Table
Ils étaient trois de Sienne –Les voix et le soleil – La maison Taïgi – Derrière l’histoire
– L’ange de Rome – Le martyre de la renommée – Elle triompha des vainqueurs
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" Le saint est mort ! " La nouvelle explose dès
les premières heures de la nuit, par des
bandes
de jeunes garçons de la rue des " Serpenti " ; elle s’infiltre dans toutes les
petites rues, à travers les ruelles du quartier " des Monts ", arrive dans les
buvettes, grimpe sur tous les balcons, déborde d’une place à l’autre, jusqu’aux
confins de la périphérie de Rome. Puis, de la périphérie au centre, en un rien
de temps, ce fut un fourmillement de nobles, de pauvres, d’artisans, de prêtres,
de soldats, de commerçants, qui affluent vers le quartier " des Monts "
rejoignent la foule accourue de partout, à travers la ville, à travers le
quartier. On circule toute la nuit, sur la rue des " Serpenti " ; on y circule
le jour et la nuit qui suivirent, jusqu’à ce que la dépouille mortelle de
Benoit-Joseph Labre, la dépouille du saint, soit transportée dans l’église
de Sainte-Marie-des-Monts, pour l’ensevelissement. Un cortège funèbre des plus
imposants, suivra la dépouille ; les Romains n’en ont jamais vu de semblable, si
ce n’est celui auquel ils avaient pris part lors de la sépulture de saint
Philippe Néri.
Benoit-Joseph Labre était, depuis longtemps,
une personnage familier et apprécié des romains, de ceux surtout qui habitaient
ce vieux quartier alors le plus populeux et le plus pauvre de la ville. Pas un
homme, pas une femme, pas un enfant qui ne le connut pas, aux Monts, pour
l’avoir vu presque tous les jours, encore jeune cependant, courbé sous la
souffrance et par les privations, maigre comme un ermite et vêtu de haillons, se
traîner dans les venelles, se hâter vers cette église qui conserverait sa
dépouille.
Benoit-Joseph Labre était né, 35 ans
auparavant, dans un petit village de campagne perdu dans on ne sait quelle
contrée de la France. Rapidement, il avait voué sa vie à la pénitence et aux
pèlerinages dé-ci, dé-là, dans les routes interminables de France, de Suisse,
d’Espagne, d’Allemagne. Il s’adonna à cette pratique, jusqu’à l’épuisement de
ses forces ; se traînant les pieds, il s’est oriente vers l’Italie, a traversé
le pays par bien des chemins peu connus, et il a fini par atteindre Rome où,
depuis lors, il avait passé ses journées à prier dans l’une ou l’autre des
nombreuses églises, dans celle de Sainte-Marie-des-Monts qu’il affectionnait de
façon particulière. Il avait passé ses nuits sous l’escalier d’une mansarde,
sous les murs du Quirinal ou un arc quelconque du Colisée.
C’est précisément, en sortant de l’église de
Sainte-Marie-des-Monts que, le 16 avril 1783, Benoit-Joseph Labre s’affaisse
mourant, sur les marches de pierre de la façade de cette église. Quelqu’un
accourt immédiatement, quelqu’un s’offre à le transporter dans sa maison, à le
déposer sur une paillasse, rue des Serpents. Mais le saint agonisait dans un
état irrémédiable et il mourut à 8 heures du soir. La nouvelle se répandit dans
la rue, par la fenêtre, et les bambins cessèrent alors leur vacarme habituel du
soir, pour se faire les hérauts de la nouvelle sensationnelle qui s’est vite
répandue dans les quartiers, dans presque toute la ville : " Le saint est mort !
le saint est mort ! "
Dans l’intervalle, on s’affairait à préparer le
grand pèlerinage qu’occasionnerait l’inhumation du pénitent. Il se trouva
quelqu’un pour dire que ce pauvre devait être nettoyé, revêtu et bien disposé,
comme la piété l’exige en pareille circonstance. On suggéra le nom de Santa
Giannetti, une pauvre mais brave domestique, habituée à ce genre d’actes de
charité. Elle habitait à quelques pas de là, dans la rue " delle Vergini ". Il
s’agissait de la faire demander.
Ils y allèrent ; et elle vint, accompagnée
d’une jeune fille admirable, sa fille Anne Marie, âgée de quatorze ans, aux
vêtements délicats et élégants pour autant. A l’observer de plus près, on
remarquait sur son visage, les séquelles, caractéristiques de la variole.
Anne-Marie se tenait à l’écart, pour permettre
à sa mère d’accomplir sa tâche. La maman enleva pieusement les haillons de ce
corps consumé par les maladies et les mortifications, le lava avec l’aide de
l’abbé Marchesi, lui mit des vêtements propres et le revêtit de la bure de la
Compagnie de Notre-Dame-des-Neiges, avec lequel il fut ensuite enseveli.
Santa Giannetti et sa fille Anne-Marie
n’étaient pas originaires de Rome ; comme Joseph-Benoit, elles venaient de
l’extérieur, mais pas d’aussi loin que le saint pénitent français. Les deux
cents kilomètres de chemin à parcourir pour en arriver à ce vieux quartier
bruyant et misérable, elles les avaient tous, l’un après l’autre, parcourus à
pied.
Elles venaient de Sienne où elles avaient
habité une maison beaucoup plus accueillante que celle qui les hébergeait, rue
" delle Vergini ". Leur existence était aussi beaucoup moins misérable, si on en
juge par les contraintes de la vie qui était la leur, à ce moment-là.
À Sienne, le vieux Pierre Giannetti en était
venu à se pourvoir d’une pharmacie de premier ordre. Il dut y investir des
heures, des années de travail, des années d’épargne, pour en arriver, à la fin,
à mettre la main sur une boutique parmi les plus belles de Sienne et de toute la
Toscane. Des clients affluaient de partout, quand les médecins, dans les cas les
plus compliqués, prescrivaient des potions et des liniments spéciaux qui
dépassaient les prescriptions banales de la pharmacopée d’usage commun.
Louis Giannetti, le fils du pharmacien et
pharmacien lui-même, hérita, à la mort de son père, d’un nom honorable, d’une
fortune des plus enviables. Malheureusement, il n’avait pas comme son père, le
tempérament discipliné, le sens de l’épargne, l’aptitude à ne pas compter les
heures de travail. Dans l’espace de quelques années, il accumula des dettes qui
finirent par lui rendre la vie impossible ; il en vint à la faillite.
Avec son peu de jugement, sa bonhomie
extravagante, sa naïve prodigalité, le pire malheur lui arriva, celui
d’entraîner dans la misère sa propre existence, celle de sa femme Santa,
siennoise comme lui, son unique fillette qui lui était née six mois plus tôt, le
20 mai 1769, dans la belle maison de la rue " San Martine ", et avait été
baptisée dés le lendemain, dans l’église paroissiale Saint-Jean-Baptiste, avec
les noms : Anne-Marie, Antonia, Gesualda.
Cette même année 1769 qui avait vu naître
Anne-Marie, avait aussi vu naître à Ajaccio, dans l’île de Corse, le
" protagoniste exceptionnel de l’histoire ", celui qui déciderait, d’une façon
tragique, de la vie et de la mort de la moitié de l’Europe. Les chroniqueurs de
l’époque qui ne possédaient pas les vertus des prophètes, ne pouvaient prévoir
ni annoncer les événements futurs, sur un ton apocalyptique.
Anne-Marie et Napoléon, nés la même année, sont
des êtres humains, des créatures bien distinctes, aux destinées totalement
différentes. Les desseins impénétrables de Dieu les feront se rencontrer dans le
même sillon de l’histoire. Appelés à se rapprocher, l’un de l’autre, ils firent
la preuve d’attitudes opposées à l’égard du pontife romain.
Elle avait grandi comme un ange, la fillette de
Louis et de Santa Giannetti. Qui la voyait circuler dans les rues de Sienne, la
petite-main dans la main délicate de sa maman, ne pouvait que s’arrêter pour
l’admirer. " On la dirait fille d’un prince, non celle du pharmacien désaxé "
disaient des gens émerveillés de la douceur, de la beauté des traits de son
visage.
Anne-Marie n’était pas splendide que par les
traits de son visage ; depuis sa tendre enfance, sa maman alimentait en elle la
flamme la plus pure de l’amour de Dieu, l’enrichissait intérieurement, en
modelant son caractère, en lui inculquant le sens du devoir, de la
responsabilité, en l’amenant à agir sérieusement, sans porter atteinte à sa
joie, à la vivacité débordante dont elle a toujours fait preuve.
Puis, vint la déchéance économique, la famine à
la maison, le découragement de papa Louis au dehors, face à la torture de ne
pouvoir se soustraire à la chasse de trop de créanciers qui le harcelaient sans
relâche, ne lui donnaient pas le temps et les moyens de se mettre lui-même en
chasse, comme il l’aurait voulu, contre ses nombreux débiteurs. En somme, en peu
de mois, le sol de Sienne brûla à un point tel, sous les pieds des Giannetti,
qu’il ne leur restait qu’une alternative, celle de fuir.
Mais une fuite lointaine, sous d’autres cieux,
parmi des gens inconnus, pouvait-elle faire oublier le souvenir amer de la
tranquille aisance perdue ? Quitter pour Florence, Livourne, Pise, Lucques,
Arezzo, était trop proche ; il fallait aller plus loin, encore plus loin : à
Rome !
En 1775, de longues colonnes de pèlerins venant
du nord de la péninsule et de toutes les parties de la vieille Europe
empruntaient les routes de Toscane et se déplaçaient vers Rome. Le pape Pie VI
avait inauguré son pontificat solennellement, en ouvrant la porte sainte de la
basilique Saint-Pierre ; l’avantage de gagner les indulgences de l’Année Sainte
était offert.
Le conclave avait duré cinq mois, des mois
éternellement longs qui témoignaient des incertitudes dramatiques de cette
douloureuse époque. À la fin, à l’annonce que le cardinal Braschi était élu
pape, le peuple romain avait donné libre cours à une joie irrésistible ; elle
débordait jour et nuit, en festivités d’une ardeur irrépressible.
" Vive le pape Braschi, vive Pie VI ". Toutes
les rues de Rome faisaient des souhaits à l’homme extraordinaire que chacun, du
prince au simple palefrenier, connaissait, estimait, aimait, parce qu’il était
doux autant qu’énergique, rempli de sollicitude autant que de dignité.
Peu de temps après l’inauguration de l’Année
Sainte, le peuple romain, de l’intérieur, s’efforçait de rendre la vie très
intéressante aux foules de pèlerins. Et pendant que d’un côté, les autorités
assuraient le ravitaillement des magasins pour qu’en aucun temps, on ne soit
privé de denrées alimentaires, d’un autre côté, elles avaient recours à des
mesures très énergiques, dans le but de dissuader les exploiteurs possibles, de
les amener à mettre un frein à leur trop grande avidité. Elles tentaient de les
maintenir au niveau de la nécessité ; des groupes de citoyens volontaires
attendaient les colonnes de pèlerins au débouché des grandes routes, pour les
conduire dans de bons logements. On pourvoyait à leurs besoins, toute la durée
de leur séjour à Rome. Et ce ne fut pas une mince organisation, si on pense
qu’en cette année et en ces moments, comme l’attestent les chroniqueurs d’alors,
le nombre de pèlerins s’élevait à 280,000. La plupart, venus et retournés à
pied.
Au nombre des 280,000 pèlerins, figuraient
trois fugitifs animés par une motivation secondaire. Il s’agit de Louis, Santa
et Anne-Marie Giannetti qui, se faufilant à travers un groupe d’étrangers, aux
premières lueurs de l’aube, tentent d’éviter tout soupçon parmi les Siennois.
Ils apportent très peu de choses ; un baluchon et rien en poche. Ils font une
halte à Radicofani et, de là, poursuivent leur route par Acquapendente, Bolsena,
Montefiacano, Viterbe ; des jours et des jours de marche éreintante sur les
bords d’une interminable route où se meuvent dans la poussière, le père en
avant, la mère derrière, avec la fillette de 6 ans à sa charge, agrippée par la
main à son vêtement. Ils se trouvèrent enfin réunis aux portes de Rome, où ils
furent mis sous la protection d’un groupe de citoyens qui, en un tour de main,
avaient résolu pour eux, comme pour les autres pèlerins, leurs problèmes, à
commencer par celui du logement, un problème qui, à première vue, semble
insoluble à quiconque arrive, inconnu et privé de tous moyens, dans une ville
immense et ignorée.
Pour Anne-Marie, le problème des problèmes
était unique, à ce moment : s’arrêter, fermer les yeux et dormir. La petite
avait atteint Rome littéralement brisée de fatigue, les cheveux blanchis par la
poussière, les souliers percés, les pieds ensanglantés. Elle ne vit rien de la
grande ville, rien de ses monuments fascinants et de ses rues joyeuses d’un
monde aimable et rieur. Elle vit enfin une petite porte basse dans la via " delle
Vergini " et un petit escalier qui, dans l’ombre, de biais, menait là-haut. Elle
trouve la force de monter ce sombre escalier parce qu’elle avait deviné qu’au
dessus, un lit l’attendait. Et quand elle l’aperçut, le petit lit tellement
désiré, elle eut à peine la force de se jeter dessus. Et déjà, elle dormait d’un
sommeil profond comme elle n’en avait jamais eu.
Les jours et les semaines passèrent et le logis
de la " Via delle Vergini ", qui ne devait être qu’un refuge provisoire pour les
pèlerins, le temps de bénéficier des indulgences et de repartir, devint, pour
les Giannetti, leur logement définitif. Pour prendre racine en quelque point de
ce monde, il faut pouvoir se sauver ; et pour se sauver, il n’y a qu’à
travailler. Le raisonnement sonnait plus que logique pour maman Santa. Le papa
Louis qui avait quitté Sienne avec tout l’imbroglio que nous connaissons, ne
pensait pas autrement ; il croit à l’importance du travail mais se préoccupe
davantage de la chasse à la fortune qu’on ne saisit pas toujours comme on saisit
un papillon sur le coin des rues, pas plus à Rome et encore moins dans ce pauvre
quartier " des Monts " quand on ne sait où donner de la tête à la suite des
ennuis causés à Pierre, son père, profondément déçu de son fils.
Comme le papa Louis continue à se nourrir de
chimères, il incombe à maman Santa de gagner le véritable pain quotidien. Elle
le fit avec un sens paisible de la réalité ; de l’élégante dame qu’elle était,
elle se transforme en une infatigable domestique à temps partiel, un peu par
ici, un peu par là, auprès de cette famille-ci, de cette famille-là, afin d’y
gagner une poignée de menue monnaie qu’elle apportera le soir à la maison,
assurant ainsi sa propre subsistance, celle de son mari, et de sa fillette, au
cours de la journée qui suivra.
Santa fera davantage pour cette dernière ; en
plus de lui assurer son pain quotidien, elle se souciera de son éducation, de
son instruction. Le temps venu, elle la prend par la main et la conduit " Via
Graziosa " à l’école Sainte-Agathe. Cette école s’appelait ainsi parce qu’elle
était érigée prés de la vieille église Sainte-Agathe-des Goths, une église du
quartier des " Monts ". C’était une école très importante, florissante, renommée
dans toute la cité ; elle était le lieu d’aboutissement de plusieurs autres
écoles de garçons et de filles, détachées mais reliées à elle, dans les
différents quartiers de Rome, toutes fondées par une dame remarquable de
jugement et de vertu : Lucia Filippini, siennoise elle-même.
Cette dame avait réuni autour d’elle un groupe
de religieuses et de laïques non liées par des voeux, leur avait infusé son
enthousiasme et son engagement. Ces laïques n’étaient pas missionnaires au sens
strict ; elle les avait engagées dans la mission de soustraire à la rue les
enfants pauvres et bien d’autres, de les éduquer à une vie honnête, de les
intéresser à un métier profitable. Le menu peuple l’avait vite surnommée " la
pieuse maîtresse, la sainte institutrice " par qui s’exerçait l’action
providentielle, de Dieu.
La méthode que Lucia Filippini appliquait dans
ses écoles, en accord avec le cardinal Grégoire Barbarigo, réussissait à doser
avec une admirable sagesse le travail et la prière, la culture et la pratique
d’une vie chrétienne vécue. Les jeunes gens et les jeunes filles, leurs études
terminées, sortaient de ces écoles, avec un bagage intéressant de connaissances
et de savoir-vivre. Ils savaient lire, écrire, compter, possédaient une solide
formation spirituelle, un grand amour pour le travail, un sens profond de leurs
responsabilités, aux plans individuel, familial, social.
À l’école-mère de Sainte-Agathe où affluaient
alors les jeunes de 7 à 14 ans de toutes les parties du vieux quartier,
Anne-Marie Giannetti excellait dans la lecture ; elle sera, toute sa vie, une
lectrice acharnée. Elle apprit, avec une facilité exceptionnelle, la doctrine
chrétienne et tout ce qui a trait à la religion. On dira, plusieurs années
après, qu’elle récitait de mémoire, à merveille, les psaumes, en savait autant
qu’un curé et pouvait être un professeur dans l’intérêt de tous ; elle pouvait
enseigner à quiconque. Elle s’initia aussi aux travaux de la cuisine et à ceux
de la maison. Elle s’ingénia à séparer la soie, à l’enrouler en bobines ;
c’était un métier prometteur, à cette époque où la machine n’avait pas encore
remplacé les mains. Les usines, en effet, n’avaient pas encore liquidé
l’artisanat domestique. Par contre, elle n’eut pas le temps d’apprendre à
écrire ; la petite vérole la frappa et retarda ses études. Mais la variole, si
elle gâta l’éclat tout simple de son visage, ne réussit pas à en détruire la
beauté ; des traits délicats et de douces lignes suffirent à la lui conserver.
A 11 ans, la petite Anne-Marie entra dans la
basilique de Saint-Jean-de-Latran et elle y fut confirmée. À13 ans, elle fit sa
première communion dans l’église saint-François-de-Paule, au quartier " des
Monts ". Elle désirait ardemment et depuis longtemps se nourrir au banquet
sacré, mais il fallait alors attendre au moins jusqu’à la fin de cet âge.
À 14 ans, survint l’épisode qui devait influer
sur toute sa vie : l’événement grandiose du pèlerinage de tout Rome auprès de la
dépouille mortelle de saint Benoit-Joseph Labre.
Anne-Marie connaissait bien le " saint ", elle
avait perçu dés ses premiers contacts avec lui toute sa grandeur spirituelle.
Mais ce ne fut que devant la dépouille vénérée, à la vue de l’humble témoignage
d’amour que lui offrait sa maman accourue sans sourciller pour nettoyer ses
plaies, revêtir ses membres, qu’intervint dans le coeur de la fillette, quelque
chose de si profond, qu’elle en a été marquée pour le reste de sa vie.
Le temps qui suivit n’annonça pas d’éclaircie
dans le petit firmament de la famille Giannetti, même si ce brave homme, papa
Louis, s’était finalement décidé à se faire serviteur, en parole plus qu’en
vérité. Tout emploi qu’il trouvait, durait peu. En somme, serviteur à temps
perdu, il avait besoin, disait-il, de liberté, pour ne pas courir le risque de
se laisser passer la fortune sous le nez, le jour où elle serait à sa portée.
Maman Santa était toujours hors de la maison, à
s’éreinter là où elle était requise. Elle y trouvait cependant son
épanouissement, du matin au soir ; et les quelques sous qu’elle réussissait à
glaner, suffisaient pour nourrir chaque jour, de pain et de viande, les trois
personnes, y compris la fillette devenue grande.
Au jugement de Santa, il était temps
qu’Anne-Marie aussi se perfectionnât dans les travaux féminins. Elle serait en
mesure de la remplacer totalement, à la maison ou, bien sûr, de s’engager demain
auprès de quelqu’un, de l’aider, avec son salaire, à maintenir à flot cette
barque familiale démantibulée, qui prenait eau par tous les coins.
Ainsi, Santa Giannetti confia Anne-Marie à deux
vieilles dames laborieuses autant qu’estimées, qui avaient ouvert un modeste
ouvroir dans le but d’apprendre aux jeunes filles désireuses de s’initier aux
divers travaux qu’il importait alors de connaître, et de se rendre aptes à les
exécuter. De plus, elles faisaient participer leurs élèves aux revenus de leur
entreprise.
Anne-Marie y demeura environ six ans. Le climat
était absolument sain, j’oserais dire " spirituel ". Les deux bonnes maîtresses
savaient le susciter et le maintenir. Elle apprit à faufiler, à préparer les
repas, à confectionner des corsets, des vêtements et, finalement, des
chaussures.
Anne-Marie se jeta donc corps et âme au
travail, se souciant en même temps de son cheminement spirituel, des progrès à
réaliser dans la pratique des vertus. C’est au cours de ces années, de ses
allées et venues, de sa demeure à l’ouvroir, qu’elle eut fort à faire ; belle
comme elle était, il lui fallait se soustraire à des pièges plus ou moins
subtils, des pièges dont sont, par malheur et en tout temps, exposées les jeunes
filles du peuple des grandes villes, quand elles sont ornées de grâce et
d’amabilité. Anne-Marie était d’autant plus exposée que, à ces deux dons, s’en
ajoutait un troisième, d’attrait indiscutable : la suavité de sa douce voix
siennoise.
Anne-Marie quitta l’atelier de couture, quand
elle sut qu’elle devait se dévouer entièrement à la maison, pour permettre à sa
mère de respirer un peu, de se remettre des longues fatigues qui l’accablaient,
des chagrins continuels, des gênes économiques qui avaient fini par épuiser les
forces de la pauvre femme ; sans oublier l’étiolement de son âme, l’aigreur de
son caractère qui était pourtant si doux et si serein. Après un certain temps,
Anne-Marie en arrive à la conclusion qu’elle pourrait apporter une aide encore
plus grande à sa famille, si elle s’engageait comme fille de chambre auprès
d’une dame quelconque. En plus de ses deux bras, elle offrira à ses parents un
peu d’argent qui remédiera au malaise qui se fait sentir.
Elle en parle à sa maman qui partage sans plus
ce dessein, parce que ce qui lui pèse le plus sur l’âme, c’est la préoccupation
de devoir laisser seule, durant de longues journées, cette jeune fille bénie,
sans surveillance, sans défense, devant des assauts possibles que pouvait
provoquer sa beauté. On sait que le pollen attire les abeilles... " Mieux vaut
la savoir en sécurité dans une maison fiable " ; Santa bénit la proposition
d’Anne-Marie.
En ces jours, papa Louis était entré dans une
de ses périodes de résipiscence : il s’était mis au service, et cette fois-ci,
ça semblait sérieux, d’une dame Maria Serra Marini qui habitait au palais
Maccarini, au pied du Quirinal, du côté de la Fontaine de Trevi. Elle était une
dame dont on disait beaucoup de bien, pendant que d’autres la trouvaient
distante et sévère.
Un soir, Louis piqua une pointe à la maison et,
parlant de la pluie et du beau temps, il en vint à dire que sa patronne
cherchait une femme de chambre. Aussitôt dit, aussitôt fait, dès le lendemain
matin, Anne-Marie, parée de ses plus belles toilettes. les cheveux arrangés avec
une certaine élégance, avec l’aide de sa mère, papa Louis lui dit : " La
première impression compte pour beaucoup, ma fille ! ". Flanquée de son père,
elle fait son entrée au palais Maccarini.
La première impression eut certainement un
effet positif. La jeune fille se comporta d’une façon telle qu’elle gagna
l’estime et l’affection, difficiles à obtenir, de Donna Maria Serra Marini.
Maman Santa crut toucher le ciel du doigt et crut qu’enfin, elle se sentirait
tranquille parce que dés lors, sa fille serait bien gardée.
Malheureusement, les choses se présentèrent
bien autrement : les pièges et les assauts se multipliaient derrière les murs
sévères du palais Maccarini, et ce, peu de temps après son arrivée. Elle se
rendit compte des périls qui la menaçaient et opposa une résistance courageuse
qui s’appuyait sur les énergies que sa foi pouvait lui fournir. Elle en vint à
se convaincre que l’unique bouclier derrière lequel elle pouvait définitivement
préserver son honnêteté, était le mariage.
Ceci dit, elle comprit que le Seigneur avait
déjà mis sur son chemin, l’homme destiné à devenir le père de ses enfants. Cet
homme, un peu plus âgé qu’elle, mais pas vieux du tout, c’était Dominique Taïgi
qui venait tous les jours accomplir quelque mission de la part de ses patrons,
auprès de la Dame Maria Serra Marini. Dominique lui avait manifesté une certaine
sympathie qui tranchait sur les élans trop intéressés, manifestés par beaucoup
d’autres.
— " Anne-Marie, que demandes-tu ?
Le Père Ferdinand de Saint-Louis, trinitaire
déchaussé, avait pris place, prés de l’autel, du côté de l’Évangile, en étole et
surplis blancs. Autour de lui, étaient réunis tous les religieux du couvent,
dans leur longue tunique blanc-crème, la croix rouge et bleue sur la poitrine.
Sous l’architecture bizarre de Borromini, dans
la pénombre de Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines, la foule se pressait, ne
voulait perdre aucun détail de la belle cérémonie qui se déroulait au début de
ce splendide matin du 26 décembre 1808, fête de saint Etienne.
La demande du Père Ferdinand résonna très
claire, dans tous les coins de l’église. L’émotion de la dame agenouillée sur le
marchepied de l’autel, une émotion qui s’exprimait par des soupirs et des
sanglots, se calma comme par enchantement. Elle était d’une rare beauté malgré
ses trente-neuf printemps, le dévouement déployé auprès de ses six enfants, la
rigoureuse modestie de ses vêtements.
— " Anne-Marie, que demandes-tu " ?
— " L’habit du tiers-Ordre de la
Très-Sainte-Trinité et la miséricorde de Dieu ". La voix de la postulante était
celle de toujours, vibrante et ferme, délicieusement caractérisée par l’accent
pur et doux de la région de Sienne.
— " As-tu la ferme volonté de le porter avec
dévotion, jusqu’à la mort " ?
" Oui, Père, avec l’aide de Dieu ".
À ce " oui ", le Père Ferdinand se leva et
tourné vers l’autel, prononça quelques prières. Il aspergea ensuite d’eau
bénite, un scapulaire à la croix rouge et bleue qu’il présenta à la dame pour
qu’elle le baisât.
" Que le Seigneur te dépouille du vieil homme,
avec toutes ses actions, te revête de l’homme nouveau créé dans la vraie
justice, et la vraie sainteté " ajouta le Père Ferdinand. Il lui imposa alors le
scapulaire sur les épaules en disant : " Reçois l’habit de la Très Sainte
Trinité, au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit ".
On considérait la cérémonie terminée, même si à
l’arrière, d’autres prières étaient récitées. Le tout atteint son point
culminant par le chant du " Veni Creator Spiritus ". La coupole de l’église
Saint-Charles l’accueillit dans son élan audacieux vers le ciel, pour l’emporter
dans l’infini.
À l’époque de sa vêture, dans cette église des
trinitaires déchaussés qui occupe un angle du célèbre carrefour romain des
Quatre-Fontaines, Anne-Marie comptait dix-huit ans de mariage.
Ses fiançailles avec Dominique n’avaient duré
que quarante jours. Et la rapidité avec laquelle avaient été célébrées les
noces, avait suscité une kyrielle de critiques et de commérages sur le compte de
la jeune fille. Mais, Anne-Marie était d’avis et elle le sera dans l’avenir,
avec ses propres filles, qu’une fois le choix fait, compte tenu de la religion,
de l’honnêteté de l’époux, il faut éviter les longues fréquentations à la
maison, se hâter, agir pour le mieux ; laisser traîner les choses en longueur,
donne, de part et d’autre, naissance à des ennuis, et il en ressort de funestes
conséquences.
De son homme, Anne-Marie avait soupesé les
qualités et les défauts. Sur un plateau de la balance, elle avait déposé les
manières rustres, la grossièreté du langage, l’entêtement opiniâtre, le
caractère querelleur et violent, la médiocrité du talent. Sur l’autre, elle
avait placé la belle apparence, la force robuste, et surtout, la bonté d’âme qui
se cachait sous cette écorce rude, les fermes convictions religieuses de ses
moeurs. La balance pencha du côté des qualités.
Dominique Taïgi, même si à converser avec lui,
on ne l’eut jamais soupçonné, était la dernière pousse, l’ultime rameau d’un
arbre généalogique d’anciennes et célèbres familles nobles. La famille Taïgi
s’était distinguée en Lombardie, avait obtenu des franchises et des distinctions
des ducs de Milan, avait fourni des personnages illustres dans le domaine de la
science, plus particulièrement. Dans le cours des siècles, les différents
rameaux s’étaient plus ou moins desséchés. Un seul survivant qui, le 18 octobre
1761, avait vu naître Dominique à Castaeggio, dans la Valtellina.
Ainsi, Dominique était venu à Rome pour trouver
la fortune mais elle ne lui avait pas souri. Cependant, il y avait trouvé du
travail et avait appris immédiatement à s’adapter comme serviteur et
commissionnaire de confiance dans la maison des princes Chigi. Son salaire : six
écus par mois et les restes de la table des patrons qui devaient, cependant,
être répartis entre les nombreux serviteurs, parmi lesquels existait un ordre de
préséance. Plusieurs devançaient le commissionnaire ; l’ordre hiérarchique prévu
par un accord tacite, était rigoureusement observé dans tous les palais des
familles patriciennes de Rome qui existaient à l’époque. Dominique ne pouvait
donc pas compter sur le meilleur des restes et la quantité était loin d’être
assurée.
Sa décision prise, Anne-Marie demanda le
consentement de ses parents. La maman Santa le lui donna immédiatement et avec
joie. Moins enthousiasmant fut le " ça-va ! " du papa Luigi qui, sans doute,
aurait espéré davantage pour sa jolie fille, et souhaité un peu plus de
réflexion. L’approbation des parrains est aussi immédiatement accordée et la
donna Maria Marina, d’un côté, le prince Chigi de l’autre, couronnèrent leur
assentiment par un cadeau princier.
Plus libéral, le prince concéda aux deux époux
l’usage d’un petit appartement dans son palais " al Corso ", à l’angle de la
place Colonna. Les deux chambrettes et la cuisine étaient situées dans la partie
réservée au service ; les fenêtres donnaient sur la venelle du Sdrucciolo.
C’était une faveur qui avait cependant, une contrepartie. Le prince s’organisait
pour avoir toujours près de lui, jour et nuit, comme il en avait toujours été
jusque là, son fidèle serviteur qui demeurera au rang qu’il occupait depuis son
entrée en service. Il l’appréciait à un point tel, qu’il se faisait suivre par
lui, lors des conclaves, quand il y accédait à titre de maréchal.
La cérémonie des noces fut des plus simples, à
l’image des gens du peuple. Elle eut lieu le 7 janvier 1790. Dominique Taïgi, 28
ans, du diocèse de Como, et Anne-Marie Giannetti, 20 ans et sept mois, de
Sienne, s’unirent en mariage, avec la bénédiction de l’abbé Massetti, dans
l’église Saint-Marcel de Rome.
Les premiers mois de mariage furent plutôt
désordonnés, sans souci du lendemain, plutôt bohèmes ; ils ont, du moins,
semblés tels, pour un bout de temps. En réalité, les choses se passèrent ainsi :
Dominique s’était enflé la tête d’orgueil, tel un paon. Cet orgueil venait du
fait qu’il avait épousé une si belle jeune fille. Il ne se rassasiait pas de se
pavaner en public, l’ayant à ses côtés. Il allait de long en large sur le
" Corso ", à telle ou telle fête, au théâtre, sur la Place Saint-Pierre, le
dimanche. Il voulait que son Anne-Marie se vête des robes les plus élégantes que
la donna Maria Serra Marina mettait de côté, même si elles étaient presque
neuves, pour les lui donner, à part celles qu’il achetait lui-même, en tenant
compte de la mode qu’adoptaient les nobles dames qui fréquentaient le palais
Chigi. Il rognait ainsi le magot d’argent que ses années de service lui avaient
permis d’accumuler. Pour atteindre son but, il épargnait plus que tout autre,
plus qu’lsaac le regrattier. Il en est venu, malgré ses épargnes, à être sans le
sou pour acquérir un anneau d’or, une paire de boucles d’oreilles, une chaîne
d’or, une chaîne de perles. Il ne pouvait ajouter quoi que ce soit, à la chaîne
d’or, à la chaîne de corail qu’Anne-Marie reçut en cadeau, de sa patronne, à
l’occasion des noces. Ces bijoux, Anne-Marie les portait avec joie, était
heureuse d’en faire l’étalage, parce que pour Dominique Taïgi, l’élégance de sa
femme comptait pour beaucoup.
D’autre part, Anne-Marie, depuis le jour de son
entrée sous le nouveau toit marital, avait considéré Dominique comme son maître
et son seigneur ; elle lui vouait une obéissance affectueuse, une soumission
aimante dont elle avait toujours fait preuve, à l’égard de ses propres parents.
Elle comblait ses désirs et allait même au delà ; ce qui ne troublait en rien,
son sens rigoureux de l’honnêteté. Elle se complaisait dans les attitudes de son
mari, parce qu’elle nourrissait en elle-même, une certaine vanité innée, une
joie explosive de vivre, qui allait dans le sens de son caractère jovial et
éveillé, de son goût tout à fait toscan, pour les choses éclatantes, les habits
élégants.
Puis, avec le temps, la durée de quelques mois,
vinrent le repentir, le trouble grandissant, l’angoisse, dans les profondeurs de
l’âme. Anne-Marie était cependant certaine de ne pas offenser directement le
Seigneur par sa vie joyeuse, vaniteuse ; elle n’en éprouvait pas tellement de
regret.
Un bon dimanche, son esprit s’agita plus que
jamais et connut une inquiétude amère. On la vit tout de même radieuse comme
d’habitude, très élégante et joyeuse, sur la place Saint-Pierre, au bras de
Dominique, fier comme une colonne de Michel-Ange, parmi la foule qui accourait
pour la messe. Il arriva, touchant presque le seuil de la grande basilique,
qu’Anne-Marie frôla un religieux de vie sainte, le Père Angelo Vérardi, des
Servîtes de Marie. Comme il était seul, il marchait lentement et avec grande
réserve, les yeux rivés au sol. Mais voici que, à cet instant, les yeux du Père
Angelo se levèrent et, croisant ceux de la jeune épouse, s’y fixèrent pendant
quelques secondes.
Il entendit une voix intérieure, mystérieuse,
et il le dira lui-même, plus tard, qui le força à regarder Anne-Marie. Ses
vêtements et ses fantaisies se sont comme imprimés dans sa mémoire. La voix lui
dit : " Porte attention à cette jeune dame ; un jour, je la déposerai entre tes
mains et tu devras la conduire à moi, intégralement. Elle se sanctifiera parce
que je l’ai choisie pour en faire une sainte ".
Au moment même, le regard pénétrant du Père
Angelo produisit chez Anne-Marie, un véritable choc. Peu de temps après,
agenouillée devant le Saint-Sacrement, à l’intérieur de la basilique, son coeur
se dégagea lentement de l’étreinte, de la commotion qui l’avait secouée. Ses
yeux versèrent des larmes et son âme s’ouvrit à l’inspiration rapide et
véhémente de changer de vie, de s’offrir entièrement au Seigneur.
Les jours qui suivirent rendirent toujours plus
profonde sa détermination d’abandonner la vanité et les divertissements. Comme
elle voulait bien faire, sans provoquer des drames familiaux, elle crut bon
d’avoir recours à la confession, le moyen le plus efficace pour libérer son âme
du poids qui l’écrasait, et recevoir en même temps, les conseils les plus clairs
et les plus prudents, sur la façon de répondre, comme épouse, à l’appel qu’elle
venait de recevoir de la part de Dieu. Voici qu’elle arrive, un après-midi, à la
grille d’un confessionnal, dans une église voisine de sa demeure. Elle se met à
murmurer : " Voici à vos pieds, mon Père, une pauvre pécheresse ". Elle
s’entendit répondre, avec une drôle d’amabilité : " Mais vous n’êtes pas une de
mes pénitentes. Allez-vous-en ". Elle en reçut comme un coup de massue sur la
tête. La consternation fut telle, qu’Anne-Marie ne tenta même pas de trouver une
justification à pareille attitude ; elle n’avait jamais pensé qu’on pourrait lui
réserver un accueil si glacial. Elle sortit de l’église, éperdue, la révolte
dans l’âme, se sentant abandonnée de tous, vouée à marcher presque sans retour,
dans le chemin de la perdition.
Elle se laissa attirer encore vers la vie
déréglée parce que l’avilissement est le pire ennemi de la volonté. Mais les
promenades pompeuses sur le " Corso ", les spectacles et les fêtes, les
satisfactions et les joies que lui procurait l’admiration qu’elle suscitait
partout, autour d’elle, perdirent de la saveur. Les satisfactions devinrent de
plus en plus rares, la joie, de plus en plus terne. Les yeux de ce religieux
servite rencontré sur le seuil de Saint-Pierre, en ce dimanche, ne cessaient de
la fixer.
Quelque mois après, elle se retrouve dans le
même état qu’auparavant et quoi qu’il arrive, elle reprit le chemin du
confessionnal. Cette fois-ci, elle décide de se rendre à Saint-Marcel, la chère
église où son mariage avait été bénit. Elle entra, regarda autour et vit, prés
du second confessionnal, à droite, une longue file de gens qui attendaient. Si
ce prêtre, pensa-t-elle, s’est acquis la confiance de tant de pénitents, il ne
peut être que rempli d’une grande charité pour les pauvres pécheurs. Elle fit
donc la queue derrière les autres et attendit son tour. Quand elle vint et
entendit s’ouvrir le petit carreau mû par le confesseur, au delà de la grille,
son coeur fut subitement rempli de félicité. Une voix douce, paternelle,
tranquille, avant même qu’elle ne réussit à prononcer un mot, lui dit : " Ah !
vous êtes venue, finalement, âme chère du ciel ! Courage, ma fille, le Seigneur
vous aime et vous veut tout à lui ". Et dès ce moment, sa vie devint ce qu’elle
avait rêvé. Ce confesseur n’était autre que le Père Angelo Verardi des Servîtes
de Marie.
Dominique consentit à démobiliser la mise en
scène autour de la beauté de sa femme. Anne-Marie déposa ses bijoux dans la
cassette, ses habits fins, dans l’armoire. Elle endossa les habits simples et
ordinaires du peuple. Aux festivités, au théâtre, aux promenades sur le
" Corso ", elle substitua une vie humble et recueillie.
Les nerfs de la maman Santa, limés par de
nombreuses années de fatigue et d’amertume, provoquaient, vraisemblablement,
dans la maison Taïgi, l’habituel drame belle-mère-gendre. De cela, nous en
parlerons par la suite, comme nous nous arrêterons aussi, à d’autres faits de la
famille d’Anne-Marie. Tenons-nous en pour le moment, à une période capitale dans
la vie de notre protagoniste.
Un jour, alors que maman Santa lisait à sa
fille, un livre de méditation, elle tomba sur un passage qui faisait allusion au
jugement universel, au jugement général. Ce passage impressionna tellement
Anne-Marie qu’elle éclata en larmes d’amour et d’horreur. Elle entendit une voix
qui lui disait : " Voilà, fille et épouse bien-aimée, ton Père qui t’a toujours
suivie, te destinait à devenir une sainte alors que tu étais encore dans le sein
de ta mère. Tu n’as aimé d’autre que moi, et je te garderai même au milieu des
vanités du monde. Je ne t’ai pas abandonnée ; je te préserverai de nombreux
périls, de la mort, parce que je t’aime beaucoup. Un jour, tu verras celui qui
te parle ".
Ce fut le début d’une longue et ineffable
idylle. Elle jouira du don de célestes colloques ; Jésus, son divin Époux, la
Vierge Marie, les saints et les anges les plus chéris, lui parleront : saint
Paul, l’apôtre, saint François d’Assise, saint Philippe Néri, saint François de
Paule, sainte Françoise Romaine, sainte Jacinthe Mariscotti, l’Archange Raphaël,
les Anges Gardiens, et même les âmes du purgatoire. Ils lui confièrent de
profonds secrets, lui firent d’intimes confidences, l’éclairèrent sur les
conditions de l’église et de la société, lui révélèrent l’avenir d’illustres
personnages et le sort de tant d’âmes. Ils la consolèrent et la guidèrent sur
les sentiers du bien.
Mais retournons en arrière. Nous sommes au
printemps de 1791. Un nombre incalculable de charismes lumineux s’accumulent
subitement dans l’âme d’Anne-Marie. Les premières communications célestes
d’amour, la réconfortent et l’intimident en même temps.
" Je te destine, lui dit un jour l’Esprit
divin, au moment de la communion qu’elle reçoit désormais chaque matin, à
convertir des âmes et à consoler toutes les catégories de personnes : prêtres,
frères, moines, prélats, cardinaux, et même mon Vicaire. " Plus elle se sentait
comblée d’affection divine et guidée vers une mission presque vertigineuse, plus
elle estimait cela impossible, plus elle avait de mépris pour elle-même ; elle
n’aurait jamais cessé de s’humilier. Elle en vint aux flagellations. A la fin,
elle se frappait violemment le visage sur les tuiles du parquet, pour réparer
les élans de sa beauté et de sa vanité du passé.
À genoux, un soir, prostrée devant le crucifix,
les épaules nues, elle s’était donné la discipline avant que son confesseur ne
lui défende ce genre de mortifications. Elle vit de loin, devant ses yeux, une
lumière resplendissante comme le soleil, même si elle était voilée d’un léger
nuage. Elle en éprouva une grande frayeur puis se frotta les yeux, pensant qu’il
s’agissait d’une hallucination ou d’un piège diabolique. Mais le soleil ne
s’éteignait pas. Elle finit par se tranquilliser et l’observa de plus prés. Il
avait l’apparence d’un globe de feu duquel se détachaient des rayons.
Depuis ce soir-là et pour toujours, le soleil
accompagnera Anne-Marie Taïgi ; elle l’aura constamment à la vue, devant elle,
pendant 47 ans, jour et nuit, à l’intérieur comme à l’extérieur de la maison.
Éclairés par le soleil du firmament, nous
voyons les vivants, les choses de cette terre. Ainsi, illuminée par son soleil
mystérieux, Anne-Marie verra de façon étonnante, les réalités physiques, les
problèmes moraux de ce monde, " comme on voit passer les images dans une
lanterne magique ", comme elle l’explique elle-même, dans son piquant langage
populaire. Ce soleil toujours devant ses yeux, éloigné de sa figure " d’environ
dix palmes romaines et au dessus de sa tête, d’environ trois palmes ", lui
montrera les secrets de la nature et de la grâce, les secrets du temps et de
l’éternité, source continuelle et intarissable de connaissances merveilleuses
sur la vie présente, sur la vie future.
Si au départ, la lumière était un peu diffuse,
elle se faisait plus éclatante, plus limpide, plus lumineuse que sept soleils
réunis ensemble, selon les progrès dans la vertu, quand, sur suggestion de son
confesseur, elle demandera à Dieu, la signification de cette vision
ininterrompue, la voix lui dira : " C’est un miroir pour que tu distingues entre
le bien et le mal ".
Un jour, à Dom Raphaël Natali, un prêtre qui
fut très cher et dont nous reparlerons, Anne-Marie tenta de lui décrire ce
soleil mystérieux : en haut, là où se terminent les rayons lumineux, je vois une
couronne d’épines et deux d’entre elles, d’un côté et de l’autre descendent très
longues jusqu’à se superposer pour former une croix avec leur pointe arquée sous
le disque solaire. Au centre du disque qui est lumineux, je vois un personnage
revêtu d’un manteau majestueux, assis, la tête tournée vers le haut ; de son
front, sortent deux rayons de lumière.
Dom Raphaël s’efforça de comprendre comme il
put, la signification de ce soleil. À la fin, il crut reconnaître dans ces
symboles, " le Christ Rédempteur ". Dans le disque brillant, il vit en effet, la
divinité. Dans la couronne d’épines et la croix sous-jacente, formée par les
deux épines majeures, il vit les éléments de la passion. Dans la figure
solennelle, il vit le Christ Rédempteur. Sur la toile de fond éblouissante,
passaient de temps en temps, les visions particulières dont Anne-Marie
saisissait la signification.
Nous nous sommes encore laissés aller à une
anticipation et nous devons retourner à cette Anne-Marie qui, avec la rapidité
du temps, passait d’une grossesse à l’autre et allaitait chacun de ses enfants
sans avoir recours à des procédés qui auraient pu suppléer. Elle avait donné
naissance à Anne-Séraphique, Camille, Alexandre, Luigi, Sophie, Louise.
Elle éprouvait alors, un vif et pressant désir
du cloître ; elle souhaitait avoir l’opportunité de vivre dans le silence et la
paix, loin des bruits, de l’agitation, du tumulte de la vie, au coeur de la cité
elle ne réussissait pas à concilier son ardent désir de vie religieuse avec son
rôle d’épouse et de mère.
Elle parle au Père Ferdinand de Saint Louis,
trinitaire déchaussé du couvent de Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines qui était
devenu son confesseur à la suite du Père Angelo Verardi des Servîtes de Marie et
d’autres qui l’avaient guidée au cours des années antérieures.
" Bien, lui dit le Père Ferdinand, si vous
voulez profiter, au moins en partie, des avantages spirituels de la vie
monastique, participer aux oeuvres saintes qui s’y accomplissent, inscrivez-vous
à une milice religieuse qui vous permettra de vivre dans le monde tout en
accomplissant les devoirs qui vous sont imposés par votre état et votre
condition sociale. Écoutez-moi bien : demandez à votre mari s’il acquiesce à
votre désir de devenir tertiaire. Ainsi, vous serez une religieuse au milieu du
monde ".
Parmi les Tiers-Ordres, Anne-Marie choisit
celui des Trinitaires, non parce que son confesseur est un Trinitaire, mais
parce qu’elle nourrissait une dévotion très profonde pour les divins mystères,
pour celui de la Trinité, en particulier. Elle demanda le consentement de son
mari.
" Ma femme, rappellera Dominique après la mort
d’Anne-Marie, me demanda la permission de devenir tertiaire déchaussée de
l’Ordre de la Sainte-Trinité et je le lui accordai avec la condition, cependant,
d’être fidèle à son rôle d’épouse et de mère de famille. Ce furent mes
conditions et elle les a toujours observées avec une obéissance prompte, avec
exactitude ".
Après la cérémonie de vêture à
Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines, Anne-Marie demeura intègre en ce qui avait
trait aux exigences de son mari ; elle ne sacrifia en rien, les droits et les
devoirs qui lui incombaient, à l’égard de son mari et de sa famille, se
conduisait, de fait, comme une religieuse. Elle aurait pu se limiter à porter le
scapulaire sous les vêtements de chaque jour, mais elle voulut, au contraire,
depuis lors, se montrer spontanément en public, avec l’habit des Tertiaires
trinitaires : la tunique de laine blanche, le scapulaire de même étoffe avec la
croix rouge et bleue sur la poitrine, la coiffe sur la tête, un manteau de
mousseline blanche qui descendait très bas, la ceinture de cuir, avec le rosaire
pendant sur le côté, les pieds nus, dans des sandales. Cela, quand elle sortait.
Dans la maison, au contraire, elle portait la robe en usage chez les femmes du
peuple, lorsqu’elles s’adonnaient à des travaux domestiques.
Tout se déroula ainsi, pendant plus de deux
ans, jusqu’à ce qu’elle porte un septième enfant. Elle abandonna la tunique
blanche pour éviter les critiques et pour ne pas exposer l’habit religieux à la
moquerie des malveillants. Dés lors, par la suite, selon l’usage des femmes
toscanes, elle endossa une robe de toile sombre, un fichu blanc au cou, une
coiffe blanche sur la tête, et, par dessus, un manteau blanc assez ample pour
pratiquement recouvrir le tout. Dans ses dernières années de vie, vu son grand
âge, elle fit quelques retouches à la façon de se vêtir. Le tout se réduisait à
la substitution de son manteau blanc, par le port d’une mantille noire ; au
passage d’un fichu blanc, à un voile totalement noir.
Revêtue d’un habit du peuple, Anne-Marie
continua d’agir toujours, devant tout Rome, comme la Vierge Marie le lui avait
recommandé lors d’un colloque : " II est nécessaire que chacun se
persuade, connaissant ta vie, qu’il est possible de servir Dieu dans tous les
états et toutes les conditions ".
Le plus grand mérite d’Anne-Marie, fut de
demeurer au milieu du monde sans y être : " L’âme qui veut devenir mon épouse,
doit mourir à tout le créé ", lui avait laissé entendre la voix du céleste
époux.
Vinrent les années de fer de la République
romaine, les années de la tyrannie napoléonienne. Les foules affamées du peuple
descendirent dans la rue, se rangèrent en longues files devant les fours à pain.
Au nom de Bonaparte, le pape Pie VII avait été
capturé par des troupes de gredins et traîné en terre d’exil. Le pape absent, la
famine était entrée dans Rome. Un jour, au milieu de la cohue des pauvres gens,
un soldat, en service d’ordre, heurta brusquement Anne-Marie Taïgi. Dominique
n’y vit que du feu. Il s’élança sur le soldat, lui arracha le fusil des mains
et, s’en servant comme d’une massue, lui servit un tel coup qu’il le laissa plus
mort que vivant.
C’était Dominique dans ses démonstrations
pyrotechniques, c’était son caractère explosif. Autant il aimait sa femme,
autant il était violent à l’occasion, pour lui prouver son affection.
Dans la famille, avec les enfants, il avait
établi la loi du coup de sifflet. C’était le signal venant de la rue, qui
annonçait son entrée à la maison ; c’était comme le déclenchement d’un système
d’alarme. Deux fois, sa fille Mariuccia, dans son empressement à lui ouvrir la
porte, dégringola dans l’escalier au risque de se casser le cou. " Si papa ne
trouvait pas tout à sa place, racontera sa fille Sophie, il s’emportait
tellement, qu’il était capable de se saisir du coin de la nappe et d’expédier en
l’air la table déjà toute servie. Le potage fumant devait être dans les
assiettes, sa chaise placée en son lieu. En somme, il exigeait l’ordre parfait
en toutes choses, et le faisait avec rigueur. Ce que je dis de la table, je le
dis aussi du vestiaire, de toutes les choses appartenant à la famille, à la
maison, y compris la bonne tenue vestimentaire des personnes ".
Pour établir son autorité, lorsqu’un des
enfants en venait à l’oublier, Dominique se servait de la loi du sifflet, comme
on se sert parfois du béton. Et si quelqu’un tentait de l’éviter, les
désagréments devenaient plus considérables ; ce qui arriva à l’un des garçons, à
Camillo ou à Alessandro. Pour se soustraire à une quelconque raclée qui lui
était due, le coupable s’enfuit par les escaliers, dans la rue. Passant sous une
fenêtre, le père lui lança, mais sans l’atteindre, un fauteuil assez lourd, un
geste qui aurait pu avoir des conséquences graves. Mais laissons passer.
Avec un homme capable de telles sautes de
caractère, Anne-Marie vécut presqu’un demi-siècle. Que le ciel en soit remercié,
la digne épouse faisait preuve de douceur et de charité, apaisait le caractère
de cet homme qui aurait pu allumer de continuels incendies ; c’était l’opinion
d’une voisine, amie de la maison.
Le même Dominique l’admettra, du reste, quand,
quelques années après la mort d’Anne-Marie, il dira : " Souvent, je revenais à
la maison, écrasé par la fatigue et un peu troublé, parce que celui qui demeure
serviteur doit en avaler de toutes sortes, de la part des seigneurs, plus
particulièrement. Mais Anne-Marie avait tant de bonnes manières, tant
d’amabilité, qu’elle faisait en sorte que tout soit selon mes goûts. Elle
faisait passer ma mauvaise humeur et m’égayait. Quand j’avais des difficultés,
je revenais à la maison et ainsi, je me tranquillisais. Où trouver, maintenant,
des femmes comme elle ? ".
Il ne faut pas croire que la cohabitation
matrimoniale ait été un martyre pour Anne-Marie. En effet, il n’en fut rien.
Très différents de caractère, ils connurent des jours heureux. Elle, douce,
tendre, calme, avait choisi un homme extravagant, impétueux, hérissé, rude,
agité, et elle en était amoureuse ; elle l’aimera toute sa vie de tout son coeur
de femme et d’épouse, sans un ressentiment, sans le moindre regret.
Et, l’aimant, elle lui obéissait en tout, même
si elle en éprouvait de l’amertume ; son esprit de mortification lui a permis de
répondre à ses désirs.
" Que fais-tu avec ce verre ? tu t’amuses
avec ? ", disait Dominique, quand Anne-Marie, pour ne pas trop flatter sa soif
ou sa gourmandise, se limitait à une gorgée. " Bois-le tout, te dis-je ! ". Elle
lui souriait et le buvait.
" Que fait-on, ce soir ? Habillons-nous
convenablement et sortons pour nous divertir ". Et elle, qui mourait d’envie de
demeurer éloignée de tout divertissement, même si c’était un divertissement de
famille, souriait, endossait sa tenue d’ordinaire, et l’accompagnait par le
bras, avec les enfants en arrière, au théâtre des marionnettes.
" M’étant aperçu, racontera Dominique par la
suite, qu’elle le faisait plus pour me plaire et m’obéir que pour son plaisir ;
que c’était pour elle un sacrifice, je la laissai en paix ".
Avec Anne-Marie, Dominique, le terrible,
devenait souvent un petit chien ; et comme les chiots, il aimait à être caressé.
Il voulait que ce fut elle qui lui lavât les mains quand il entrait, qui lui
taillât les ongles quand il en sentait le besoin, laçât ses chaussures quand il
sortait. Il hurlait pour tant d’attentions.
Et comme il lui plaisait de l’avoir tout prés
de lui et qu’elle en était consciente, elle écartait quiconque, autour d’elle,
pour demeurer ainsi avec lui, le soigner, l’assister, le préférant à tous les
êtres humains du monde.
Il n’était pas rare qu’à son entrée dans la
maison, Dominique se trouvait mêlé à beaucoup de monde, à des gens venus
demander conseil, recevoir des communications d’en haut. En un rien de temps,
Anne-Marie libérait la place, gentiment mais fermement. Elle accompagnait à la
sortie les plus humbles comme les plus illustres personnage ; le mari avant
tout, l’époux premier servi.
Un mariage heureux en fait, plus que dans
l’expression, même si dans l’entourage, on ne réussissait pas à le croire tel.
Un mariage où le succès trouva son secret dans les manières suaves d’Anne-Marie,
dans ses douces réponses, dans sa tendre mansuétude, au cours des années. De
cette façon, elle réussissait à apaiser la colère facile de Dominique, à rendre
son rude caractère toujours plus souple, nonobstant les mille querelles qui se
produisirent au détriment de toute la famille, les afflictions habituelles, les
maladies, les mortalités, les périodes de chômage, les temps de misère, les
désaccords entre parents, les contraintes des voisins qui n’épargnèrent pas la
maison Taïgi.
Maman Santa, comme nous l’avons déjà mentionné,
demeurait avec sa fille à la maison. La pauvre vieille avait suffisamment
travaillé ; il était temps qu’elle trouve un peu de repos et de paix. Chez les
Taïgi, elle trouva le repos mais n’apporta pas la paix ; ses nerfs étaient
aiguisés au milieu de tant de difficultés ; et cela, pendant de longues années.
Elle entra vite en contradiction avec son gendre et il fut impossible d’en
sortir.
Et dire que Dominique, par son amour pour sa
femme, s’ingéniait à avaler d’impossibles crapauds. Il en vint même à ne plus
contredire sa belle-mère. Quand il apportait les restes de table des princes
Chigi, il acceptait qu’Anne-Marie réserve les morceaux les plus délicats pour sa
mère. " Dieu soit loué ! ", disait-il, observant la belle-mère qui mangeait tout
avec la gourmandise bruyante des vieux. " Pour ce soir, au moins, j’ai contenté
la maman ! ". Mais dès que le plat était vide, la paix s’évanouissait. De
nouveau, avec sa douceur inaltérable, Anne-Marie laissait entendre à son mari,
qu’en conscience, elle devait s’acquitter d’une énorme dette de reconnaissance à
l’égard de sa mère. Elle faisait aussi comprendre à cette dernière, avec une
même douceur inaltérable, qu’elle devait, en conscience, obéir à son mari, le
respecter, l’aimer d’un grand amour.
Puis, le papa Luigi Giannetti se mit de la
partie. Dame Maria Serra Marina, l’unique patronne auprès de qui il avait
accepté de servir, était morte. Le petit vieux, on ne sait comment, avait réussi
à se trouver un lit à perpétuité, à l’hôpital Saint-Jacques ; un refuge à prix
gratuit, sa vie durant. En somme, l’unique fortune de cet obstiné chasseur de
chimères, avait finalement réussi à atteindre Rome. À son lit à perpétuité,
s’ajoutait une rente viagère que la patronne lui avait laissée. Il aurait pu
vivre très bien. Toutefois, malgré la distance à parcourir entre les palais et
le logis des Taïgi, une distance de deux milles, environ, il y passait ses
journées et y battait le tambour. Lorsqu’il entrait, c’était comme un chien dans
un jeu de quilles ; il ne cessait jamais de grogner, de se plaindre, de larmoyer
à propos de tout, comme un pauvre homme.
Dominique continua d’avaler d’autres crapauds
et, par amour pour sa femme, accepta qu’elle sacrifiât les petites épargnes
qu’ils avaient réussi à mettre de côté, afin de satisfaire papa Luigi. Rien à
faire, le petit vieux, sans même dire " merci ", se laissait toujours aller avec
de nouvelles jérémiades. Et ce furent toujours les mêmes lamentations, les mêmes
impolitesses.
Louis Giannetti allait bientôt connaître la fin
de son existence bizarre ; le dernier chapitre qu’il écrira sera saisissant. Il
mourut de la lèpre.
Il ne quitta plus le lit de Saint-Jacques. Il
ne sera pas pour autant abandonné par sa fille. Le geste que maman Santa avait
posé, lors du décès de Benoit-Joseph Labre, en 1783, le geste de laver la
dépouille souillée du saint, étendue sur un grabat de la rue " De Serpenti "
avait fortement impressionné Anne-Marie. Elle soigna son père lépreux, nettoya
ses pauvres membres avec des bains chauds, le changea de linge, lui peignit les
cheveux avec autant de patience qu’avec ses enfants. Et ce, pendant des mois,
sans en retirer un seul mot de reconnaissance. Lorsqu’elle constata que la fin
était proche, elle le prépara à recevoir les derniers sacrements. Il fut
administré, et accompagné par la main de sa fille, jusqu’au dernier soupir, vers
les sentiers éternels du ciel.
Elle conduisait, quelque temps après, vers les
mêmes sentiers, la maman Santa qui demeurait toujours avec elle. Elle fut fidèle
à sa mère jusqu’au bout, fut jour et nuit à son chevet.
Quelle amertume les voisins et voisines ne
donnèrent-il pas à Anne-Marie ! Les murmures, commérages, calomnies, injures, ne
cessaient de pleuvoir sur elle. Le va-et-vient de personnalités de toutes sortes
dans la maison des Taïgi, était le prétexte des conjectures les plus
fantaisistes, les plus malicieuses, des accusations les plus sordides.
Un jour, une femme eut l’audace d’insulter, de
porter atteinte à la réputation d’Anne-Marie. Dominique l’apprit et sauta comme
un baril de poudre. La diffamation dénoncée, il la fit enfermer, sans rémission.
Anne-Marie apprit qu’elle devait exercer au
suprême degré la vertu de prudence, cacher à son mari jusqu’à la plus petite des
nombreuses offenses dont elle était la cible continuelle. Elle défendait même à
ses enfants d’en faire part à leur père, dans la crainte que Dominique ne se
laisse aller à de sévères vengeances, selon son style rustaud.
Nonobstant les charges croissantes, comme nous
le verrons, cette femme extraordinaire, face aux événements de son époque, sut
conserver un rythme serein et constant à l’avantage des membres de sa nombreuse
famille. Comme le lui avaient appris à l’école Sainte-Agathe ses pieuses
maîtresses, Anne-Marie divisa et régla la journée de chacun des siens, en tenant
compte des devoirs de la piété, des obligations du travail.
Le réveil, le matin, était plutôt hâtif Après
la prière et la collation, les filles s’adonnaient aux travaux ménagers qui se
prolongeaient toute la journée avec la seule interruption du dîner. Le travail
des fils se faisait à l’extérieur. Le soir, à l’heure fixée, personne ne devait
manquer la récitation du rosaire suivie de prières additionnelles qui, en
vérité, étaient un peu longues. Et c’était le souper précédé et suivi, comme au
dîner, de quelques prières. Suivait la lecture de quelques pages de la vie d’un
saint, de quelques entretiens sur les missions catholiques. On chantait
ensemble, enfin, un cantique religieux. Les enfants passaient un par un, devant
les parents, demandaient la bénédiction, baisaient la main de l’un et de
l’autre, gagnaient leur lit. C’était toujours tôt.
En plus de s’éreinter à la maison avec ses
filles, Anne-Marie en arrivait, chaque jour, à soutirer quelques heures de son
temps pour s’adonner à des oeuvres de piété, s’employer à des travaux qui
rendaient service aux autres, tout en lui assurant un petit revenu qui
contribuait, avec l’apport de Dominique, à donner de l’élan à la caravane
familiale. " Plusieurs femmes ensemble, dira celui qui la connut bien,
n’auraient pu en faire autant que ce qui fut fait par elle ". Elle ne pactisait
jamais avec la paresse, comme en témoignait une voisine. Elle agissait de façon
à ce que tout soit en place. Ce qu’un autre ne faisait pas, elle le faisait.
Quand tous les autres dormaient, elle enlevait
sa coiffe et, chassant le sommeil de ses yeux, elle travaillait pour les
pauvres, priait, méditait, plus unie que jamais à son époux céleste. Le silence
de la nuit lui procurait un souffle de paix comme il en existe dans le cloître.
La sobriété, oui, toujours ; mais une
alimentation adéquate ne devait manquer ni au mari, ni aux enfants. " Ici, à
Rome, dira Dominique, en bon valtelin, on mange à crever, un jour ; on a peine à
se mettre un peu de pain sous la dent, le lendemain. Dans la façon de procéder
de ma femme, tout est à l’ordre, tout s’équilibre, tout fonctionne comme une
horloge, dans la paix du ciel ". Dominique en savait quelque chose ; il mangeait
toujours pour trois.
Et pendant que les autres mangeaient la soupe
et le ragoût garni de patates ou des fritures, de l’agneau quand il n’était rien
resté du dîner, le tout agrémenté par un morceau de fromage, un peu de salade,
du vin, soit pur, soit trempé, dont chacun pouvait se servir en allant jusqu’à
l’épaisseur de deux ou trois doigts, à la fin du repas, Anne-Marie, debout, les
servait tous ; elle ne s’assoyait que lorsque tous étaient satisfaits. Elle-même
se contentait de si peu ; très souvent, d’un reste du jour précédent.
L’économie faisait toujours loi dans le régime
familial d’Anne-Marie Taïgi. On n’allait cependant pas jusqu’à l’avarice. S’il
est vrai que dans les meilleures années, elle ne favorisait, pour aucun motif,
le caprice chez ses enfants, lequel a pour effet, en général, de les rendre la
plupart du temps insatisfaits, il est aussi vrai qu’elle n’hésita pas à engager
des domestiques, lorsqu’elle le jugeait nécessaire. Et elle les traitait comme
ses filles. Il est certain qu’elle ne leur imposait pas de services supérieurs à
ceux que, malgré cette aide, continuaient d’effectuer ses propres filles.
" Une fois, racontera une des domestiques de la
maison Taïgi, je portais une grosse carafe qui pouvait valoir une douzaine de
" paoli ", soit 56 centimes, une carafe cannelée et dorée qui se brisa entre mes
mains. Imaginez ce qui se serait passé dans la plupart des familles. Eh bien,
Anne-Marie dit immédiatement, qu’il n’en était rien. Elle me servit du vin en
ajoutant que de telles carafes, elle en avait eu douze et qu’elles s’étaient
toutes brisées de la même façon ".
Généreuse, et toutefois ménagère et
parcimonieuse, lorsqu’elle sera malade au lit, elle appellera la domestique à
son chevet et se fera montrer le panier et la note des dépenses. Si quelque
chose dans le panier ne lui semble pas bon ou si la note lui apparaît trop
élevée, elle ne manquera pas de faire à la jeune fille le juste reproche, mais
avec douceur et sans lui tenir rigueur.
Les années de grande misère commencèrent en
1799, une année après que les émissaires de Napoléon eurent proclamé la
République romaine. Ce fut la faim pour tous et pour la maison Taïgi, parce que
les temps furent tristes pour les princes aussi ; le prince Chigi avait levé le
camp et s’était réfugié à Paris. De sa nouvelle résidence, il fit savoir à
Dominique qu’il n’était plus en mesure de supporter tant de domestiques, mais
que lui, son fidèle serviteur, pouvait encore demeurer au palais, s’il le
désirait. Il devrait cependant se contenter de sa propre nourriture, se
débrouiller avec les seize écus convenus pour son salaire.
Dominique y demeure, soit pour le pain, soit
pour le fricot, soit en témoignage de fidélité à son patron. Ainsi, dans ces
sombres années, tout le poids de la famille retombe sur les épaules d’Anne-Marie
et elle ne perd pas courage ; elle joue le rôle du père et de la mère. Elle fut
contrainte, chaque jour, pendant des heures et des heures, à demeurer au milieu
de la foule misérable et exaspérée des pauvres qui s’entassaient férocement,
devant les boulangeries, rudoyée par l’impolitesse des soldats français.
Pour le reste de la journée et la plus grande
partie de la nuit. Anne-Marie travaillait et travaillait. Elle s’est souvenue
avoir appris, étant jeune, dans cet ouvroir du quartier " des Monts ", tenu par
des anciennes et braves dames, certains métiers importants. Elle les reprit
tous. Elle s’occupa à confectionner des chaussures avec semelles de corde de
ficelle, des chemises, des vestons et des vêtements de femmes, sans toutefois
négliger sa famille. Il faut dire, cependant, que ce qu’elle gagnait suffisait à
peine pour répondre aux exigences des siens, apaiser leur faim.
Les travaux ingénieux et soignés qu’elle
exécutait, elle les fit apprécier par les soeurs des monastères
Saints-Dominique-et-Sixte. Les soeurs la firent connaître à Maria Luisa,
ex-reine d’Etrurie et duchesse de Lucques, qui, extasiée devant les vertus
d’Anne-Marie, profondément frappée par ses dons exceptionnels, entra en relation
avec elle. Elles se lièrent d’une amitié si profonde qu’elle, l’aristocrate, et
Anne-Marie, la fille du peuple, uniront leurs efforts. Anne-Marie reçut
plusieurs petits cadeaux pour ses enfants. Elle lui fixa une allocation
mensuelle de cinq écus pour que, dans la maison Taïgi, une lampe brûlât à
perpétuité, devant l’image de la Vierge.
Cette fois, Anne-Marie accepta l’offrande parce
qu’elle lui donnait l’eau à la bouche. Mais ni avant, ni après, elle ne demanda
une aide quelconque ; elle se contentait des secours qui lui venaient
spontanément, comme envoyés par la Providence, des secours modestes. Si les
secours avaient été trop importants, si elle avait voulu en profiter
moindrement, elle serait devenue riche et jugeait bon de les refuser. Ainsi,
lorsqu’elle refusa les faveurs du cardinal Pedicini qui désirait la recevoir
avec toute sa famille dans son palais, avec l’assurance d’avantages
inimaginables qui en auraient résulté ; comme elle refusa également, la
possibilité d’établir son mari et les siens, tout prés de la même ex-reine d’Etrurie.
C’est elle qui, au contraire, reçut un tas de
gens dans sa maison. Elle reçut d’abord sa maman et, quelques années après, en
1835, l’entière famille de sa fille Sophia. Elle accueillit aussi, entre autres,
ce bon Dom Rafaele Natali, affligé, doyen du collège des chapelains pontificaux,
qui fut son confident sincère, tant qu’elle vécut. Il en pénétra les secrets du
coeur à un point tel que s’il n’avait pas été l’hôte agréé chez les Taïgi, nous
ignorerions aujourd’hui bien des traits de la merveilleuse élévation de cette
femme.
Au palais Chigi, au " Corso ", naquirent tous
les enfants de Maria et de Dominique. Il est vrai que Maria-Seraphina, Louis et
Louise, étaient morts rapidement, encore bébés. Toutefois, les quatre
adolescents, Camille, Alexandre, Sophie et Mariuccia, sans compter les parents
et pour plusieurs années, la grand’maman Santa, formaient une famille un peu
trop nombreuse pour ne pas se sentir comprimée dans ces deux pièces. L’heure
vint, en effet, de l’inévitable décision : renoncer aux faveurs du prince qui
avait concédé ce logis gratuitement, et affronter de nouveaux engagements de
location pour une demeure qui permettait, pour le moins, de respirer.
Ils la trouvèrent d’abord sur la rue " del
Giardino ", au numéro 195. Mais en 1827, les Taïgi retournèrent habiter au
" Corso ", juste en face du palais Chigi, dans une maison démolie par la suite,
sise exactement sur le terrain où surgit aujourd’hui la " Rinascente ". C’était
un petit appartement très peu éclairé, très peu aéré. Si déjà, au palais Chigi,
les fenêtres d’Anne-Marie avaient regard sur la venelle du " Sdrucciolo ", dans
cette maison, les fenêtres s’ouvrent à l’arrière, donnent sur la ruelle
" Cacciabobe ".
En 1828, les Taïgi déménagèrent de là pour
affronter une période pénible de déplacements : trois fois, en trois mois. Ils
passèrent d’un appartement aux Anges-Gardiens, dans une maison prés de l’église
Saint-Nicolas " in Arcione " où aujourd’hui débouche un tunnel sur la " via del
Tritone " ; et enfin, au palais Fiorelli, sur la " via del Burro ", face à
l’église Saint-Ignace. Mais ils durent quitter de nouveau parce que, comme je
l’ai déjà mentionné, une autre famille s’ajouta à celle des Taïgi, celle de
Sophie, devenue veuve avec cinq enfants.
La nouvelle famille trouva logement au numéro
262 du palais " Righetti ", qui ne fait qu’un, aujourd’hui, avec le palais
" Odescalchi ", face à l’église de Sainte-Marie " in via Lata ". C’est dans
cette maison que mourra Anne-Marie Taïgi, en 1837.
Anne-Marie allaita elle-même tous ses enfants,
après les avoir fait baptiser dans les vingt-quatre heures qui suivirent leur
naissance. Elle les fit confirmer en leur temps, même avant la septième année,
pour ceux qui étaient en danger de mort.
Elle les instruisait tous, pratiquement seule,
leur enseignait la doctrine chrétienne. Elle les confiait à quelqu’un d’autre,
le dimanche seulement ; les garçons à l’église paroissiale, les filles aux
religieuses.
Vers l’âge de douze, treize ans, comme il était
d’usage alors elle les mena, l’un après l’autre, à la première communion, et
s’appliqua à les faire grandir dans l’amour de Dieu et du prochain. Elle
accompagnait souvent ses filles dans les hôpitaux, pour qu’elles puissent
exercer leur piété envers les malades. Elle veilla avec soin, avec grand souci,
sur l’innocence de ses enfants. Elle les préserva de l’esprit mondain, centrant
son action sur une devise populaire : " L’oisiveté est la mère de tous les
vices ". Si bien que sa fille Mariuccia dira : " nous étions toujours occupés à
quelque chose ".
Anne-Marie fit donner à tous les quatre un
certain degré d’instruction. Mais comme elle n’eut pas d’ambition pour
elle-même, elle n’en nourrit pas non plus pour ses enfants.
Elle qui, par ses relations en haut lieu,
auprès de familles cossues qui auraient pu installer facilement les garçons dans
des postes lucratifs et honorifiques, au moment où ils atteignaient l’âge de
gagner leur pain à la sueur de leur front, leur choisit des patrons qui leur
convenaient ; plaça le premier dans une boutique de barbier de la place " delle
Carrete ai Monti ", et fit apprendre au second le métier de chapelier, chez un
certain Salandi, au " Monte Citorio ". Elle continua à les accompagner dans leur
cheminement, à veiller sur leur conduite morale, la préparation de leur avenir,
leur initiation à l’épargne. Quand ils se marièrent, non parce qu’elle les
perdit de l’oeil, les deux fils et leurs épouses vinrent toujours à elle pour
entendre ses conseils sereins, sur l’éducation de la famille.
Puis Camille fut frappé par la tuberculose ; la
maladie fut inexorablement rapide. Dans ces jours, Anne-Marie était encore
malade au lit. Elle se fit toutefois porter en cabriolet à la maison de son
fils. Quand la bru la vit arriver, elle exulta, car elle était convaincue que
Camille serait guéri ; la prédiction semblait sur les lèvres de la belle-mère.
Il n’en fut pas ainsi : souriante, Anne-Marie s’approcha de son fils, le baisa
et lui dit : " Allons, demeure dans la joie ; une place au ciel est déjà
préparée pour toi. Tu pars avant, mais nous nous reverrons bientôt, en
paradis ".
Mariuccia, la plus jeune, adolescente quelque
peu vaniteuse, travaillait tous les jours dans le but de se procurer quelque
vêtement élégant. Rien de mal, cela ne l’empêcha pas, par la suite, de demeurer
célibataire, de devenir une infatigable soeur de Saint-Vincent-de-Paul.
Mais ce fut Sophie, la pièce maîtresse
d’Anne-Marie. Comme sa mère, elle étudia chez les " Pieuses Maîtresses ",
jusqu’à l’âge de quatorze ans. De quatorze à dix-sept ans, elle fréquenta les
écoles de " San Dionisio ". De là, elle se rend travailler dans une boutique de
chaussettes, dans la venelle " Cacciabove ". C’est elle qui fut la plus près de
la maman ; elle partageait ses prières, ses sacrifices, ses vicissitudes ; elle
modela son âme sur la sienne.
Elle épousa Paolo Micali, mantouan, de moeurs
correctes et de condition modeste, à qui elle donna six enfants. Puis ce fut la
mort subite du mari. Les bras grands ouverts de la maman Anne-Marie se fermèrent
sur la fille éprouvée, sur l’épouse éplorée.
" Elle m’embrassa avec le coeur d’une vraie
mère, calma par dessus tout ma douleur, adoucit mon épreuve en m’exhortant à la
foi, à la confiance en Dieu qui avait tout prévu, qui exprimait sa volonté ".
Et quand Anne-Marie deviendra gravement malade,
sentant sa fin prochaine, encore une fois, elle s’adressera à sa fille chérie,
pour la rassurer : " C’est ma dernière maladie ; j’en mourrai. Mais ne crains
rien parce que je penserai à tous les tiens. Même quand je ne serai plus là,
vous serez toujours consolés et préservés ". Et il en fut ainsi.
Dans le silence terrorisé de la ville, un bruit
sourd de tambours. Puis, le long piétinement
d’une
marche qui se déroule dans les rues désertes, le piétinement sourd d’artilleries
sur les pavés disjoints. Quelques regards furtifs au travers des volets à peine
ouverts. Un grincement de portes cochères qui se barricadent.
On en est au 2 février 1808. Les troupes du
général Miollis occupent Rome et se dirigent vers le Château Saint-Ange. Les
aigles de Napoléon montent sur la construction massive, pour pointer leurs becs
vers la coupole de Saint-Pierre. Une colonne d’artillerie rejoint le Quirinal et
rabat les bouches de ses canons contre le portail du palais papal.
C’est le début de l’acte final, un acte qui se
veut décisif, qui tend à vaincre la résistance de Pie VII, à réduire le dernier
fragment de terre italienne qui échappe encore à l’ombre du drapeau impérial,
sous le joug de l’invincible usurpateur. Toutes les autres provinces d’Italie
ont cédé depuis. Les différentes cartes de la mosaïque politique de la péninsule
se sont, en même temps, colorées de bleu, blanc, rouge, au son de la
" Marseillaise ". Seul le pape continue à tenir ferme, repoussant avec grande
dignité les brutales prétentions de Bonaparte.
Jamais les aigles hissés autour de l’ange du
tombeau d’Hadrien, pas même les bouches des canons pointés sur le Quirinal,
n’ébranlent la fermeté de Pie VII.
Dans les jours qui suivent, les cardinaux sont
arrachés, un à un, au pontife et aux proscrits de Rome ; leurs revenus sont
confisqués. Seul, le cardinal Pacca, secrétaire d’état, est restitué, une
seconde fois, de la prison au pape. Mais Napoléon se reprend vite de cette
générosité, en disposant de tous les évêques qui lui refusent un serment
illicite, avec l’annexion totale des états Pontificaux à l’empire français, avec
cette déclaration que Rome est maintenant " ville impériale et libre ".
Le 10 juin 1809, Pie VII promulgue, à ce sujet,
la bulle d’excommunication contre les envahisseurs de la souveraineté
pontificale. Il déclare nulle et sans valeur la volonté tyrannique, frappe
Napoléon Bonaparte d’anathème.
À Rome, la nouvelle explose comme une bombe,
plus puissante que celle de l’artillerie de l’usurpateur. Et pendant que déjà,
souffle par les rues, le premier vent précurseur de révolte, des messagers
volent rapidement vers le Danube, pour informer l’empereur engagé au combat dans
ces contrées, et lui demander des renforts d’urgence.
" Je reçois, en ce moment, écrit Napoléon à
Joachim Murât, le 20 juin 1809, la nouvelle que le pape nous a tous excommuniés.
C’est une excommunication qu’il a portée contre lui-même. Désormais, plus
d’égards ! Le pape est un fou furieux qu’il faut renfermer. Faites arrêter le
cardinal Pacca et les autres intimes du pape ".
À peine eut-il reçu ce message de Naples,
Joachim Murât envoya des renforts au général Miollis. Fort de ces troupes
nouvelles, le général se crut de taille pour faire face à la situation, exécuter
les ordres.
Aux premières lueurs de l’aube, le 6 juillet
1809, une bande d’énergumènes soudoyés, obéissant aux ordres d’un général et
d’un colonel français, forcent le portail du Quirinal, font irruption dans les
escaliers et les corridors, pénètrent dans les appartements pontificaux,
arrachent le pontife de son lit, le déclarent arrêté au nom de Napoléon. Ils le
traînent à l’extérieur, en terre française.
Ce n’est que la première étape du long exil du
malheureux pontife. Vieilli et malade, il est reconduit, quelque temps après, en
Italie, et relégué à Savone. Il reviendra en France, à l’improviste, en juin
1812. Il était dès lors à bout de forces, et le voyage, par des chemins
impraticables, le conduisit au bord de la tombe. Au passage du Mont-Ceny, les
médecins le déclarent à l’article de la mort. Il reçoit le Saint-Viatique et l’Extrême-Onction.
Il pourra toutefois atteindre Fontainebleau. Le repos et sa force d’acier lui
permettent de survivre, de porter le poids de toutes sortes de persécutions
imprégnées de violence.
Entre-temps, cependant, l’astre de Napoléon
commence sa fatale parabole déclinante. Et quand " l’invincible " est contrait
de rendre la couronne qu’il s’était posée lui-même sur la tête, de ses propres
mains, quand le dominateur du monde est forcé de fixer la proue vers les
quelques kilomètres carrés de l’île d’Elbe, Pie VII reconquit la liberté et
rentra dans Rome.
Tous les habitants sont dans la rue, ce 24 mai
1814, très émue, la foule porte la Souverain Pontife en triomphe, tout le long
du parcours, jusqu’à Saint-Pierre, au Quirinal. Parmi la foule, incroyablement
dense, une petite femme du peuple, vêtue d’un manteau blanc, un mouchoir blanc
au cou, une coiffe blanche sur la tête, une coiffe ample qui descend très bas,
jusqu’aux pieds, qui recouvre des vêtements de toile sombre, agite les mains au
passage du cortège papal, les agite joyeusement, pleurant de bonheur. Et quand
sous l’étincellement de milliers de vêtements sacrés, elle aperçoit le vénérable
Pontife, elle se prosterne sous sa bénédiction pour se relever et crier :
" Jésus-Christ est entré dans Jérusalem ". Cette petite dame était Anne-Marie
Taïgi.
A part le dernier épisode que nous venons de
citer, les événements historiques ont été relatés de façon très sommaire,
apprêtés par une école quelconque. Ces événements ont été assaisonnés
d’ingrédients aptes à en faire ressortir les diverses perspectives, encadrés
dans le vaste tableau des causes et des effets politiques, sur un fond de
situations sociales particulières, dans les limites d’intérêts économiques
spécifiques, sur les flots d’enjeux militaires, à travers de nombreux filets
d’intrigues diplomatiques.
Aucun texte ne rapporte quoi que ce soit, au
sujet de cette humble femme nommée Anne-Marie Taïgi, femme du peuple ;
l’histoire officielle la néglige, l’ignore. Pourtant, son action, s’il nous
était donné de scruter le livre secret des desseins de Dieu, nous apparaîtrait
d’une importance qui surpasse en influence et de beaucoup, les facteurs
politiques et militaires qui ont joué dans la chute de Napoléon.
Cette humble maman romaine que le ciel avait
gratifiée du don prodigieux du soleil mystique et des voix célestes, avait,
durant toutes les années où Pie VII avait souffert l’exil et la détention,
engagé chacune des ressources de son âme pour obtenir de Dieu la libération du
pontife et son triomphe sur l’usurpateur.
Ce furent des années d’apostolat ardent,
tissées d’amour et de martyre, où les prières les plus ferventes s’allièrent aux
jeûnes les plus rigoureux, aux pénitences les plus sévères. Chaque jour, elle
allait visiter les églises les plus éloignées de Rome, s’y rendait pieds-nus,
peu importe la distance à parcourir. Prostrée devant le tabernacle, elle offrait
toutes ses souffrances pour la paix et la liberté de l’Eglise, pour le retour du
vicaire du Christ à son siège romain. Dans ces églises, elle avait connu ses
entretiens les plus intimes avec le ciel.
Un jour qu’elle demandait à son époux céleste
la signification de cette terrible permission par laquelle Napoléon Bonaparte
avait pu s’emparer, par des tueries et des ruines, d’un continent tout entier,
porter atteinte de façon barbare, à tout droit humain et divin, l’Epoux
répondit : " A cette fin, j’ai mandaté Napoléon. Il était le ministre de mes
fureurs ; il devait punir les iniquités des impies, humilier les orgueilleux. Un
impie a détruit d’autres impies ".
Bien rapidement, alors, Anne-Marie saisit le
sens profond et terrible de ces guerres déchaînées à travers toute l’Europe, là
ou des trônes étaient en train de tomber. L’anéantissement des méchants
entraînait inévitablement le sacrifice de plusieurs innocents, la souffrance de
peuples entiers, la persécution de l’église et de son chef. Convaincue qu’elle
était, Anne-Marie savait qu’un amour intense aurait pu apaiser la justice
suprême, plonger l’humanité dans l’océan de la miséricorde divine ; elle avait
offert toute sa vie en holocauste, pour payer, elle, la pauvre petite dame du
peuple, les délits des impies orgueilleux. Par ses prières et ses larmes, par
ses mortifications et ses pénitences, par son irrésistible charité, elle voulait
obtenir le pardon du ciel pour tous ses frères et sœurs de la terre.
La voix de son céleste époux lui fit savoir que
tout son amour, toutes ses souffrances, n’avaient pas été inutiles ; il lui
précisa le jour exact où Pie VII serait ramené à Rome et célébrerait sa messe
pontificale à Saint-Pierre.
Elle annonça d’avance cet événement, dans le
détail, et, cette fois encore, les faits en donnèrent la confirmation.
Anna-Maria, enfant, était montée de Sienne à
Rome, comme nous le savons déjà. C’était le lendemain de l’élection de Pie VI au
souverain pontificat. Elle verra depuis lors, se succéder, sur le siège de
Pierre, quatre papes : Pie VII, Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI. Au delà de la
personnalité de chacun, elle reconnaîtra " le doux Christ sur la terre ". Elle
en parlera toujours avec le plus vénérable respect. Elle incitera tout le monde
à la vénération du chef visible de l’église, s’agenouillera sur son passage,
comme elle le faisait devant Jésus-Christ, présent dans le Très Saint Sacrement.
Elle eut des relations particulières et
diverses avec les différents souverains pontifes. Il s’agit de rapports très
étroits, maintenus par personne interposée, même si elle pouvait obtenir
audience à n’importe quel moment, étant donnée sa réputation de sainteté. Grâce
à ses relations avec des personnages de haute autorité de la curie romaine,
consciente comme elle l’était de la haute dignité, de la majesté suprême des
pontifes, consciente aussi de sa petitesse de femme de maison, jamais elle ne
demandera autant, se contentant de les vénérer de loin, de prier pour eux et
pour leur façon d’agir.
Pie VII avait entendu parler d’Anne-Marie Taïgi
avant même d’être envoyé en exil. Évidemment, il avait une opinion élogieuse de
cette exceptionnelle femme du peuple. En 1809, il avait accordé une indulgence
spéciale pour une prière composée par elle. Toutefois, ce ne fut qu’après son
retour à Rome, que les rapports avec elle devinrent plus étroits.
La maison Taïgi était, en ce temps, fréquentée
par Mgr Carlo Pedicini qui était lié d’amitié avec le pontife. Un bruit
malveillant avait, cependant, frappé l’oreille du prélat ; il était lancé contre
la Taïgi, par une de ces commères habituelles du voisinage. Le commérage fut
immédiatement classé par Monseigneur ; il y voyait une très vulgaire calomnie.
Néanmoins, puisque les bavardages allaient bon train, il dut, en conscience, se
demander s’il devait, oui ou non, continuer à fréquenter cette maison. Dans le
doute, un bon jour, il s’ouvrit à Pie VII. Ce dernier, avec un large sourire,
lui dit " Continuez à y aller, Monseigneur ; la Taïgi, je la connais bien, même
si je ne l’ai jamais vue en personne. J’aurais même le désir de la faire venir
jusqu’ici ; je m’en suis abstenu pour ne pas servir d’autres appâts aux
commérages déjà nombreux. Toutefois, dites-lui qu’elle m’écrive, de grâce ".
Après que Monseigneur Pedicini lui en eut fait
rapport, le désir du pontife sera exaucé. Elle rédigera une lettre par
obéissance et seulement par obéissance. Elle exposa au pape, " l’état entier de
son âme d’enfant ".
Ce fut une lettre qui plut beaucoup au
vénérable pontife : " Tout est vrai, tout est vrai ", répétait-il avec un joyeux
étonnement. Depuis ce jour, toutes les fois que Mgr Pedicini revenait de ses
visites à Anne-Marie Taïgi, le pape voulut qu’il lui rapportât toutes les
nouvelles qu’il savait. Et chaque fois que Monseigneur s’apprêtait à retourner
chez elle, le pape lui envoyait une bénédiction particulière, l’invitait à prier
à ses intentions.
Le soir du 16 juillet 1823, le pape, alors âgé
de 80 ans, tenta de se lever d’une chaise à bras, tomba lourdement par terre et
se brisa le col du fémur. Ce fut le début de sa dernière maladie. Le grand âge
fit le reste, par la suite.
Anne-Marie continua quand même de supplier le
ciel de conserver à l’église ce pape héroïque. Elle savait déjà, par son soleil
et les voix célestes, que, désormais, la fin était proche. C’est elle qui, dans
les derniers moments de la vie du pontife, demanda que lui furent administrés
d’urgence, avant qu’il ne soit trop tard, les derniers sacrements.
A Pie VII, succéda le cardinal Délia Genga qui
prit le nom de Léon XII et voulut immédiatement à ses côtés, comme conseiller,
Mgr Vincent-Marie Strambi, évêque de Macerata, passioniste de sainte réputation.
Mgr Strambi connaissait bien Anne-Marie Taïgi
pour en avoir été, quelques années auparavant, et pour un certain temps, le
directeur spirituel. Appelé par le pape dans le but de l’assister de ses
conseils lumineux, sur les questions les plus difficiles du gouvernement de
l’Eglise, il aura recours aux dons surnaturels, aux lumières divines, dont était
comblée Anne-Marie. Il bénéficia à maintes reprises de ses conseils.
Il agissait ainsi, tous les soirs, sous le
sceau du secret. Il communiquait les problèmes les plus importants à Mgr Natali
pour qu’il les transmette à Anne-Marie Taïgi dont il visitait souvent la
famille. " Puis, aveuglément, dira Mgr Natali, je recueillais les conseils
d’Anne-Marie, pour en donner la réponse au Saint-Père. Il en fut toujours ainsi,
tant qu’il vécut. Les conseils de la Taïgi revêtaient pour lui, un caractère
d’une prudence et d’une sagesse telles qu’ils furent toujours exécutés
ponctuellement par le Saint-Père ".
Il n’était pas question, pour Mgr Strambi, de
faire passer ces conseils avec les siens. Nullement, en effet ! Il spécifiait
chaque fois, au pontife, que sur telle ou telle affaire importante de l’Eglise,
Anne-Marie pensait ceci ou cela. Le pape se montra obligeant, dans sa
reconnaissance envers cette femme extraordinaire du peuple. Un jour qu’elle fut
atteinte à une jambe, il envoya chez elle son chirurgien particulier, Todini,
pour lui transmettre ses nouvelles, lui offrir les soins qui lui étaient
nécessaires.
Après trois mois à peine de règne, Léon XII fut
terrassé par une violente maladie. Mgr Strambi, devant le verdict funeste des
médecins, envoya quelqu’un chez Anne-Marie pour lui demander de prier, de prier
beaucoup, pour que fut évitée à l’Eglise cette mort prématurée. Quand Mgr
Natali, porteur du message, parla à Anne-Marie Taïgi, elle s’affairait au milieu
des marmites, dans la cuisine. Elle consulta son soleil infaillible et dit en
souriant : " Non, non, il ne mourra pas. Il lui reste encore du temps ; il a
encore à se fatiguer pour l’Église. Dites plutôt à Monseigneur qu’il se prépare
lui-même, à la mort ".
Le lendemain, les médecins laissèrent le pape à
l’agonie. Néanmoins, Mgr Natali connaissant la réponse d’Anne-Marie, entra dans
la chambre à coucher de Léon XII, sur la pointe des pieds, s’approcha à son
chevet et lui dit avec grande simplicité, de ne pas craindre ; quelqu’un, vous
voyant mourant, a offert sa vie pour la vôtre.
Dès ce moment, l’état de santé du pape
s’améliora de façon inespérée et son saint évêque, son conseiller, commença à
souffrir, de façon inexplicable. De sorte que, après quelques jours, quand Léon
XII put se dire complètement rétabli, saint Vincent-Marie Strambi expira.
Les rapports entre Léon XII et l’humble femme
du monde, ne s’interrompirent pas pour autant. Mgr Natali fut nommé secrétaire
du Maitre-Camérier de Sa Sainteté, et dans toutes ses tâches, le vieux prêtre
continua de recevoir les confidences, les conseils d’Anne-Marie Taïgi. Il lui
confiait entre autre, chaque soir, la liste des personnes qui avaient demandé
audience auprès du pape, pour le lendemain. Elle interpellait, comme toujours,
son soleil mystique, indiquait chaque fois les noms des personnages tout à fait
inconnus pour elle, qu’il pourrait paisiblement laisser passer, pendant que
d’autres, au contraire, devraient être accueillis avec prudence ; que d’autres
encore, devraient être écartés jusqu’à ce qu’on ait des informations précises,
des garanties sûres de leur pays d’origine. " Ainsi, une tragédie conjurée fut
évitée, comme en témoignera Mgr Natali, quand arriva un secrétaire mal
intentionné, que je retins à l’écart ".
Un matin, alors que l’aube commençait à
blanchir, Anne-Marie entendit la voix de son Époux céleste ; il lui ordonnait de
façon impérieuse : " Lève-toi et prie pour mon Vicaire qui est sur le point de
paraître devant mon tribunal, pour la reddition de ses comptes ".
Le pape était malade depuis quelque temps, et
on le savait. Mais, personne ne soupçonnait l’issue mortelle. On disait, au
contraire, et la chose était connue dans la maison des Taïgi, que le malaise
était mineur. Nonobstant tout cela, Anne-Marie se leva de son lit et pria pour
un passage heureux du pape, du temps à l’éternité. Le jour suivant, Mgr Natali
annonçait à la famille Taïgi, la nouvelle de la mort du pape.
Pie VIII succéda à Léon XII et eut, comme son
prédécesseur, des contacts indirects avec Anne-Marie, pendant les vingt mois de
son pontificat. Entre-temps, d’autres eurent recours à Anne-Marie, Mgr Pedicini,
pour ne nommer que celui-là, parce qu’il était ami de la famille Taïgi. Il avait
été créé cardinal et résidait au Quirinal, à titre de secrétaire des mémoires de
Sa Sainteté.
Quand le pape Pie VIII tomba malade, ses
souffrances eurent des hauts et des bas qui tinrent en alarme ceux qui
l’entouraient. On allait des espoirs les plus grands aux prévisions les plus
déconcertantes, jusqu’au jour où le pape parut s’acheminer définitivement vers
la guérison. Ce fut un grand moment de soulagement, au Quirinal.
Le cardinal Pedicini fit immédiatement
connaître la nouvelle à Mgr Natali pour qu’il en informe Anne-Marie Taïgi. Mais
Mgr Natali parut inexplicablement abattu ; ce qui inquiétait le cardinal :
" Qu’est-ce qu’il y a ? lui demande-t-il. Vous a-t-elle dit quelque chose de
différent " ? " Malheureusement oui, Eminence ", répondit Mgr Natali.
Et la mort du pape fut annoncée au monde, trois
jours après, soit en février 1829.
Quelques mois avant la mort de Pie VIII,
Anne-Marie avait appris et prédit, que tel cardinal lui succéderait sur le siège
de pierre. Un jour, elle s’est rendue, avec son ami prêtre, Raphaël Natali, à
Saint-Paul-Hors-les-murs, pour visiter le Saint-Crucifix.
En arrivant, elle s’agenouilla sur l’unique
prie-dieu qui se trouvait dans l’église. Et, comme cela lui arrivait souvent,
elle tomba en extase. Le cardinal Mauro Cappellari, de l’Ordre des Camaldules,
entra au même moment. Mgr Natali l’apercevant, poussa du coude Anne-Marie qui se
leva pour céder le prie-dieu à Son Eminence. La femme ne s’aperçut de rien. Le
cardinal fit signe à Mgr Natali de ne pas s’en préoccuper. Il s’approcha de la
balustrade et s’agenouilla. Quand Anne-Marie se réveilla de son sommeil
extatique, elle fixa son regard sur le cardinal.
Sur le chemin du retour, c’est Mgr Natali qui,
maintenant, raconte textuellement : " Je l’interrogeai sur le regard fixé
pendant quelque temps sur le cardinal. Comme par obéissance, elle devait porter
tout à ma connaissance. Elle me dit simplement : " c’est le futur pape ".
Quelques mois s’écoulèrent avant que le pape
Pie VIII mourut. Le 14 décembre 1830, s’ouvrit le conclave qui s’annonçait
houleux. Deux autres mois et plus s’écoulèrent avant que survienne un accord
dans l’élection du nouveau pape, une élection qui prit fin le 2 février 1831. Le
nouveau pape fut bel et bien le camaldule Mauro Cappellari. Il s’apprêtait à
prendre en mains les destinées de l’Eglise, au cours d’une période vraiment
dramatique. Il choisit de s’appeler Grégoire XVI.
Ce fut l’époque où deux sociétés secrètes
déployèrent toutes leurs forces, comme s’il y avait eu émulation entre elles,
pour nuire le plus possible à l’autorité du pape, essence même de l’église
catholique.
La première et la plus ancienne de ces
sociétés, lit-on, dans une page d’histoire, était formée de plusieurs autres
sociétés subalternes, lesquelles, sous le voile des Francs-Maçons, s’occupaient
plus ou moins directement de religion, de politique, de morale, s’attaquaient
aux croyances sociales. L’autre, formait, sous le nom de " carbonari ", la
milice armée, prête à combattre l’autorité publique à la moindre occasion.
Préoccupée de morale, elle s’employait à troubler les esprits ; des moyens
matériels étaient prévus dans le but de renverser les institutions. Dans les
orgies secrètes de l’une, les adeptes d’une certaine philosophie prononçaient
des oracles et promettaient la régénération des peuples. Les rencontres de
l’autre étaient l’occasion d’orchestrer, d’aiguiser le poignard des conjurés
rassemblés, dans le but d’assurer une action la plus efficace possible dans
l’oeuvre de destruction.
En quelques années, l’incendie de la révolution
se répandit de plus en plus, dans les différentes contrées de l’Etat romain,
même si Rome en fut toujours épargnée. Il n’est pas certain, feuilletant les
pages de notre histoire ou d’autres écrits historiques, que nous trouverions
l’explication d’un fait si singulier. Il faudrait peut-être, pour connaître
toute la vérité, fouiller le grand livre des desseins de Dieu.
Toutefois, certains témoignages nous permettent
d’entrevoir un peu de lumière à travers les ténèbres, et cette lumière provient
d’Anne-Marie Taïgi.
" Armée de l’esprit de foi, écrivit Mgr Natali,
elle n’hésita pas à s’offrir comme victime à son Seigneur, pour la tranquillité
et la paix de l’église, à ce sujet, le Seigneur lui dit que, si elle s’offrait
en satisfaction de sa divine justice, il libérerait Rome de la turbulence et des
pièges des sectaires. Elle accepta bien volontiers la dite condition par
laquelle Rome demeurerait toujours libre, de son vivant, des embûches et des
révolutions des ennemis.
Le Père Philippe, carme, ajoute : " Elle fit
tant et tant, elle pria tellement, accomplit si fidèlement ses promesses à
l’égard de son céleste époux, que dans Rome, les plans sanguinaires et cruels
des impies ne pouvaient s’enraciner ; elle en obtenait la confirmation
renouvelée et répétée. Elle ne devait pas s’épouvanter à la vue des complots
machinés dont elle était témoin. Les plans des susdits scélérats mis au point,
ils verraient tous les fils de leurs complots tranchés d’un seul coup, comme il
en a toujours été pour cette ville. Voilà pourquoi, je dis ailleurs, jusqu’à
quel point Rome est redevable à la servante de Dieu ".
Jusqu’à la fin de sa vie, c’est un fait, si les
intrigues des révolutionnaires en venaient à exploser, à introduire la confusion
dans Rome, elles étaient immédiatement et régulièrement maîtrisées. L’histoire
ne nous dit pas le pourquoi ; mais derrière l’histoire, on trouve la calvaire
d’une frêle femme du peuple qui prit sur ses faibles épaules, les peines, les
désolations, les croix. Cette humble femme s’offrit en victime à Dieu, pour la
paix de Rome. Et Dieu sauva Rome du fléau des révoltes.
La voix sortit de dessous un lugubre capuchon :
" Voici mon ange ". C’était une voix joyeuse, remplie d’espérance, comme elle
s’était fait entendre, dans cette salle de douleurs et de honte, tant d’autres
dimanches.
La femme était étendue sur un petit lit
immonde, à l’hôpital Saint-Jacques-des-Incurables, de Rome. Le capuchon noir en
cachait la laideur du visage ; un visage complètement ravagé, méconnaissable.
Tout était rongé, défait, déchiré par la maladie. La bouche seule se dessinait
encore, si bouche il y avait. Quel trou ébréché dans lequel on introduisait de
temps en temps, quelque breuvage !
On n’osait plus, depuis longtemps, s’approcher
de Santa, la contagieuse ; elle occupait ce coin de l’hôpital, réservé aux
malades réduits à l’état le plus répugnant. Personne, sauf une petite dame du
peuple, venait à son chevet, certains dimanches, accompagnée d’une fillette.
Chaque fois, Santa entendait la voix de loin,
et chaque fois, son coeur tressaillait dans sa poitrine, en des battements de
joie qui lui donnaient l’impression d’être en paradis. " Voici mon ange ",
disait-elle, et l’ange s’assoyait tout prés du lit. Il lui demandait avec
douceur, comment elle se portait. Et si elle avait besoin de quelque chose, de
n’importe quoi, elle le lui procurait ; elle était là pour cela, pour l’aider de
toute manière et en toute nécessité. Mais Santa, la contagieuse, répondait
toujours par un non, qu’elle n’avait maintenant plus besoin de rien. Tout ce
qu’elle désirait, elle l’avait déjà reçu au moment où elle, son ange, avait
franchi le seuil de sa chambre, pour lui livrer une parole d’amour.
Le dimanche, Anne-Marie Taïgi accompagnait une
de ses filles, ou Sophia ou Mariuccia ; elles se rendaient à l’hôpital de
Saint-Jean-de-Latran ou à celui de la Trinité-des-Pèlerins, ou justement à celui
de Saint-Jacques-des-Incurables, pour y exercer des oeuvres de miséricorde.
Un jour, près de Santa, il parut que Sophia
allait s’évanouir en raison de la puanteur que la malade exhalait. Quand la mère
et la fille furent à l’extérieur, cette dernière s’en plaignit. " Ma fille, lui
répondit la mère, si tu pouvais sentir l’odeur de son âme ! Il est certain que
cette dernière passera immédiatement du lit au paradis ".
S’il est vrai que l’amour d’une épouse, d’une
mère, doit d’abord se déverser sur l’homme que la Providence lui a donné comme
compagnon de vie, et sur les créatures qui sont nées de cette union, il est
autrement vrai que son affection et sa tendresse ne doivent s’épuiser, comme
cela arrive trop souvent, entre les quatre murs de la demeure familiale, se
transformer en froideur et en égoïsme pour les gens de l’extérieur.
Si une leçon jaillit vraiment de la vie
d’Anne-Marie Taïgi, pour toutes les épouses et pour toutes les mères, c’est bien
celle-ci : ne rien enlever, absolument rien, à la chaleur du foyer domestique,
et projeter la flamme d’amour pour ses frères et soeurs de l’entourage, connus
ou inconnus, afin qu’ils puissent être tous et toutes, de vrais enfants de Dieu.
Anne-Marie Taïgi, épouse dévote et mère très aimante, ne manqua jamais à ses
vieux parents : on garda à la maison maman Santa jusqu’à sa mort, on soigna le
vieux papa jusqu’à la dernière minute, alors qu’il était horriblement atteint de
la lèpre.
En plus du mari, des fils, des gendres, l’amour
d’Anne-Marie se répandit dans un vaste rayon ; il atteignit les sentiers les
plus profonds et les plus obscurs de la pauvre société qui vivait alentour. Elle
éprouva, plus d’une fois, L’amère saveur de la misère. La souffrance des autres
fut à chaque instant, sa propre souffrance. Sa compassion pour les besogneux, sa
peine pour les souffrants, dépassaient toujours le sentiment naturel de pitié,
de commisération, que chaque être éprouve pour les malheureux du monde. Pour
tout et pour tous, sa charité fut patiente, tendre, douce, empressée, toujours
prête ; une charité, en d’autres termes, exercée à un degré héroïque, dans des
situations souvent impossibles.
Quand, avec les troupes d’invasion du général
Miollis, une épouvantable famine s’appesantit sur Rome, elle qui, avec son mari,
ne savait pas comment nourrir leur famille y parvint et réussit même à en
secourir bien d’autres qui étaient encore plus tourmentées. Nombreuses furent
les familles qui survécurent, en ces années, grâce à son aide, le " miracle " de
leur survivance.
Quand elle n’avait plus un sou en poche, ni de
pain à offrir, à qui lui en demandait, elle laissait de côté toute
considération, et allait personnellement, frapper aux portes de ceux qui en
avaient encore. Ce qu’elle obtenait, elle le distribuait avec justice, selon les
besoins les plus pressants.
Un épisode parmi mille autres : une fois, une
femme déguenillée et tout ébouriffée, les traces de la faim gravées dans le
visage, serrant dans ses bras un entortillement de chiffons, une petite créature
se présenta à sa porte. Anne-Marie jeta un regard aux alentours. Il n’y avait
rien à manger, dans la maison. La garde-robe était aussi demeurée vide. Que
faire ? Elle enleva son propre vêtement et le fit endosser à l’instant par cette
pauvrette. Puis, elle la pria ainsi : " Je vous prie de revenir tous les
vendredis à la même heure ". Pour elle et son enfant, il y aura bien toujours
quelque chose.
Parmi les misérables, elle préférait les
enfants pauvres. Jeanne Cams, sa domestique, raconte qu’un matin très froid
d’hiver, sortant avec Anne-Marie de l’église de
Saint-Barthélemy-des-Bergamasques, " un pauvre petit garçon passa. Il était
pieds nus, déguenillé, à demi vêtu. Il tremblait de froid, dévoré par la
privation de la faim. Il était, de plus, malpropre, éclaboussé de boue, et
personne n’avait le goût de l’approcher. Le jeune bambin s’approcha d’Anne-Marie
Taïgi et sollicita une légère aumône. C’était, pour Anne, une précieuse
rencontre ; elle l’amena au foyer familial, le réchauffa, le restaura. Toute
empressée, elle lui donna ensuite des vêtements ; tant bien que mal, elle lui
fit mettre des bas, chausser une paire de chaussures qui appartenait à son fils.
Elle veilla sur lui, l’assista avec tant de charité qu’on eut cru qu’il était le
fils d’un grand seigneur. Après lui avoir enseigné les principes de la religion,
lui avoir assuré le réconfort auquel fait appel une si pénible situation, elle
lui donna une aumône en argent, selon ses moyens, et le laissa aller au nom de
Dieu ".
De ces enfants malheureux, rencontrés dans la
rue et amenés à la maison pour les nourrir et les vêtir, l’histoire d’Anne-Marie
Taïgi en est remplie. Elle continuera d’agir ainsi, malgré le fait regrettable
que le bambin qu’elle avait assisté, rassasié, mis à neuf, ait couru droit au
ghetto, vendre l’habit à peine reçu, pour se remettre demi-nu et être de nouveau
en quête d’aumônes.
La friponnerie d’un seul petit voyou ne pouvait
suffire pour figer ou geler la grande affection d’Anne-Marie pour les enfants
les plus malheureux et les plus tristes ; ils étaient les préférés de Jésus.
Anne-Marie aima aussi les malades ; nous le
savons déjà. Une de ses pires dénigreuses tomba malade, un jour. Il s’agissait
d’une commère maligne et incurable qui avait contribué, de façon obstinée, par
ses médisances et ses insinuations malveillantes, à créer une atmosphère de
soupçons et de troubles autour de la demeure des Taïgi. Quand Anne-Marie sut
qu’elle était malade, elle oublia tout, courut à la maison de sa persécutrice,
pour lui rendre les offices de la charité, tant au plan moral que physique,
raconta sa fille Sophia. Elle lui fut toujours attentive, toujours disponible ;
dans les visites qu’elle lui faisait, elle l’exhortait à la patience, lui
apportait quelque biscuits, quelques carafes de bon vin qu’elle réservait pour
les malades, quand on lui en faisait cadeau. Elle l’exhortait à la foi en Dieu ;
elle y voyait un moyen excellent de supporter une maladie lente et pénible. Elle
l’invitait souvent à la patience, l’invitait à la prière, à l’oraison,
convaincue que le Seigneur la consolerait. De fait, la malade guérit.
À l’amour des pauvres et des malades,
Anne-Marie ajouta l’amour des pécheurs, des gens qui souffrent de la pire des
maladies. Elle les aima à un point tel, qu’elle leur dédia la plus grande part
de ses prières les plus ardentes, ses plus dures mortifications, ses plus
exténuantes pénitences, ses pèlerinages nocturnes qui s’échelonnaient sur une
durée de quarante nuits consécutives, qui la conduisaient à la porte des églises
où elle se prosternait et demandait à Dieu la conversion des âmes qui lui
étaient chères et même de celles qu’elle ne connaissait pas, mais qui lui
avaient été recommandées.
" Combien d’hommes, écrivit avec autorité le
cardinal Pedicini, liés à de vieilles et scandaleuses pratiques, parvinrent à
une véritable contrition et bénéficièrent des miséricordes divines, par le
renoncement immédiat à leurs péchés, aux pratiques infernales d’amitiés
malhonnêtes ".
Que de souffrances morales, que de souffrances
physiques, n’a-t-elle pas appelées sur elle-même, de la part du Seigneur qui
répondait à ses désirs en chargeant ses épaules de croix nombreuses qui
procuraient le salut aux âmes en détresse, à ceux qui étaient condamnés à
l’échafaud, qu’Anne-Marie considérait être les plus malheureux parmi les
malheureux. De leur terrible sort, elle ne pouvait s’apaiser, compte tenu des
nombreux délits qu’ils avaient commis. Pour leur conversion, elle mobilisait
aussi Mgr Natali qui avait accès aux prisons, pouvait se rendre utile aux
disgraciés, jusqu’au dernier moment de leur vie.
C’est dans cette lumière de vertus héroïques,
qu’étaient attirés les très chers malheureux ; une lumière qui venait d’en haut.
Toutes les biographies qui racontent la vie d’Anne-Marie Taïgi, soulignent son
charisme prophétique. Il est certain que parmi les multiples dons qu’elle a
reçus, le don de prédiction de l’avenir a joué un grand rôle. Ainsi, le Père
éternel récompensait sa créature qui lui appartenait totalement. Du reste, les
témoignages qui se rapportent à la vie de nombreux saints, en constituent une
confirmation richement documentée. Il est certain qu’Anne-Marie fut une de ces
saintes créatures que Dieu gratifia largement de ce don.
Quand Pie VIII était encore pape, Anne-Marie
fit une prophétie d’un caractère dramatique formidable, qui garde aujourd’hui
encore son intérêt tout à fait exceptionnel. Il s’agit d’une prophétie qui
produisit alors, chez ceux qui la recueillirent, un trouble profond, un émoi
intense qui continue, jusqu’à maintenant, à éveiller, en qui la redécouvre parmi
les vieux documents, la même commotion et un trouble identique, parce qu’elle
implique le futur de l’humanité, inséparable de l’avenir de l’Eglise, le plaçant
parmi les tourments de cette lutte de l’homme qui tend, depuis son origine, à
assurer le triomphe du bien sur le mal.
Riche en particularités, d’une clarté des plus
évidentes, elle nous est parvenue par une déposition juridique assermentée de
Monseigneur Raphaël Natalie.
Un jour de 1818, parlant des prochains fléaux
de la terre, des futurs fléaux du ciel, elle précisa qu’ils pourraient, les uns
et les autres, être atténués par les prières des âmes pieuses. Anne-Marie prédit
que des millions d’hommes sont appelés à mourir par une main de fer, qu’un grand
nombre mourront à l’occasion de guerres, de litiges, par traîtrise, et d’autre
millions, par des morts imprévues. Des nations entières arriveraient ensuite à
l’unité de l’Église catholique. Plusieurs turcs, païens et juifs, se
convertiront, en demeurant tout confus devant les chrétiens, admirant leur
ferveur et l’exactitude de leur vie. Elle me dit plusieurs fois que le Seigneur
lui fit voir dans le mystérieux soleil, le triomphe et la joie universelle de la
nouvelle Eglise, si grands et si surprenants, qu’elle ne pouvait pas
l’expliquer.
En 1922, le lendemain de la première guerre
mondiale, on publiait, selon notre jugement personnel, la plus sérieuse
biographie d’Anne-Marie, conforme en tout à l’histoire, selon la critique qui en
a été faite. L’auteur, le cardinal Salotti, rapporte largement cette prophétie
qu’évitaient de mentionner la plupart des biographes. S’arrêtant sur la
prédiction des carnages en masse, il annonce la conversion de peuples entiers,
le triomphe de l’Eglise. L’auteur ajoutait : " Si on pense à la guerre mondiale
qui s’est déchaînée en 1914, pour la première fois, dans l’histoire, périrent
simultanément, sur divers champs de bataille, des millions et des millions
d’hommes. Si on pense aux centaines de milliers tués par trahison, dans la même
période. Si on pense aux tueries de la révolution bolchevique, en Russie, une
révolution qui éclata sur les ruines de la même guerre. Si on pense aux luttes
intestines dont les haines de partis se répandirent furieusement, souillant de
sang les rues de la ville. Si on pense aux milliers et milliers de victimes
emportées par les tremblements de terre de Sicile, de Calabre, de Marsica. Si on
pense, enfin, à cette peste qui intervint en 1919, à la fin de la guerre
cruelle ; dans l’espace de quelques mois, dans différentes parties du monde, se
produisit cette hécatombe épouvantable de millions et de millions de morts, une
contagion qui ne s’était jamais vue dans les siècles passés. " Si on pense,
ajoutons-nous, énumérant seulement quelques autres fléaux de la terre qui
suivirent l’année 1922, quand le cardinal Salotti écrivit ces lignes, il
songeait aux guerres d’Afrique, à la guerre d’Espagne, au second conflit
mondial, rendu plus apocalyptique par les génocides hitlériens, par les
exterminations atomiques de Hieroshima et de Nagasaki, au calvaire de l’Europe
de l’Est, à la révolution de Chine, à la guerre de Corée, à la guerre de l’Indo-Chine,
à l’insurrection et à la répression de la Hongrie, au martyre de plusieurs
peuples coloniaux, à la grande famine qui continue de ravager l’Inde et d’autres
pays, aux massacres d’Algérie, jusqu’aux derniers tremblements de terre. " Si on
réfléchit, dis-je, à tout cet ensemble de morts, par les guerres, les trahisons,
les tremblements de terre, les contagions, concluait le cardinal Charles Safotti,
on a l’impression d’être en présence de fléaux prédits par notre Bienheureuse ".
Personne ne nous en voudra d’ajouter d’autres
faits, d’autres événements, si on considère la grande espérance que tout le
monde met dans les conclusions du concile Vatican II, l’espérance qu’on met
aussi dans la perspective du retour à l’unité de l’église, un retour qui
apparaît lointain, qui n’est pas pour autant, une utopie.
Pour raconter toutes les prophéties faites et
réalisées par notre protagoniste, nous aurions besoin de beaucoup plus d’espace
que celui réservé à ce travail, à cette rapide narration. Elles eurent, en
effet, pour objets, de nombreuses personnes de haute autorité, beaucoup de gens
du peuple absolument inconnus.
Un jour de 1827, disons-nous dans le but de
faire ressortir certains épisodes, Mgr Louis Lambruschini, partant dans la
direction de Paris, comme nonce apostolique à la cour de France, fit demander à
Anne-Marie Taïgi de le recommander vivement à Dieu, dans sa mission. Anne-Marie
regarda dans son soleil céleste et lui fit savoir : " que son voyage serait
heureux, son séjour à Paris, angoissant, qu’il vivrait un long et pénible
martyre de l’esprit ". Et peu de temps après, se succédèrent un tant soit peu
d’événements qui dominèrent dans la suite, durant la révolution imprévue de
juillet 1830, et le nonce dut revenir à Rome.
Un autre jour, Anne-Marie rencontra le cardinal
Mazzarini, sur la rue. Élevé depuis peu à la pourpre sacrée, il se rendait à
Saint-Pierre, dans toute la splendeur de sa dignité nouvelle. " En ce jour, dans
la pompe, murmura la voyante à celui qui était à ses côtés, dans un mois, la
tombe ". À la fin du mois, elle assistait aux funérailles du cardinal.
Une autre fois, elle allait visiter une femme
du peuple, qui avait donné naissance à une jolie petite créature. Elle la trouva
très bien, mais appela toutefois, en aparté, quelques personnes présentes, et
leur dit : " Vite, faites-lui donner les sacrements, la pauvre va mourir ! "
Tous demeurèrent surpris et incrédules. Mais comment ! Tout allait pour le
mieux ; la mère et l’enfant jouissaient d’une parfaite santé. Ils en parlèrent
avec le confesseur et ce dernier fit gorge chaude sur cette prophétie. Dans la
suite, " on ne sait jamais ", cette voyante les devinera toutes. On finit par
lui faire apporter les derniers sacrements. Cela arriva juste à temps ; dès
qu’elle les eut reçus, la jeune maman expira.
Mais la vie d’Anne-Marie Taïgi fut une suite
d’épisodes semblables. Nous nous limiterons à rappeler une de ses dernières
prédictions ; elle fut d’un grand intérêt pour l’histoire. Elle en fit mention,
un jour, dans la maison, alors que le dialogue avait cessé. Elle avait trait aux
désordres qui commençaient à exploser, un peu partout, dans les Etats romains.
En cette occasion, Anne-Marie Taïgi fit remarquer que ce qui est arrivé, n’était
rien en comparaison avec ce qui allait arriver, dans quelque temps. Elle ajouta
que le successeur du pontife régnant, Grégoire XVI, aurait un pontificat plus
violent, au milieu de tourments continuels. Elle ajouta, toutefois, que le futur
pape vivrait plus longtemps et qu’à la fin, il mourrait paisiblement, à Rome,
dans son lit, après un long pontificat.
Nous devons maintenant, nous rendre compte que,
à l’époque où Anne-Marie prononça ces paroles, Grégoire XVI occupait depuis peu,
le siège de Pierre. Quelques années plus tard, en 1837, Anne-Marie Taïgi
mourrait et Grégoire XVI continua à régner jusqu’en 1846. Pie IX seul, serait
appelé à lui succéder.
Tel que prédit par Anne-Marie longtemps
auparavant, le règne de Pie IX se terminera en 1878, après 31 ans, 7 mois, 23
jours d’exercice de la papauté.
Anne sera, dans la suite, encore plus précise.
Elle indique, en une autre occasion, au chanoine Raymond Pigliacelli, que des
temps difficiles s’annoncent pour l’Eglise. A la question du prélat qui porte
sur l’identité du pape qui régnera en cette période de mésaventures, Anne
répond : " Le pontife qui régnera, en sera un qui n’est même pas cardinal. De
plus, il ne demeure pas à Rome ".
Elle confirma, quelque temps après, ses propos,
à Mgr IMatali, à qui elle avait indiqué la façon de faire face à la persécution
que subirait l’église de Rome, à l’intérieur de laquelle l’iniquité serait
triomphante. Dieu exigera un pontife saint, choisi selon son coeur, et à qui il
communiquerait des lumières tout à fait spéciales ; que celui-ci serait élu
d’une manière extraordinaire, qu’il serait assisté et protégé par Dieu, d’une
façon particulière, que son nom répandu dans tout l’univers, serait applaudi par
les peuples et craint par les rois. Le Turc lui-même le vénérera, demandera à le
féliciter. Il fera des réformes. Il instruira le peuple, recevra des secours de
toutes parts. Les impies seront écrasés et humiliés, beaucoup d’hérétiques, sous
son pontificat, retourneront à l’unité de la Sainte église Catholique Romaine.
Elle souligna, de nouveau, à la fin, que le futur pape était dans le moment, un
simple prêtre et se trouvait dans un pays assez lointain.
C’est un fait, à l’époque où Anne-Marie
annonçait à l’avance, ces événements, Dom Giovanni Mastaï Ferretti, le futur Pie
IX, était au Chili, à titre d’auditeur du délégué pontifical, Mgr Giovanni
Muzzi.
Les prédictions devinrent, dans la suite, plus
circonstanciées. Elle déclara, conversant un jour avec le comte Broglio,
secrétaire de la Légation de la Sardaigne, que " le prochain pontife
effectuerait des réformes dans le but de se décharger de tant d’affaires
temporelles de l’état ; il appellerait au pouvoir des séculiers qui rempliraient
des charges pour que lui puisse s’occuper plus longuement des affaires
spirituelles de l’Église ". Elle fit aussi savoir, par la suite, au cardinal
Racanati, que le successeur de Grégoire XVI ne devait pas se déconcerter, qu’il
aurait confiance en Dieu et recevrait assistance, qu’il serait aidé de
l’extérieur, même en argent, de ceux en qui il ne porte pas foi, confesse le
cardinal, et qu’à la fin, le pontife opérerait des miracles ".
Plusieurs années après, l’histoire devait,
d’une manière ponctuelle et avec exactitude, confirmer la prédiction
d’Anne-Marie Taïgi, sur la longueur exceptionnelle du pontificat de Pie IX, sur
les tourments qui devaient l’agiter. Il suffit de feuilleter certains textes de
l’histoire pour en trouver la documentation : rappelons l’assassinat de
Pellegrino Rossi, ministre de Pie IX, jusqu’à sa fuite à Gaète ; les orgies
sacrilèges des athées, les spoliations des églises et des couvents ; les
meurtres des prêtres et des religieux du Transtévère, la lutte anticléricale
conduite au parlement et sur la place, dans les écoles et dans la presse,
jusqu’au massacre d’une troupe de canailles qui tentèrent de s’emparer de la
dépouille mortelle du même Pontife, dans la nuit du 12 au 13 juillet 1881,
durant sa translation au Campo Verano.
Les réformes que fit Pie IX, par la suite, pour
se libérer des affaires temporelles consistaient en ceci : céder le conseil
municipal à la ville de Rome, le conseil des députés à l’Etat. La vénération
profonde que, d’un pôle du monde à l’autre, les peuples ont voulu manifester,
était de nature à consoler le pontife, à lui faire oublier les nombreux
outrages, les persécutions qui pleuvaient contre lui. Ils lui signifiaient, en
même temps, leur approbation. Les Turcs appuyaient aussi son attitude ferme. Les
rois de l’Europe firent preuve de respect mais exprimèrent de la crainte, une
crainte qu’ils ne réussissaient pas à dissimuler ; ils dépouillèrent le pape de
son pouvoir, l’église, de ses biens.
L’aide matérielle qui lui parvint de toute
part, quand il fut réduit à la pauvreté, témoignait de l’affection qu’on avait
pour lui. La Belgique, à elle seule, lui fit parvenir un montant de 285,000
francs, en l’espace de deux ans. En 1877, lors de la célébration de son jubilé
d’or sacerdotal, lui parvinrent de partout des dons pour une valeur de 10
millions de lires. Le denier de Saint-Pierre atteint, cette année-là, un montant
supérieur à 16 millions de francs. De la sainteté et des miracles de Pie IX, il
reste la documentation rigoureuse des procès informatifs qui ont été confiés à
la Sacrée Congrégation des Rites, pour la promotion de sa cause de
béatification. Après 1878, le pontife est entré dans l’histoire pour de longues
années et il demeure des traces de son passage. Sa prédiction tout à fait à
point, ne pouvait qu’être confirmée par la suite. Une explication ne peut être
profitable que si on s’y arrête, que si on la fait sienne. Anne-Marie Taïgi,
cette humble femme du peuple, a donné la preuve que le don extraordinaire
qu’elle possédait, correspondait à de prodigieuses lumières divines, venues d’en
haut.
Le fait, avant même d’être significatif, fut
pour le moins curieux. Dans l’intention de parler des rapports spirituels qui
intervinrent, durant une longue période, entre deux êtres exceptionnels qui
vécurent à Rome, à la même époque, totalement voués, bien que dans des champs
divers, à la gloire de Dieu, des rapports entre saint Vincent Pallotti et
Anne-Marie Taïgi.
Il faut poser, au préalable, que le saint
fondateur des Pallotins eut plus d’une fois recours aux conseils et à l’aide de
la protagoniste de notre histoire, la sachant généreusement dotée du ciel, de
dons très singuliers. En pratique, dans les moments difficiles de sa splendide
mission, chaque fois que le besoin d’une intervention de la Providence divine
s’imposait, devenait urgente, dom Vincenzo Pallotti qui ne connaissait pas
personnellement Anne-Marie Taïgi mais avait rencontré une de ses amies et lui
avait ouvert son âme. Il l’avait priée de raconter ses peines à Anne-Marie et de
la charger d’intercéder pour telle ou telle grâce, en sa faveur, ou en faveur de
son oeuvre.
Après chaque colloque, déclara par la suite
Vincent Pallotti, j’ai régulièrement et ponctuellement " vérifié les effets
salutaires " des prières de cette humble mère de famille.
Mais le fait curieux est celui-ci : Après la
mort d’Anne-Marie Taïgi, le saint prêtre se rendit compte du fait que, toutes
les fois qu’il s’est accordé une entrevue avec une amie d’Anne-Marie, il avait,
en réalité, rencontré Anne-Marie elle-même. " Par humilité et vertu ", elle
disait ne pas la connaître personnellement, cachant son identité.
Dom Vincenzo Pallotti a cité cet épisode
particulier, pour mieux souligner la modestie de cette femme qui, parvenue à se
trouver au centre de la vénération de personnages de très haut rang, de
personnages de très grande popularité, cherchait, néanmoins, par tous les
moyens, à soustraire sa personne de la pression de l’admiration.
L’estime qui l’entourait pesait lourdement sur
l’âme d’Anne-Marie Taïgi, comme nous l’indiquent très bien les larmes qu’elle a
versées, dans les heures de tranquillité qu’elle s’assurait, en fuyant. Elle se
retirait dans sa chambrette, et là, à genoux, à travers les sanglots, elle
conversait avec son époux céleste, le blâmait presque, confidentiellement, de ne
pas lui vouloir plus de bien. S’il m’aimait de fait, disait-elle, il m’aurait
fait marcher dans les traces des infortunés, dans la voie qu’a empruntée Jésus.
Dans les moments où elle était encensée par l’exaltation, elle comparait sa vie
à celle du Sauveur cruellement traîné dans l’abjection. Elle tremblait à la
pensée que toutes ces louanges n’étaient autres que l’oeuvre trompeuse du démon
pour l’infatuer, la séduire, la conduire à la pire des chutes. Ainsi, chaque
fois qu’elle sortait de sa chambrette, elle essuyait ses larmes et portait dans
son coeur le dessein le plus ardent, de s’éclipser du milieu des adulations, de
disparaître, de s’évanouir dans l’oubli.
Mais, comment faire ? Depuis des années,
désormais, sa maison était un véritable port de mer où arrivaient
continuellement, des reines et des princes, des cardinaux et des évêques, des
ambassadeurs, des généraux, des gens nobles, des gens du peuple. Tout cela ne
pouvait malheureusement être tenu secret, dans un voisinage aussi bavard que
médisant. Se bouchant les oreilles et se fermant les yeux, elle ne pouvait
connaître le nombre de ceux qui appréciaient ses vertus. Les cardinaux Pedicini
et Barberini, Cesari et Riganti, Fesch et Cristaldi, des évêques, des prélats,
tels Piervisari et Ercolani, Guerrieri et Basilici, et bien d’autres, la
disaient sainte, en toutes lettres, et ce, avec une parfaite conviction.
Plusieurs personnages de vie sans tache, ont été proclamés bienheureux,
vénérables, serviteurs de Dieu : Vincent Strambi, Gaspard del Bufalo, Menocio,
Bernard Clausi, frère Félix de Monte Fiascona, frère Pétrone de Bologne,
Elisabeth Canori-Mora, Vincent Pallotti. Combien l’exaltèrent et la glorifièrent
en toute occasion ? Marie Louise de Bourbon et les dames de sa cour à Lucques,
les nobles Bandini et Gaétani, un groupe de prêtres, de religieux de tous
Ordres.
Elle ne manquait jamais d’écrire à Turin, à la
comtesse Dandozeno, femme du gouverneur général de la Savoie, pour se déclarer
indigne, humble femme du peuple qu’elle était, d’accepter son invitation à la
cour, pour la conjurer de ne parler d’elle à personne, de ne pas faire allusion,
même vaguement, aux grâces obtenues du Seigneur, par ses pauvres prières.
Lorsqu’elle ne pouvait faire autrement, elle disait que le Bon Dieu s’était
servi de la " plus misérable créature ", qu’elle ne voulait, d’aucune façon,
être connue.
Jamais elle ne révélait le nom des personnages
illustres qui venaient la visiter ou qui l’appelaient pour des conseils. " Si
nous ne l’avions pas vue de nos yeux, dira sa fille Sophia, ou si nous ne
l’avions pas accompagnée dans plusieurs foyers, nous n’aurions jamais rien su
d’elle ".
Elle ne manquait pas de s’humilier en toute
circonstance, pour souligner qu’elle était, elle-même, comme toutes les autres,
une femme, et pas plus. Quand elle entendait parler de quelques coquineries
commises par quelqu’un, son opinion était invariablement que " si le Seigneur ne
nous protégeait pas, nous serions capables de choses pires, encore ". Elle
apportait tout de suite l’exemple de Philippe Néri et répétait avec lui :
" Seigneur, retiens-moi fortement, sinon, je me ferai juif, aujourd’hui ". Et
chaque instant lui servait pour rappeler à tous que, " si nous tenons, c’est
grâce à Dieu, totalement ".
Chaque fois que quelqu’un la priait de le
recommander au Seigneur, elle lui répondait : " L’un pour l’autre ; vous,
faites-le pour moi, et moi, faiblement, je le ferai pour vous ". Et si certains
insistaient, disant qu’elle était la plus écoutée du ciel, elle répondait :
" Vous est-il déjà arrivé de dire cette chose ? Et elle en était troublée. Je ne
m’explique pas le fait que le Seigneur me laisse sur terre, lorsque je songe à
mes péchés. Ne dites plus ces hérésies parce que Dieu seul est juste, Dieu seul
est saint ".
Puis, souvent, c’était quelqu’un que Sophia
rencontrait dans la rue et lui faisait cette remarque : " Oh ! vous êtes une
jeune fille tellement chanceuse, avec une mère sainte comme la vôtre ". Et
Sophia rapportait tout cela à la maison. Anne-Marie lui répliquait : " Ma fille,
n’y prête pas attention parce que les saints ne sont pas de ce monde. Prions
Dieu pour qu’il permette que nous mourrions en saints ".
Et chaque fois que des personnalités de premier
rang de l’église lui manifestaient ouvertement la grande estime qu’elles lui
portaient, elle ne pouvait demeurer en paix, se répétait déconcertée ! " Je suis
une pécheresse, une pauvre misérable, je ne sais pas comment ceux-ci peuvent
agir de la sorte, à mon égard ".
La renommée, les hommages, la célébrité, en
somme, l’ont suffoquée, inquiétée, pendant toute sa vie.
Il n’y a pas de doute que cela fut pour
Anne-Marie la croix la plus pénible parmi tant d’autres qui l’accablèrent ;
l’unique croix qu’elle ne réussit jamais à embrasser avec joie et amour, et dont
elle a tenté de se dégager, à maintes reprises.
Elle éprouvait une grande répugnance pour les
" hosanna " ; elle ne s’en trouvait pas digne. Elle chercha de toutes manières,
et en plus d’une occasion, à se soustraire aux rencontres avec des admirateurs.
Elle y parvint, quelquefois, avec Lord Clifford, d’Angleterre, par exemple.
Mgr Raphaël Natali avait, un jour, révélé à ce
grand seigneur en visite, " certaines circonstances que lui confia Anne-Marie
Taïgi, circonstances, lui précisa-t-il, dont les diverses épisodes ne pouvaient
être connues que par des lumières venant de Dieu ". Le lord était demeuré
littéralement abasourdi de ces révélations, et est devenu à ce point entiché à
l’égard de l’humble romaine, qu’il ne pouvait désirer autre chose que de la
connaître personnellement. Il ajouta que, s’il avait eu l’honneur de la
rencontrer, il lui aurait assigné ainsi qu’à toute sa famille, après sa mort,
une substantielle pension mensuelle, avec l’adjonction de quelque titre de
noblesse ".
" J’accomplis moi-même la mission, raconte Mgr
Natali, mais elle sourit et refuse toujours l’ostentation qui se pavane ; elle
préfère la vie cachée, dans le Seigneur ". " Lord Clifford envoya chez moi, par
la suite, une personne qui désirait la rencontrer. Voyant la constance de son
refus, elle ne la dérangea pas ".
Lord Clifford ne fit pas seulement la lumière
sur son désintéressement total, pour ne pas dire son dédain, d’ailleurs avoué
par Anne-Marie elle-même, pour toute vie mondaine ; il confirma en particulier
et, une fois de plus, son détachement pour tout bien terrestre.
J’ai déjà signalé comment elle avait écarté
l’hospitalité offerte par l’ex-souveraine d’Etrurie qui voulait l’attirer,
l’avoir, la retenir près d’elle, avec son mari et ses enfants, à la cour de
Lucques. On sait aussi, comment elle refusa pareille invitation adressée par
l’entremise du cardinal Pedicini.
Des offrandes généreuses, elle en repoussa
plusieurs ; elle aurait pu accumuler beaucoup d’honneurs et d’argent si,
seulement, elle avait dit oui. Souvent, on voulait la récompenser par des biens
matériels, pour des avantages spirituels qu’on avait reçus. Elle demeura,
jusqu’au dernier jour, ferme dans le propos explicite de préserver son honorable
pauvreté de tout attentat relié à la richesse. Elle maintint cette
détermination, y fut fidèle, même dans les années les plus sombres, quand sa
pauvreté atteignait souvent le seuil de l’affreuse misère.
On a cru qu’elle n’agissait ainsi que par pure
résignation. Certes, un autre motif s’ajoutait : un amour vrai, chaud,
passionné, pour " soeur pauvreté ", un amour basé sur la confiance, une attitude
d’abandon, entre les mains de Dieu.
Sa confiance en Dieu ne fut jamais trompée ; la
maison Taïgi ne fut jamais négligée par la Providence, pas même dans les
situations qui semblaient désespérées ; Anne-Marie l’avait expérimenté. C’est
tout dire.
Un jour, il ne restait pas même un petit
morceau de pain dans le garde-manger. Et je ne parle pas du fricot, pour
restaurer le mari et les enfants. Il ne se trouvait pas, non plus, dans toute la
maison, un petit objet qui put être échangé pour quelque chose à se mettre sous
la dent. Des sous, il était déjà étrange que quelqu’un, dans la famille, en
conservât le souvenir, depuis tant de temps qu’on n’en avait pas vus. Tous
semblaient consternés. Si l’ombre d’un trouble a envahi l’esprit d’Anne-Marie,
personne ne l’a su. En tout cas, elle ne le fit pas voir.
Elle s’enveloppa dans son seul manteau, salua
ses familiers, et, d’un pas régulier, se dirigea vers la basilique Saint-Paul.
Elle y entra, s’agenouilla au pied du crucifix, pria longuement, avec cette
ardeur qui la transformait ; elle pria jusqu’à ce qu’elle entendit une voix, la
voix bien connue de son époux céleste, qui lui dit : " Retourne à la maison et
tu trouveras la Providence ". Obéissant alors, immédiatement, elle se releva et
prit le chemin du retour.
Dans son coeur, régnait la tranquillité,
certaine, que cette fois encore, tout était résolu pour le mieux. À peine,
avait-elle, en effet, posé le pied sur le seuil de la porte, qu’elle se vit
remettre, par ses filles, une lettre du marquis Carlo Bandini. Cette lettre
venait tout juste d’arriver de Florence, lui dirent-elles. Avant de l’ouvrir,
Anne-Marie savait déjà, qu’avec le message, il y avait de l’argent en quantité
suffisante pour faire face à la crise.
Ces moments de crise devinrent encore plus
fréquents dans les derniers mois de la vie d’Anne-Marie. Quand les maladies se
succédaient, s’ajoutaient l’une à l’autre, les besoins se multipliaient. Elle ne
doutait alors pas même un instant de l’aide céleste. Et l’aide céleste ne lui
manqua jamais. En certaines circonstances dramatiques, elle vit arriver à la
maison les secours les plus inattendus, de la part de gens éloignés qui ne
l’avaient jamais connue, sinon par ouï-dire. Jusqu’à la fin, cependant, prévalut
la règle que, chaque fois que les offrandes dépassaient les nécessités
immédiates, elles se transformaient en dons qu’elle distribuait à d’autres
pauvres ou d’autres malades, également dans le besoin.
J’ai démontré, rapidement, les multiples
maladies qui frappèrent notre protagoniste, peu de temps, avant sa mort. Si on
devait compléter, à la bonne franquette, un genre de fiche médicale, pour y
enregistrer tous les maux qui accompagnèrent l’entière période de ses dernières
années, du moment où elle se consacra au Seigneur, jusqu’au dernier soupir, nous
serions embarrassés. Non seulement parce qu’elle garda ses souffrances secrètes,
le plus possible, comme elle chercha toujours à cacher ses vertus, à dissimuler
les dons prodigieux qu’elle obtint du ciel, mais surtout, parce que, comme
l’écrivait le cardinal Carlo Salotti : " Le caractère étrange des maladies sert
à démontrer que, la Bienheureuse ayant le désir de souffrir pour les âmes,
d’être crucifiée avec le Christ, fut exaucée dans son désir du martyre ".
Elle le fut de telle manière que " dans ses
états maladifs, il parut que tous ses membres portaient l’empreinte de la
Passion divine et qu’elle sembla percevoir dans ses sens, les effets ou l’effet
des douleurs du Calvaire ".
Entreprise ardue, dès lors, de tenter de
définir la nature exacte, les symptômes précis, l’intensité de ses souffrances,
de tant de maux. Si toutefois, je veux ici tenter de les énumérer, je risquerais
de les définir par une terminologie inexacte, dans l’intention de les faire
comprendre à tous ; il s’agirait d’un tableau approximatif des incroyables
douleurs que cette femme exceptionnelle supporta, pendant tant d’années, avec
une sérénité qui ne s’est jamais démentie, puisqu’elle les avait demandées à son
divin époux, pour payer, elle, infime créature, les nombreux méfaits de son
temps.
Douleurs très fortes aux oreilles, qui
s’accompagnèrent de souffrances lancinantes, genre de névralgie qui se répandait
dans toute la tête, la contraignant à garder toujours un bandage autour de la
tête.
Des yeux, un s’était fermé bientôt, dans
l’obscurité d’une cécité presque totale. L’autre était réduit à entrevoir à
peine la lumière du jour, alors que les rayons éblouissants du mystérieux soleil
céleste l’aveuglaient continuellement, la transperçaient si douloureusement,
qu’elle aurait pu pleurer sans trêve.
Une inflammation profonde et fétide de la
muqueuse nasale, en plus de lui boucher le nez, la tourmentait sans répit ; une
senteur repoussante et nauséabonde se logeait dans son odorat. Un asthme
perpétuel nuisait terriblement à sa respiration. Ses dents lui causaient un
martyre ininterrompu.
Aucune articulation aux membres supérieurs et
aux membres inférieurs, comme à la colonne vertébrale, devenue très douloureuse,
parce que atteinte d’arthrite. Le faisceau musculaire fut également atteint ;
les pieds et les mains, surtout la main droite, " la main qui guérissait ",
disaient les gens, étaient envahis et déformés, par les noeuds de la goutte.
Une grosse hernie ombilicale s’était rapidement
ulcérée et jamais, remède ne put soulager cette plaie.
Tout son corps, en somme, comme le confirme le
cardinal Pedicini, fut constamment tourmenté par de violentes douleurs. Une
couronne d’épines acérées, la faisait particulièrement souffrir, surtout le
vendredi. Et, plus d’une fois, elle a dû prendre le lit.
Quand elle faisait des conquêtes d’âmes, et ces
conquêtes étaient fréquentes, elle se sentait attaquée par de fortes maladies
qui, selon l’opinion de plusieurs, auraient pu, chaque fois, la conduire à la
mort.
Tout son corps, affirme le cardinal Pedicini,
était à tel point crucifié dans chacune de ses parties, que même le médecin,
qu’on fit venir à maintes reprises, en était étonné. Comment, aux prises avec
des malaises si sérieux, pouvait-elle continuer à vivre ?
Cette existence fut, jusqu’au bout, ce qui
semble incroyable, très active. Elle était totalement engagée, le jour et une
grande partie de la nuit, dans la gouverne habile de sa maison, dans l’éducation
patiente des enfants, des brus et de ses petits enfants, dans l’attention
affectueuse à l’égard de son mari, dans les pratiques intenses de piété, à
travers les pénitences les plus sévères, dans les attitudes charitables envers
les pauvres, dans les pieuses veilles, au chevet des malades, dans les colloques
avec les puissants et les miséreux, sans que jamais, elle fit ostentation de ses
propres souffrances.
Dans ses colloques à la chaîne, elle se tenait
grave et digne avec les illustres personnages, plaisante et bienveillante avec
les femmes du peuple qui frappaient à sa porte, seules ou accompagnées, pour lui
soumettre leurs petits problèmes quotidiens ou des problèmes intimes. Elle ne
s’inquiétait pas pour autant ; elle leur prodiguait sa patience la plus
évangélique, ses sollicitudes les plus affectueuses, même si elle savait, par
une longue expérience, qu’une fois sorties de là, ces femmelettes
l’appelleraient de nouveau, " sorcière " ou " bigote ".
Mais le calvaire d’Anne-Marie devait connaître
la souffrance la plus aiguë dans les derniers moments de son existence. Elle le
savait, depuis quelque temps, depuis un an plus précisément ; l’époux l’avait
avertie du moment précis, des circonstances exactes de sa mort.
Le jour où avait eu lieu cette dramatique
révélation, on l’avait vue plus joyeuse que de coutume ; elle souriait,
heureuse, comme une jeune fille qui se prépare à se rendre aux noces. L’Époux
céleste avait cependant joint à cette annonce, qu’elle, servante humble et
fidèle, vivrait, comme il les a vécues, lui-même, les trois heures d’abandon,
sur la croix. Il permettrait, qu’en ces moments extrêmes de l’agonie, elle fut
abandonnée de tous. Et il en advint ainsi ; nous le verrons bien.
Puisque j’ai parlé par incise, de " la main qui
guérissait ", je dois poser, au préalable, qu’à Anne-Marie, furent attribués
plusieurs miracles.
Lorsque se répandit la nouvelle d’une guérison
prodigieuse opérée par Anne-Marie, par le simple toucher de sa main,
l’invocation de la Très Sainte Trinité, des vagues de commotions, jointes, par
malheur, à une certaine exaltation à caractère fanatique, se diffusèrent en
plusieurs occasions, dans toute la ville de Rome et même au delà. Il y eut des
périodes où la Taïgi ne trouva pas un instant de paix. Elle était sans trêve
recherchée par des foules avides de miracles faciles, traquée par des curieux
plus ou moins aimables, traînée continuellement, ici et là, au chevet des
malades plus ou moins en danger, pendant que l’annonce de nouvelles guérisons,
vraies ou inventées, contribuèrent à surexciter de plus en plus les gens.
Dans les situations comme celles-ci, il est
extrêmement difficile de distinguer la réalité de la fantaisie, la vérité des
inventions, la bonne de la mauvaise foi. Il n’appartient pas au chroniqueur de
démêler le tout, de censurer dans un sens comme dans l’autre. Bien sûr, le fait
demeure, d’après les témoignages les plus dignes de foi, les documentations les
plus sérieuses. Une autre preuve indiscutable du surnaturel qui s’affirma chez
Anne-Marie Taïgi : l’opinion autorisée du cardinal Carlo Saletti, au sujet d’une
série de guérisons merveilleuses opérées par elle.
Je n’en rappellerai qu’une seule : Anne-Marie,
accompagnée d’une autre personne, faisait la visite des sept églises. Elle fut
surprise par un violent orage, une de ces averses imprévisibles et soudaines,
qui s’abattent sans merci sur Rome, au moment où on s’y attend le moins. Elle
s’arrêta à la première porte et frappa. On la fit entrer et elle se trouva dans
une salle où plusieurs personnes, en larmes, entouraient un lit sur lequel
gisait râlant, une pauvre moribonde.
Désormais, lui dit quelqu’un, il n’y a plus
rien à faire. Le médecin a quitté ; sa présence était devenue, à ce point,
inutile. On lui administrera les derniers sacrements.
Anne-Marie s’approcha alors du grabat et plaça
sa main, sur le front diaphane de la mourante, le signa au nom de la Trinité.
Puis, elle se retourna et dit de sa voix douce et coutumière : " Ne craignez
rien ; la grâce est déjà obtenue ". Au dehors, la pluie s’était apaisée et elle
poursuivit son pèlerinage de pénitence.
À peine fut-elle sortie que la malade cessa ses
râlements de l’agonie et commença à parler. Elle demanda de la nourriture et,
face à la stupeur des personnes présentes, elle se souleva de façon à s’asseoir.
Elle était parfaitement guérie.
Elle mourut à l’aube du 9 juin 1837, au numéro
7 de la rue " Santi Apostoli ", dans le
palais
Righetti, après trois heures d’agonie, dans un total abandon. C’était vendredi.
Elle avait 68 ans et 20 jours.
Les maladies, les tribulations et les
pénitences avaient fini par réduire Anne-Marie à un tel état de prostration que,
déjà, en octobre de l’année précédente, ne pouvant plus se sentir, elle fut
forcée de prendre le lit. Elle ne put jamais, dés lors se relever.
Clouée à cette paillasse : des accès d’asthme,
à répétition, des douleurs arthritiques et névritiques, parfois très intenses,
des convulsions violentes, une perpétuelle effusion de sueurs. Elle supporta ces
souffrances avec beaucoup de résignation, dans le silence, huit mois durant.
Elle fit preuve d’une patience à toute épreuve ; son calme était des plus
paisibles. Maman exemplaire, elle gardait, malgré tout, le gouvernail de la
maison, continuait d’accueillir les gens puissants et déshérités qui
persistaient à recourir à elle, pour une aide ou un conseil.
Sachant que tout était inutile pour le
soulagement de ses souffrances, elle se prêtait avec docilité et bienveillance
aux soins que lui procuraient ceux qui l’entouraient. Elle continuait de
recevoir chaque jour la sainte communion, durant la messe célébrée dans la
chapelle qu’elle avait obtenu d’aménager dans son appartement. C’était pour elle
l’unique source de paix intérieure, l’unique source de consolation pour son âme.
Le 2 juin 1837, c’était encore un vendredi, une
fièvre soudaine annonçait sa fin prochaine. Le docteur Paglioli se souvenait de
bien d’autres fièvres qui avaient assailli sa déconcertante patiente ; il n’y
attacha pas d’importance excessive : " chose insignifiante, avait-il dit, une
légère fièvre passagère ". Anne-Marie lui avait souri doucement, comme pour le
rassurer de son pronostic, elle laissa croire qu’elle serait apaisée. Elle était
prête pour le grand voyage.
Elle s’y prépara, en arrangeant aussitôt, pour
le mieux, les affaires de famille, pour se consacrer ensuite, aux choses d’en
haut.
Le soir du dimanche 4 juin, la fièvre reprit et
cette fois-ci, eIle était maligne. Après une nuit affreuse, le matin du 5, à
peine Anne-Marie avait-elle reçu la communion, qu’elle commença à entrer dans le
coma de l’agonie. Elle était, en réalité, entrée dans le mystère d’une ineffable
apparition céleste, quand à l’improviste, son mari et ses enfants inquiets,
autour de on lit, craignaient de recueillir d’un moment à l’autre, l’instant
fatal du dernier soupir. Elle se ranima, une lumière d’incroyable béatitude dans
ses pauvres yeux, demi-éteints. " Appelez-moi immédiatement Mgr Natali ",
demande-t-elle.
Le bon prêtre accourut aussitôt et les
personnes entourant le lit durent se retirer. Anne-Marie lui confia le poids du
dernier secret que, depuis lors, elle gardait pour elle seule, dans le silence
de son coeur : le secret de la date de sa mort, elle le lui confia comme elle
lui avait confié tous les autres secrets du ciel, avec un sourire radieux.
Le jour suivant, mardi le 6 juin, la fièvre
grimpa au-delà de toute mesure, et la souffrance d’Anne-Marie atteignit des
degrés élevés dans l’échelle de la douleur physique. Face à cette situation qui
menaçait d’empirer d’un moment à l’autre, le médecin voulut tenter ce qui était
encore possible, la prescription de médicaments plus violents, plus pénibles à
supporter ; la malade savait très bien que ces moyens drastiques, comme tous les
autres qui avaient été employés, s’avéraient inutiles, parce que son état était
déjà fixé dans le grand livre de Dieu. Toutefois, pour ne pas entrer en
contradiction avec le bon docteur, pour ne pas laisser chez ses fils et ses
filles, son mari, le regret de ne pas lui avoir assuré tous les soins possibles,
elle abandonna totalement son pauvre corps crucifié par la souffrance, à la
dernière torture de la science.
Le lendemain, mercredi le 7 juin, il apparut
très évident à tous qu’il valait mieux lui épargner ce martyre. Le mal, en
effet, plutôt que de s’apaiser, s’aggravait inexorablement, d’heure en heure.
La maison Taïgi tint donc conseil et décida
qu’il était opportun, ce matin-là, de lui faire apporter le Viatique de l’église
Sainte-Marie " in-via-Lata ", plutôt que de la faire communier privément, comme
d’habitude. Il en fut ainsi.
Elle passa une autre journée et, l’après-midi
du 8 juin, quelqu’un frappa à la porte avec discrétion. Sophie alla ouvrir et
elle se trouva face à face avec le cardinal Pedicini.
Que voulait Son éminence, de la pauvre
moribonde ? Lui parler encore, si c’était possible. Anne-Marie fit avancer une
chaise, la plus belle de la maison, tout prés de son lit. Le colloque qui
suivit, dura plus d’une heure. Ce fut la dernière conversation de cette humble
femme du peuple avec un prince de l’Église.
Le soir, les souffrances physiques s’accrurent
encore, de façon indicible ; l’angoisse de la fin atteignit le fond du calice
amer. Elle se tut jusqu’à ce que lui revienne la force d’esquisser un sourire
sur son visage. De crainte que cette force s’évanouisse, plus occupée des autres
que d’elle-même, elle voulut que les siens s’éloignent de sa chambre afin que
son état ne les afflige pas.
Monseigneur Natali s’entretint seul à seule
avec elle, pour un peu de temps. " Comment êtes-vous ? " lui demanda-t-il. " Ce
sont des peines de mort ", lui répondit-elle, à demi-voix.
" Que ta volonté soit faite ", lui chuchota le
bon prêtre. " Sur la terre comme au ciel ", ajouta-t-elle. Et ce fut sa dernière
réponse.
Monseigneur Raphaël Natali rejoignit les autres
dans la cuisine, et, ensemble, ils prirent les dispositions nécessaires pour
qu’Anne-Marie fut assistée, réconfortée par beaucoup d’amour, beaucoup
d’attention, jusqu’à son dernier soupir. Des charges furent attribuées à chacun,
à chacune. L’un alla à la maison voisine de la " Madelena ", chez les fils de
saint Camille de Lellis, des prêtres voués au service des malades. Un autre se
rendit au couvent des Carmes, pour appeler le Père Filippi uigi, dernier
confesseur d’Anne-Marie. Un troisième, par la rue " del Corso " entra à
" Santa-Maria-in-Via-Lata ", pour demander le vicaire dom Luigi Antonini.
Mais l’homme propose et Dieu dispose. Ce
dernier en avait décidé autrement. On sait qu’il voulait que cette humble femme
déjà souffrante, franchisse les étapes de la passion de Jésus, de Gethsémani au
Calvaire, l’imite aussi dans les trois dernières heures d’abandon sur la Croix.
Les Camilliens vinrent, de fait ; mais leurs
experts jugèrent qu’elle pourrait vivre encore quelque temps et s’en
retournèrent à leur couvent, convaincus que leur présence n’était pas
indispensable pour le moment. Son confesseur ne vint pas parce que, dit-on, les
règles carmélitaines ne permettaient pas d’aller hors du couvent, durant la
nuit.
Le vicaire de Sainte-Marie-in-Via-Lata vint, au
contraire, mais croyant qu’il valait mieux laisser la patiente tranquille, il se
retira dans une autre salle pour lire son bréviaire.
Le vieux Monseigneur Natali qui avait veillé
sans cesse, jour et nuit, les derniers temps, au chevet de la malade, et avait
dû pourvoir personnellement à tous les besoins de la maison au moment où
personne n’y pensait, parce qu’on était aux prises avec l’angoisse, fut invité
par les Taïgi à s’allonger quelque peu sur un lit, pour s’accorder un moment de
sommeil, s’il voulait pouvoir être sur pied, le lendemain.
Les Taïgi, de leur part, fils et filles, neveux
et nièces, adoptèrent des attitudes différentes : les uns décidèrent d’aller se
reposer, les autres de veiller dans la cuisine, obéissant à la maman qui les
avait éloignés de sa chambre.
Ainsi, deux femmes seulement demeurèrent en
service, dans la chambre d’Anne-Marie. Mais les deux femmes avaient accepté
l’opinion des Pères Camilliens qui prétendaient que cette pauvrette ne mourrait
pas à l’instant ; elles la voyaient calme et tranquille ; elles se placèrent
dans un coin et se mirent à converser à voix basse, de leurs faits et gestes,
sans trop se préoccuper de la malade.
Mais voici que, " vers les quatre heures de la
nuit, racontera Monseigneur Natali, je me suis senti fortement poussé à me lever
en toute hâte, comme je le fis. Je courus à la chambre de la malade qui était
alors à l’extrémité. J’en avertis immédiatement le vicaire et on commença
aussitôt les prières de la recommandation de l’âme. Les prières étaient à peine
terminées, qu’au milieu d’une invocation au Sang très précieux de Jésus, à
l’égard duquel la moribonde avait toujours eu une dévotion particulière, elle
rendit son âme bienheureuse à Dieu ; il était quatre heures et demie du matin,
un vendredi, comme elle l’avait prédit ".
" Ainsi, conclura l’excellent prêtre, confident
fidèle et discret d’Anne-Marie Taïgi, se vérifiera tout ce que la servante de
Dieu avait annoncé d’elle-même, plusieurs années auparavant, relativement à sa
mort. Elle me dit, en effet, les premières années au cours desquelles j’ai pu
faire sa connaissance, qu’à sa mort, elle serait abandonnée de tous, comme le
Seigneur le lui avait laissé entendre, plus d’une fois. En d’autres occasions,
elle m’assurait que je serais là, présent. Je ne pus alors mettre en harmonie
ces deux assertions contradictoires. Les événements ayant eu lieu, j’en saisis
très bien l’explication.
On dirait une règle, à lire l’histoire des
saints, celle de ceux qui suscitèrent à leur mort un mouvement impétueux de
commotion pour rassembler des foules imposantes de citadins venant de partout,
que souvent leurs funérailles se transformaient en de réels triomphes, en
apothéose irrésistible, comme si les villes où ils vécurent et les terres qui
les connurent, désiraient participer, elles aussi, ici-bas, à l’allégresse
céleste.
Anne-Marie échappa à cette règle ; il fut écrit
qu’elle devait roter son époux céleste jusque dans l’humilité de la sépulture ;
la nouvelle de sa mort traversa, en effet, le petit portail du numéro 7 de la
" via Santi Apostoli " pour atteindre deux ou trois de ses nombreux admirateurs,
un bon nombre de ses favorisés.
Les vendredi et samedi, alors que la dépouille
mortelle, revêtue des habits mi-mondains, mi-religieux, un petit crucifix de
cuivre dans ses mains croisées sur la poitrine, demeura exposée dans la
chambrette où elle expira. Peu de gens apparurent à la porte de la maison Taïgi,
pour réciter un " requiem " ou pour donner, ne fut-ce que de façon furtive, une
parole de consolation, aux familiers éprouvés par une telle perte.
Il faut savoir, pour se rendre compte du fait,
que les autorités de Rome et des environs, les gouvernants, avaient été amenés,
en raison de la crainte, de la peur, qui se répandaient dans la population, à
prendre des mesures très sévères contre toute menace de contagion, à suggérer à
la population d’agir avec beaucoup de précaution. On suggérait de ne pas mettre
les pieds dans une maison où quelqu’un était mort, sans qu’elle ait d’abord été
désinfectée. Cela, non seulement pour éviter toute contagion, mais aussi pour
échapper à la tristesse.
Il est indispensable, pensaient les médecins,
" de se distraire avec des idées plaisantes et indifférentes ". Ce qui importait
le plus, pour fuir l’épidémie, c’était de lui opposer la barrière d’un moral
très élevé.
Si c’étaient les dispositions du gouvernement
et les suggestions de la science de l’époque, les gens, de leur part, poussèrent
la prudence jusqu’à éviter, à fuir comme pestiférés tous ceux qui, en ces jours,
vivaient quelques décès au sein même de leur famille, quelle qu’en ait été la
cause.
Cette situation explique de façon très
compréhensible la raison pour laquelle la familleTaïgi s’appliqua à tenir cachée
la mort d’Anne-Marie ; " abandonnée par ses amis, terrée dans la misère, raconte
le cardinal Pedicini, elle préférait passer quelques jours enfermée à
l’intérieur de sa modeste demeure ".
Monseigneur Natali profita de ces deux jours
pour faire prendre, dans la cire, le masque, le haut du buste de la défunte. Le
soir du samedi 10 juin, la dépouille mortelle fut déposée dans un cercueil de
bois et une fausse tombe de fer blanc, contenant un court mémoire rédigé par le
prêtre ami lui-même. À la nuit tombante, elle fut transférée dans l’église
voisine de Santa-Maria-in-Via-Lata où elle demeura toute la journée du dimanche,
gardée en cachette par quelques parents, ignorée de plusieurs, inconnue de
presque tous.
Les dispositions des autorités exigeaient, de
fait, qu’aucun cadavre ne quitte la maison avant d’être enfermé dans une caisse
et ne doive pas être exposé. " Pour cette raison, raconte le cardinal Pedicini,
non seulement on ne pouvait pas voir la dépouille mortelle, mais le peuple ne
pouvait même pas savoir qui ce fut. On ne devait risquer aucune curiosité, ni
rechercher quoi que ce soit, par crainte de la colère, de l’épouvante, qui
étaient tellement grandes, lorsqu’on rencontrait sur son chemin, un cadavre
porté à l’église. Non seulement, on ne cherchait pas à savoir qui il était,
comme la chose est arrivée, mais on cherchait tout de suite à quitter la rue,
par crainte de contacter le miasme, de quelque nature qu’il fut, de donner la
moindre prise à la peste tellement redoutée ".
Le soir de ce même dimanche 11 juin, les
premières ombres étant déjà répandues sur la ville, le cercueil de bois, fut
introduit dans un cercueil de plomb qu’un magistrat scella soigneusement. Puis,
un petit groupe de personnes, en ordre disparate, afin de n’être pas remarquées,
l’accompagna jusqu’au cimetière du Verano où par la volonté du pontife Grégoire
VI lui-même, un lieu de choix l’attendait.
En effet, la nouvelle de la mort d’Anne-Marie
Taïgi à peine connue, le cardinal Pedicini s’était empressé d’écrire au vicaire
de Sa Sainteté, le cardinal Odescalchi, une longue lettre dans laquelle il
disait, entre autres choses : " Ayant plu à Dieu de rappeler à l’éternel repos
l’âme d’Anne-Marie Taïgi, domiciliée au numéro 7 de la " via Santi Apostoli "
que le soussigné Cardinal, vice-chancelier, a eu la chance de fréquenter et de
connaître, d’admirer ses vertus autant que ses dons extraordinaires de lumières
singulières, qui lui sont venus de la part de Dieu ; des dons qui l’ont
abondamment enrichie, si on la compare à d’autres grands saints. Des centaines
de preuves existent, au sujet de l’authenticité de ces dons qu’elle mettait au
service des affaires publiques de l’Église et du monde. Tout était indiqué avec
une grande précision, bien avant que se produisent les événements qui se
réalisaient conformément à ses prédictions, aux détails qui les accompagnaient.
On ne peut attribuer qu’à Dieu les dons extraordinaires qu’elle possédait. Le
cardinal qui vous écrit, croit qu’il est de son devoir de porter le fait à la
connaissance et à la piété religieuse de votre Eminence, pour que la dépouille
de cette âme remarquable qui fut sa compagne dans l’exercice de tant de vertus,
ait des égards particuliers qui se sont pratiqués dans des cas semblables, des
cas qui, de fait, ne sont pas fréquents ".
Le cardinal Odescalchi référa immédiatement, la
chose au pape qui donna, sans tarder, l’instruction que la dépouille
d’Anne-Marie serait placée le plus prés possible de la chapelle du cimetière, du
côté de l’Évangile, près de la marche de la porte.
Dans les jours qui suivirent, pendant que les
fils faisaient installer une plaque de marbre blanc, sur la tombe, une plaque
sur laquelle, sous la croix rouge et bleue des trinitaires, on avait inscrit :
" Anne-Marie Antonia Gésualda Taïgi, née Giannetti, à Sienne, le 20 mai 1769,
décédée à Rome, le 9 juin 1837, tertiaire déchaussée de l’Ordre de la
Sainte-Trinité ". Le cardinal Pedicini apprit que les conditions financières de
la famille Taïgi étaient précaires. Toute la maisonnée devait survivre avec
quatre écus, le reste du mois, pendant que les dettes atteignaient 200 écus :
pour le médecin, les funérailles, le masque et le buste de cire, les deux
cercueils, l’acte notarié, la pierre tombale.
Le cardinal se faisait pourvoyeur ; il envoya
sur la " via Santi Apostoli ", son maître de chambre, avec cinquante écus, " en
mémoire de la disparue ". Il envoya aussi, certaines personnes de Milan et de
Turin, demeurées tout à fait inconnues. Ces personnes faisaient parvenir des
offrandes généreuses, des offrandes qui permirent de solder les dettes.
La Providence ne manqua jamais de veiller sur
la pauvreté de la maison Taïgi. Elle veilla de façon particulière sur Sophie qui
se préoccupait, avant la mort de sa mère, de l’avenir de ses enfants. Anne-Marie
l’avait rassurée.
Dix-neuf ans après, le 31 mars 1856, le procès
informatif sur la renommée des vertus et la sainteté d’Anne-Marie eut lieu. On
procéda à l’exhumation de sa dépouille pour l’identification et la translation,
à l’intérieur des murs de la cité.
" La planche qui fermait le cercueil de bois
fut enlevée et, comme il est écrit dans l’acte légal de reconnaissance, le
cadavre tout entier, recouvert de ses vêtements, se montra à tous ".
Puisque en ce temps, le corps d’Anne-Marie
Taïgi, tertiaire déchaussée de l’Ordre des trinitaires, était réclamé soit par
les trinitaires espagnols de Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines, soit par les
trinitaires italiens de la basilique Saint-Chrysogone au Transtévère, pour ne
pas léser les uns et les autres, la nuit du 11 juin 1856, elle fut ensevelie
dans l’église de Santa Maria della Pace ", dans un sépulcre fermé par un marbre,
portant l’inscription : " Ici repose la servante de Dieu, Anne-Marie Taïgi ".
Huit ans après, le pape Pie IX l’honora du
titre de vénérable. C’était, selon la règle du temps, le premier pas sur la voie
de la glorification.
Entre-temps, l’autorité ecclésiastique
reconnaissait le droit incontestable des trinitaires italiens, parce qu’il
revenait aux Italiens de conserver la dépouille mortelle de l’Italienne
Anne-Marie Taïgi. Ainsi, au cours de la nuit du 10 juillet 1865, le corps était
définitivement transférée au delà du Transtévère, dans l’antique basilique de
Saint-Chrysogone.
Finalement, le 30 mai 1920, le jour même où
l’église célébrait la fête de la Sainte Trinité, l’humble femme du peuple, femme
de maison, mère de famille et tertiaire déchaussée, eut une grandiose
apothéose ; elle connut, dans sa ville d’adoption, le triomphe des saints. Tout
Rome qui, depuis quelque temps, parlait de ses miracles, parut vouloir converger
vers Saint-Pierre, pour assister à l’acte de sa béatification.
" C’est une mère de famille, avait déjà dit
d’elle le pape Benoît XV, qui se présente, après avoir été l’ange consolateur de
ses parents, après avoir édifié ses compagnes d’études, après avoir dépensé
utilement ses années d’adolescence, en travaux et en services propres à son état
et à sa condition. Elle peut servir de modèle à ceux qui n’ont pas encore quitté
le foyer domestique. C’est une mère de famille à qui n’a jamais souri une grande
aisance ; sa jovialité calme et paisible rendait alors inexcusables toutes ces
mères qui disaient ne pouvoir atteindre la piété, ne pouvoir s’abstenir de
continuelles lamentations, à cause de leur pauvreté et de leurs misères. Elle
est une mère de famille sur qui pesait lourdement l’assistance de ses vieux
parents, le soin d’un mari pas toujours aimable, l’éducation d’une nombreuse
progéniture. Oh ! Comme elle fut admirable, l’affabilité avec laquelle
Anne-Marie répondait aux exigences des vieux parents ; elle vainc le mal par le
bien, et gagne le coeur de son mari. Elle éduque ses enfants en leur prodiguant
beaucoup d’affection, évitant de leur infliger des sentiments de peur ou de
crainte. Elle est une mère de famille qui ordonne bien sa maison, n’abandonne
pas ses devoirs envers chacun, trouve le temps et le moyen de visiter les
pauvres, les malades, de se faire toute à tous ".
C’est la page indubitablement la plus maigre de
l’allocution de Benoît XV, parmi les nombreuses que j’ai eu le loisir de lire, à
l’exaltation d’Anne-Marie Taïgi. C’est en même temps la page la plus efficace
qu’on peut écrire pour présenter notre protagoniste dans ses traits les plus
purs, dans son aspect le plus humain, dans sa valeur la plus authentique, dans
son essence la plus vraie : femme du peuple, épouse et mère comme le sont des
millions d’autres épouses et d’autres mères, et toutefois lumineuse, d’une
lumière du paradis, non pas tant par les dons surnaturels par lesquels le ciel a
voulu la récompenser abondamment, que par cette sainteté acquise instant par
instant, avec les minimes actions journalières, imprégnées de respect affectueux
envers les parents, d’amour compréhensif à l’égard du compagnon de sa vie, de
patience dans l’éducation des fils et des filles, des petits-enfants, de
modestie dans les occupations domestiques avec le balai et au milieu des
casseroles, de charité sans bornes pour le prochain. Oui, la sainteté, en somme,
à la portée de toutes les mères de famille. Que toutes sachent, comme
Anne-Marie, se faire toutes à tous.
Accrochons-nous à cette essentielle
présentation faite par un pape, à la chrétienté entière, et nous goûterons les
pages de Louis Veuillot, brillant écrivain français qui, exilé de France,
respira à Rome les parfums enivrants d’Anne-Marie Taïgi.
JE VEUX MAINTENANT M’ÉLOIGNER DE QUELQUES PAS,
PRENDRE CONGÉ DE LA FAÇON LA PLUS DIGNE DE CEUX QUI AURONT CONDESCENDU À LIRE
CETTE COURTE ET MODESTE BIOGRAPHIE, EN AJOUTANT QUELQUES PAGES, QUELQUES
RÉFLEXIONS QUI ME SONT PLUS PERSONNELLES.
" Elle était une Thérèse, une contemplative,
une vraie amante. Rien de tellement plaisant, cependant, dans sa vie : un mari à
servir, un homme grossier bien qu’honnête, plusieurs enfants, mille difficultés,
des maladies fréquentes, des ennemis, des calomniateurs. Elle avait beaucoup à
faire, dans la gouverne de sa maison ; elle y faisait non seulement régner
l’ordre, mais la joie sainte. La pauvreté y habitait à demeure, mais jamais la
misère n’y pénétra. Elle convertissait ses ennemis, pardonnait à ses
détracteurs. Elle savait être toute, et toujours, à Dieu ".
" Elle avait été belle et gracieuse. Elle
n’attendit pas que cette fleur se fanât ; dés qu’elle fut appelée, elle se
rendit. Dieu l’enveloppa promptement dans l’amour, la lumière, le désir du
sacrifice, la connaissance de la douleur, la contemplation de la vérité. Il
donnera satisfaction à sa charité, quand elle lui demandera de guérir les
malades. Il y joignait la science de la religion, à la connaissance du passé, du
présent et du futur, nourrissait cette charité qu’elle ne cessait de lui
demander, dans le souci qu’elle avait de la conversion des pécheurs ".
" Les dons intellectuels lui furent distribués
comme par un miracle sans pareil. Peu de temps, avant qu’elle fut entrée dans la
vie de perfection, elle vit apparaître un globe d’or, terne, qui devint un
soleil incomparablement resplendissant, dans lequel elle voyait toutes choses.
Elle connaissait avec certitude le sort des défunts. Son regard allait jusqu’aux
extrémités du monde ; elle reconnaissait des personnes qu’elle n’avait jamais
vues, pénétrait l’âme jusqu’au tréfond. Les choses accomplies, comme les choses
futures, se révélaient à sa vie, dans les circonstances les plus détaillées. Un
simple coup d’oeil lui suffisait. L’objet réclamé par sa pensée, se montrait et
elle le reconnaissait. Elle voyait le monde entier, comme nous apercevons la
façade d’un édifice. Les individus comme les nations, lui étaient présents. Elle
discernait les causes du mal, les remèdes qui pouvaient le guérir. "
" Par ce miracle permanent et sans limites, la
pauvre compagne de Dominique Taïgi, devenait un théologien, un docteur, un
prophète. Jusqu’à sa mort, l’humble femme put lire dans le soleil mystérieux. "
" Les pauvres, les grands du monde, les princes
de l’église venaient lui demander conseil et secours, la surprenaient au milieu
des humbles services de sa maison, alors que, souvent, elle était malade. Elle
ne refusait jamais son dernier morceau de pain, ni l’or plus précieux encore, de
son temps. Elle n’acceptait jamais de dons, et à plus forte raison, des
louanges. Les plus puissants protecteurs ne purent jamais la décider à faire
sortir les siens de la condition dans laquelle ils étaient nés. Une reine,
réfugiée à Rome, l’invita à accepter de l’or. Madame, lui répondit-elle, comme
vous êtes naïve, je sers un Dieu qui est plus riche que vous ".
Elle touchait les malades et ceux-ci
guérissaient par la puissance qui lui venait de la prière. D’autres, avertis de
leur mort prochaine, mouraient saintement. Elle pratiquait de grandes austérités
pour les âmes du purgatoire, et ces mêmes âmes venaient la remercier ".
" Elle souffrait dans son corps et dans son
âme ; attirée instamment vers le ciel, par la véhémence du désir. Elle était
ramenée et clouée sur la terre par les nombreux poids de la vie. C’était un
perpétuel martyre. Mais elle savait que Dieu le voulait ainsi. Elle savait
aussi, qu’elle expiait pour les autres, que Jésus l’associait à son sacrifice,
qu’elle était victime avec lui. Les douleurs d’amour sont d’ineffables
ivresses ".
" Pie VI mourait à Valence, Pie VII était
prisonnier à Fontainebleau ; sous Grégoire XVI, réapparaissait la révolution. On
disait que le règne des papes était terminé, que la loi du Christ et le Christ
lui-même se mouraient, que la science aurait vite relégué parmi les chimères ce
prétendu Fils de Dieu, déchiré ses maximes, injurieuses à la raison humaine ".
" Durant ce temps, Dieu suscitait cette femme
qui guérissait les malades par le seul attouchement de sa main, les sortait de
leur lit par la seule force de la prière. Dieu lui donnait la connaissance du
passé, du présent et de l’avenir. Elle affirmait le retour de Pie VII, annonçait
l’élévation de Grégoire XVI, voyait déjà Pie IX lui succéder ".
" Elle était la réponse de Dieu aux forts
vainqueurs de la politique, des champs de bataille, des académies ".
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