puis, des menaces terribles de châtiments pour me forcer d’apprendre.
J’ignorais de même le latin au berceau ; et cependant, par simple attention,
sans crainte, ni tourment, je l’avais appris, dans les embrassements de mes
nourrices, les joyeuses agaceries, les riantes caresses.
Ainsi je l’appris sans être pressé du poids menaçant de la
peine, sollicité seulement par mon âme en travail de ses conceptions, et qui ne
pouvait rien enfanter qu’à l’aide des paroles retenues, sans leçons, à les
entendre de la bouche des autres, dont l’oreille recevait les premières
confidences de mes impressions. Preuve qu’en cette étude une nécessité craintive
est un précepteur moins puissant qu’une libre curiosité. Mais l’une contient les
flottants caprices de l’autre,, grâce à vos lois, mon Dieu, vos lois qui depuis
la férule de l’école jusqu’à l’épreuve du martyre, nous abreuvant d’amertumes
salutaires, savent nous rappeler à vous, loin du charme empoisonneur qui nous
avait retirés de vous.
PRIÈRE
24. Exaucez, Seigneur, ma prière; que mon âme ne
défaille pas sous votre discipline; et que je ne défaille pas à vous confesser
vos miséricordes qui m’ont retiré de toutes mes déplorables voies! Soyez-moi
plus doux que les séductions qui m’égaraient! Que je vous aime fortement, et que
j’embrasse votre main de toute mon âme, pour que vous me sauviez de toute
tentation jusqu’à la fin.
Et n’êtes-vous pas, Seigneur, mon roi et mon Dieu? Que tout
ce que mon enfance apprit d’utile, vous serve ; si je parle, si j’écris, si je
lis, si je compte, que tout en moi vous serve; car, au temps où j’apprenais des
choses vaines, vous me donniez la discipline, et vous m’avez enfin remis les
péchés de ma complaisance dans les vanités. Ce n’est point que ces folies ne
m’aient laissé le souvenir de plusieurs mots utiles; souvenir que l’on pourrait
devoir à des lectures moins frivoles, et qui ne sèmeraient aucun piège sous les
pas des enfants.
CONTRE
LES FABLES IMPUDIQUES
25. Mais, malheur à toi, torrent de la coutume! Qui te
résistera? Ne seras-tu jamais à sec? Jusques à quand rouleras-tu les fils d’Eve
dans cette profonde et terrible mer, que traversent à grand’peine les passagers
de la croix? Ne m’as-tu pas montré Jupiter tout à la fois tonnant et adultère?
Il ne pouvait être l’un et l’autre; mais on voulait autoriser l’imitation d’un
véritable adultère par la fiction d’un ton. nerre menteur. Est-il un seul de ces
maîtres fièrement drapés dont l’oreille soit assez à jeun pour entendre ce cri
de vérité qui part d’un homme sorti de la poussière de leurs écoles : «
Inventions d’Homère! Il humanise « les dieux! Il eût mieux fait de diviniser les
« hommes (Cicér. Tuscul. 1)! » Mais la vérité, c’est que le poète, dans ses
fictions, assimilait aux dieux les hommes criminels, afin que le crime cessât de
passer pour crime, et qu’en le commettant, on parût imiter non plus les hommes
de perdition, mais les dieux du ciel.
26. Et néanmoins, ô torrent d’enfer! en toi se plongent
les enfants des hommes; ils rétribuent de telles leçons; ils les honorent de la
publicité du forum; elles sont professées à la face des lois qui, aux
récompenses privées, ajoutent le salaire public; et tu roules tes cailloux avec
fracas, en criant: Ici l’on apprend la langue; ici l’on acquiert l’éloquence
nécessaire à développer et à persuader sa pensée. N’aurions-nous donc jamais su
« pluie d’or, « sein de femme, déception, voûtes célestes » et semblables mots
du même passage, si Térence n’eût amené sur la scène un jeune débauché se
proposant Jupiter pour modèle d’impudicité, (370) charmé de voir en peinture,
sur une muraille, « comment le dieu verse une pluie d’or dans le sein de Danaé
et trompe cette femme.» Voyez donc comme il s’anime à la débauche sur ce divin
exemple. « Eh! quel Dieu encore! s’écrie-t-il; Celui qui fait trembler de son
tonnerre la voûte profonde des cieux. Pygmée que je suis, j’aurais honte de
l’imiter! Non, non! je l’ai imité et de grand cœur » (Térenc. Eunuc. Act. 3,
scèn.5).
Ces impuretés ne nous aident en rien à retenir telles
paroles, mais ces paroles enhardissent l’impureté. Je n’accuse pas les paroles,
vases précieux et choisis, mais le vin de l’erreur que nous y versaient des
maîtres ivres. Si nous ne buvions, on nous frappait, et il ne nous était pas
permis d’en appeler à un juge sobre. Et cependant, mon Dieu, devant qui mon âme
évoque désormais ces souvenirs sans alarme, j’apprenais cela volontiers, je m’y
plaisais, malheureux! aussi étais-je appelé un enfant de grande espérance !
VANITÉ
DE SES ÉTUDES
27. Permettez-moi, mon Dieu, de parler encore de mon
intelligence, votre don; en quels délires elle s’abrutissait! Grande affaire, et
qui me troublait l’âme par l’appât de la louange, par la crainte de la honte et
des châtiments, quand il s’agissait d’exprimer les plaintes amères de Junon, «
impuissante à détourner de «l’Italie le chef des Troyens! (Enéide, I, 36-75) »
plaintes que je savais imaginaires; mais on nous forçait de nous égarer sur les
traces de ces mensonges poétiques, et de dire en libre langage ce que le poète
dit en vers. Et celui-là méritait le plus d’éloges qui, fidèle à la dignité du
personnage mis en scène, produisait un sentiment plus naïf de colère et de
douleur, ajustant à ses pensées un vêtement convenable d’expression.
Eh! à quoi bon, ô ma vraie vie, ô mon Dieu! à quoi bon cet
avantage sur la plupart de mes condisciples et rivaux, de voir mes compositions
plus applaudies? Vent et fumée que tout cela! N’était-il pas d’autre sujet pour
exercer mon intelligence et ma langue? Vos louanges, Seigneur, vos louanges
dictées par vos Ecritures mêmes, eussent soutenu le pampre pliant de mon coeur.
Il n’eût pas été emporté dans le vague des bagatelles, triste proie des oiseaux
sinistres; car il est plus d’une manière de sacrifier aux anges prévaricateurs.
HOMMES
PLUS FIDÈLES AUX LOIS DE LA GRAMMAIRE
QU’AUX COMMANDEMENTS DE DIEU
28. Eh! quelle merveille que je me dissipasse ainsi dans
les vanités, et que, loin de vous, mon Dieu, je me répandisse au dehors, quand
on me proposait pour modèles des hommes qui rappelant d’eux-mêmes quelque bonne
action, rougissaient d’être repris d’un barbarisme ou d’un solécisme échappé; et
qui, déployant, au récit de leurs débauches, toutes les richesses d’une
élocution nombreuse, exacte et choisie, se glorifiaient des applaudissements?
Vous voyez cela, Seigneur, et vous vous taisez, « patient,
miséricordieux et vrai (Ps. LXXXV, 15). » Vous tairez-vous donc toujours? Mais
à cette heure même vous retirez de ce dévorant abîme l’âme qui vous cherche,
altérée de vos délices; celui dont le coeur vous dit : « J’ai cherché votre
visage; votre visage, Seigneur, je le chercherai toujours » (Ps XXVI, 8). On en
est loin dans les ténèbres des passions. Ce n’est point le pied, ce n’est point
l’espace qui nous éloigne de vous, qui nous ramène à vous. Et le plus jeune de
vos fils a-t-il donc pris un cheval, un char, un vaisseau, s’est-il envolé sur
des ailes visibles, s’est-il dérobé d’un pas agile, pour livrer en pays lointain
aux prodigalités de sa vie ce qu’il avait reçu de vous au départ? Père tendre,
qui lui aviez tout donné alors, plus tendre encore à la détresse de son retour
(Luc XV, 12-32). Mais non, c’est l’entraînement de la passion qui nous jette
dans les ténèbres, et loin de votre face.
29. Voyez, Seigneur mon Dieu, dans votre inaltérable
patience, voyez avec quelle fidélité les enfants des hommes observent le pacte
grammatical qu’ils ont reçu de leurs devanciers dans le langage, avec quelle
négligence ils se dérobent au pacte éternel de leur salut qu’ils ont reçu de
vous. Et si un homme qui possède ou enseigne cette antique législation des sons,
oublie, contrairement aux règles, l’aspiration de la première syllabe, en disant
« omme », il blesse plus les autres que si, au mépris de vos commandements, il
haïssait l’homme, son frère; comme si l’ennemi le plus funeste était plus
funeste à l’homme que la haine même qui le soulève; comme si le persécuteur
ravageait autrui plus qu’il ne ravage son propre coeur ouvert à la haine.
Et certes, cette science des lettres n’est pas plus
intérieure que la conscience écrite de ne pas faire au prochain ce qu’on n’en
voudrait pas souffrir. Oh! que vous êtes secret, habitant des hauteurs dans le
silence! ô Dieu, seul grand, dont l’infatigable loi sème les cécités vengeresses
sur les passions illégitimes! Cet homme aspire à la renommée de l’éloquence; il
est debout devant un homme qui juge, en présence d’une foule d’hommes; il
s’acharne sur son ennemi avec la plus cruelle animosité, merveilleusement
attentif à éviter toute erreur de langage, à ne pas dire: « Entre aux hommes;
»et il ne se tient pas en garde contre la fureur de son âme qui l’entraîne à
supprimer un homme « d’entre les hommes. »
FAUTES
DES ENFANTS, VICES DES HOMMES
30. J’étais exposé, malheureux enfant, sur le seuil de
cette morale ; c’était l’apprentissage des tristes combats que je devais
combattre; jaloux, déjà, d’éviter un barbarisme, et non l’envie qu’une telle
faute m’inspirait contre qui n’en faisait pas. Je reconnais et confesse devant
vous, mon Dieu, ces faiblesses qui me faisaient louer de ces hommes. Leur plaire
était alors pour moi le bien-vivre ; car je ne voyais pas ce gouffre de honte où
je plongeais loin de votre regard. Etait-il donc rien de plus impur que moi?
Jusque-là, qu’abusant par mille mensonges, un précepteur, des maîtres, des
parents, épris eux-mêmes de ces vanités, je les offensais par mon amour du jeu,
ma passion des spectacles frivoles, mon ardeur inquiète à imiter ces bagatelles.
Je dérobais aussi au cellier, à la table de mes parents,
soit pour obéir à l’impérieuse gourmandise, soit pour avoir à donner aux enfants
qui me vendaient le plaisir que nous trouvions à jouer ensemble. Et au jeu même,
vaincu par le désir d’une vaine supériorité, j’usurpais souvent de déloyales
victoires. Mais quelle était mon impatience et la violence de mes reproches, si
je découvrais qu’on me trompât, comme je trompais les autres! Pris sur le fait à
mon tour, et accusé, loin de céder, j ‘entrais en fureur.
Est-ce donc là l’innocence du premier âge ? Il n’en est
pas, Seigneur, il n’en est pas; pardonnez-moi, mon Dieu. Aujourd’hui précepteur,
maître, noix, balle, oiseau; demain magistrats, rois, trésors, domaines,
esclaves; c’est tout un, grossissant au flot successif des années, comme aux
férules succèdent les supplices. C’est donc l’image de l’humilité, que vous avez
aimée dans la faiblesse corporelle de l’enfance, ô notre roi, lorsque vous avez
dit:
« Le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent »
(Mt. XIX, 14).
IL REND
GRACES A DIEU DES DONS QU’IL A REÇUS
DE LUI DANS SON ENFANCE
31. Et cependant, Seigneur, à vous créateur et
conservateur de l’univers, tout-puissant et tout bon, à vous notre Dieu, grâces
soient rendues, ne m’eussiez-vous donné que d’être enfant! Car dès lors même,
j’avais l’être, et havie, et le sentiment; et je veillais à préserver cet
ensemble de tout moi-même, ce dessin de l’unité si cachée par qui j’étais ; je
gardais par le sens intérieur l’intégrité de tous mes sens, et dans cette
petitesse d’existence, dans cette petitesse de pensées, j’aimais la vérité. Je
ne voulais pas être trompé; ma mémoire était forte; mon élocution polie;
l’amitié me charmait; je fuyais la douleur, la honte, l’ignorance. Quelle
admirable merveille qu’un tel animal !
Tout cela, don de mon Dieu! Je ne me suis moi-même rien
donné. Tout cela est bon et moi-même, qui suis tout cela. Donc celui qui m’a
fait est bon, et lui-même est mon bien; et l’élan de mon coeur lui rend hommage
de tous ces biens répandus sur mes premières années. Or je péchais; car ce
n’était point en lui, mais dans ses créatures, les autres et moi, que je
cherchais plaisirs, grandeurs et vérités, me précipitant ainsi dans la douleur,
la confusion, l’erreur. Grâces à vous, mes délices, ma gloire, ma confiance, mon
Dieu! Grâces à vous de tous vos dons! Mais conservez-les-moi; car ainsi vous me
conserverez moi-même; et tout ce que vous m’avez donné aura croissance et
perfection; et je serai avec vous, puisque c’est vous qui m’avez donné d’être.
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