BIOGRAPHIE

CHAPITRE III

 

 

 AMBROISE ET THEODOSE

A peine arrivée à Thessalonique, Justine envoya un messager suppliant pour recommander son fils à la protection de Théodose. Sa confiance était bien placée et Théodose était en mesure de la justifier.

Les huit années qui s'étaient écoulées depuis que Gratien avait associé ce vaillant soldat à l'Empire avaient été en effet très heureusement employées par lui pour remettre l'Orient ébranlé de toutes les secousses que lui avaient causées la vaniteuse et despotique incapacité de Valens. Le contraste était complet entre son prédécesseur et lui. Appelé au pouvoir sans l'avoir recherché, il Y apportait, sinon un génie supérieur, au moins des qualités précieuses, très bien appropriées à la tâche qu'il avait à remplir : une conscience honnête, un sens droit et une volonté ferme. Ne cherchant que le bien, quand il croyait avoir reconnu le moyen de l'accomplir, il s'y appliquait en surmontant tous les obstacles avec un rare mélange de modération et de persistance.

C'est par une conduite suivie de cette nature qu'il avait réussi à réparer le désastre d'Andrinople, en traitant séparément avec les tribus révoltées, pour les faire rentrer, elles et leurs chefs, dans les cadres de l'administration romaine. Il relevait et fortifiait en même temps les digues, un instant emportées par le flot de l'inondation barbare.

Plus de peine encore, peut-être, plus de soin et plus d'art lui avaient été nécessaires pour apaiser les dissentiments religieux si imprudemment fomentés par Valens. Non que, très fidèle catholique comme il était, il eût hésité un instant sur la voie qu'il avait à suivre, et ne se fût pas empressé, dès le lendemain de son avènement, de soustraire les serviteurs de la foi de Nicée aux épreuves qu'ils avaient eu à subir. Mais une persécution qui a duré et sévi pendant de longues années laisse toujours après elle d'assez graves désordres, parce qu'il est rare qu'elle n'ait pas donné lieu à des contestations entre ceux mêmes qui y ont résisté, mais avec un degré inégal d'intelligence et de courage. C'était ce spectacle de désunion qu'avait un instant donné une grande réunion d'évêques, convoquée à Constantinople par Théodose lui-même, et son entremise avait été plus d'une fois nécessaire pour y rétablir l'harmonie troublée. En définitive cependant, ses conseils, assistés par la grâce divine, avaient fait prévaloir l'esprit de paix et le Concile de Constantinople s'était terminé par un ensemble de décrets qui ont placé cette grande assemblée immédiatement à la suite de celle de Nicée, sur la liste des assises solennelles de l'Église.

De cette sage administration, Théodose était récompensé (ce qui arrive rarement à ceux qui commandent) par la reconnaissance des populations qui en sentaient le prix. Un acte de clémence éclatant, accompli dans des circonstances qui en relevaient l'éclat, venait même tout récemment de porter à un très haut degré cette popularité méritée. A la suite d'impositions extraordinaires, rendues nécessaires par les lourdes charges du Trésor, une sédition violente avait éclaté dans Antioche, la brillante métropole de l'Asie Mineure : la foule, égarée, s'était emportée jusqu'à des outrages contre la personne et la famille de l'Empereur. La plus sévère répression n'eût été que justice, et un arrêt de mort était déjà rendu contre les principaux coupables, mais devant les supplications portées au pied de son trône par l'évêque Flavien, Théodose avait consenti d'abord à suspendre l'exécution, puis à accorder une grâce entière, dans des termes d'une bonté paternelle. Tout le monde bénissait la générosité du souverain qu'on attribuait surtout, pour l'honneur de l'Église, aux sentiments de foi et de charité chrétienne dont il était animé.

La prière de Justine trouvait donc Théodose, grâce à la paix générale qu'il avait su faire régner autour de lui, en liberté de l'écouter. A vrai dire, elle ne lui causait aucune surprise. Il n'avait jamais bien auguré des intentions d'un pouvoir d'aventure inauguré par une sédition militaire; à la première heure même, il avait songé à accourir pour faire justice d'un si fâcheux exemple. Des devoirs impérieux, qu'il avait encore à remplir en Orient, l'avaient retenu, et, d'ailleurs, pour atteindre Maxime en Gaule, il aurait fallu traverser l'Italie où il n'était pas encore appelé. Mais s'il avait dû accorder à ce fâcheux collègue une très froide reconnaissance, à aucun prix, cette fois, il ne voulait de lui pour voisin. D'ailleurs, il restait attaché au souvenir de Gratien qui était venu le chercher dans sa retraite et il se serait reproché d'abandonner, dans l'infortune, le frère de celui à qui il avait dû l'Empire.

Aussitôt donc qu'il connut la venue de Justine et de son fils, il donna ordre que tous les honneurs impériaux lui fussent rendus, et il se transporta de sa personne auprès d'elle avec les principaux membres de son conseil. On lui amena Valentinien qu'il serra contre son cœur avec une affection paternelle. « Mon enfant, lui dit-il, prenez leçon du malheur qui vous arrive. Comprenez que ce ne sont pas les armes mais c'est la justice qui peut seule solidement fonder la puissance. Croyez-en mon expérience. C'est par la piété que des empereurs ont pu maintenir la discipline dans leurs armées, vaincre leurs ennemis, les soumettre a leurs lois, et sortir de toutes les épreuves. Ce fut la fortune du grand Constantin et de votre père Valentinien. Votre oncle Valens, au contraire, pour avoir troublé l'Église par le meurtre et l'exil des saints et des évêques, a été livré à la foule menaçante des barbares et ses restes ont été consumés par les flammes. On dit que celui qui vous a chassé de Milan rend au Christ un culte plus fidèle que le vôtre, c'est donc votre infidélité qui a fait sa force. Car si nous n'adorons pas le Christ, quel autre nom invoquerons-nous dans les batailles ? »
Les leçons du malheur sont instructives, et Valentinien, approchant de sa quinzième année, était d'âge à entendre ce touchant langage : il se jeta dans les bras de son protecteur, en jurant qu'il ne s'écarterait plus de la loi du Christ. « Ainsi, disait plus tard Ambroise à Théodose, ce n'est pas l'Empire que Votre Clémence lui a rendu : c'est lui-même qu'elle a rendu à la foi. »

La religion et la politique commandaient dès lors également à Théodose de venir en aide à un prince victime d'une trahison, dont l'exemple pouvait être contagieux et dont il convenait de décourager les imitateurs. Aussi, pour bien faire voir qu'il considérait la cause du jeune Empereur comme la sienne propre, il tint à le faire entrer tout de suite clans sa famille. Il venait de perdre, après des années d'une longue et heureuse union, une épouse tendrement aimée, et rien ne faisait croire qu'il cherchât à mettre un terme à un veuvage qui ne devait pas peser à l'austérité connue de ses mœurs. On apprit donc avec surprise qu'il allait contracter un second mariage avec la jeune Galla, sœur de Valentinien, que Justine avait amenée avec elle dans sa fuite, et Maxime dut comprendre par là, avant qu'aucune déclaration de guerre lui eût été signifiée, à quelle forte partie il avait à faire et qu'il aurait à combattre toutes les forces de l'Orient, placées sous la main d'un général renommé que la fortune avait jusque-là toujours favorisé.

Il n'en fallait pas tant pour porter au plus haut degré l'inquiétude que lui causait déjà l'accueil plus que froid avec lequel était accueilli dans Milan d'abord, puis dans l'Italie tout entière, le tour d'adresse qui l'avait rendu maître du pouvoir. La première émotion passée, la soumission était toujours complète, mais c'était un effet de stupeur générale. Rien de semblable à l'empressement qu'il avait espéré trouver chez les catholiques délivrés par lui de l'administration tracassière de Justine. Ambroise, ayant la meilleure raison pour ne pas se présenter devant lui, ne fit pas un pas à sa rencontre, et là où Ambroise tardait à venir, aucun catholique n'était pressé d'accourir. Ne pouvant compter sur un concours qu'il n'avait pas songé à se ménager, il essaya bien d'y suppléer en se mettant en relation avec le pape Sirice qui occupait, depuis la mort de Damase, le siège de Rome. II lui adressa une lettre, où il lui assurait de sa soumission et se faisait honneur d'avoir prévenu des complots prêts à éclater contre la foi, « dont l'effet, disait-il, eût été un mal sans remède ». Nous n'avons pas la réponse de Sirice qui, peut-être, fut mis en garde par Ambroise contre toute démarche précipitée. A la place de cette consécration, qui se faisait attendre, ce fut une députation du sénat qu'il vit arriver, ayant toujours à leur tête le même Symmaque porteur d'un de ces panégyriques qui étaient de rigueur et de style à l'avènement de tous les souverains. Ces avances d'un parti en déclin l'embarrassaient au lieu de le servir. Il eût été difficile de passer sans transition d'une clientèle à une autre et l'échange n'eût pas été avantageux. Pour ne pas cependant renvoyer les députés trop mécontents, il les fit suivre d'un préfet du prétoire de son choix, auquel il recommanda seulement de ménager la liberté de tous les cultes, et le nouvel agent crut remplir cette instruction en faisant reconstruire une synagogue qu'on accusait les chrétiens d'avoir brûlée dans une émotion populaire. Cet incident, assez remarqué, fut noté par Ambroise qui, plus tard, en devait tirer parti et ne contribua pas à faire sortir les catholiques de la réserve qu'ils observaient à son exemple.

Théodose ne laissa pas d'ailleurs longtemps à son adversaire le temps de respirer. Son parti une fois pris, il passa à l'exécution avec sa résolution et sa vigueur accoutumées. En moins de deux mois, arrivé à l'entrée de la Pannonie, il y rencontra et mit en fuite, dans deux batailles successives et également heureuses, l'armée dont Maxime n'avait pas même osé prendre en personne le commandement. La seconde journée à proprement parler ne fut qu'un jeu : car la défection se mit, dès le début de l'action, dans des troupes qui ne se souciaient nullement de partager la mauvaise fortune de leur chef improvisé, ce qui changea rapidement la défaite en déroute. Ce furent les soldats mêmes de la garde de Maxime qui se chargèrent de le dépouiller de la pourpre et du diadème et l'amenèrent pieds et mains liés à la tente du vainqueur. Théodose aurait désiré épargner sa vie, ne fût-ce que pour ne pas accoutumer le jeune prince qui l'accompagnait ù jouir du spectacle de la vengeance, mais ce n'était pas le compte des traîtres qui, ayant livré leur maître, ne se croyaient en sûreté qu'après s'être délivrés de lui, la mort étant, dans ces temps troublés, le seul moyen de prévenir un retour toujours à craindre de la fortune. Après celte douloureuse exécution, Théodose fit route rapidement vers Milan, toujours en compagnie de Valentinien avec qui il tenait à partager lu réception triomphale qui l'attendait. Il mettait du prix à faire bien voir qu'il n'attendait aucun fruit pour lui-même du service qu'il venait de rendre, Aussi il fut entendu, dès le premier jour, qu'il ne serait point procédé à un partage de l'Empire sur de nouvelles bases, et que Valentinien devrait joindre aux provinces qu'il avait perdues, celles dont il avait dû laisser momentanément la jouissance à Maxime. Théodose, qui aurait pu profiter de sa victoire pour exiger quelque extension de son propre domaine, tenait au contraire à ne rien garder que ce qu'il avait reçu de Gratien lui-même.

Mais ce désintéressement, bien que certainement sincère, ne faisait illusion à personne. En fait, l'Empire n'avait plus qu'un maître, Valentinien ne régnait que par la grâce de Théodose et ne pouvait plus agir que par ses conseils. Rien n'indique qu'il eût la pensée de s'en affranchir, et personne n'était plus là pour la lui suggérer, Justine, qui seule y aurait pu songer, ayant, ou cessé de vivre, comme un historien l'affirme, ou jugé prudent de rester dans la retraite. En réalité, donc, il n'y avait plus dans la ville qui était devenue la capitale de l'Empire d'Occident que deux hommes en face l'un de l'autre et sur qui tous les regards étaient tournés : Ambroise et Théodose.

Ce dut être une scène curieuse que celle de leur première entrevue et il est regrettable que la correspondance d'Ambroise, très riche en détails utiles à l'histoire, ne nous ait, sur une occasion si intéressante, rien donné à connaître. Ce qui est certain, c'est qu'une véritable confiance s'établit entre eux rapidement, comme on pouvait l'attendre d'un accord de vues et de sentiments qui, sur les points qu'ils devaient traiter en commun, ne pouvait être plus complet. L'union étroite de l'Église et de l'Empire était non seulement pour tous deux un but constant à poursuivre, mais comme le fondement de ce que nous appellerions aujourd'hui un système politique et social qui leur était commun. Théodose, comme on l'a vu tout à l'heure, ne voyait de salut pour l'Empire que dans le respect absolu de l'Église du Christ, d'où sortait la conséquence qu'Ambroise avait su déjà tirer par avance, qu'assurer l'autorité des lois de l'Église, c'était le meilleur moyen de veiller au bien de l'Empire. Entre ces deux causes, non seulement l'hostilité, mais la séparation même n'était pas possible. Cette communauté de pensée allait devenir la règle qui présida à leurs relations. Non qu'on dût revoir rien de semblable à la protection paternelle dont Ambroise avait du accorder l'appui à la jeunesse et à l'inexpérience de Gratien, Théodose, parvenu au comble de la puissance et de la gloire, dans la pleine maturité de son âge et de son génie, ne réclamait et n'aurait probablement accepté aucune tutelle ; mais il n'eut pas à s'en défendre, car Ambroise n'était jamais sorti qu'à regret, et pour répondre à des appels suppliants, de la stricte limite de ses attributions épiscopales. Aussi ne trouve-t-on pas de trace qu'il ait reçu et encore moins sollicité de Théodose aucune de ces missions de confiance dont Justine, bien malgré lui, et aussi malgré elle, l'avait investi dans des heures d'extrême péril. Entre évêque et empereur, dignes l'un de l'autre, suffisant chacun à leur tâche, ce fut une amitié loyale et virile reposant sur un fond solide d'estime et de sympathie. Plus d'une épreuve qui aurait dû l'ébranler ne fit, comme on va le voir, que l'affermir. Dans de rares occasions, Ambroise devra sortir de sa réserve pour défendre, soit ce qu'il regarde comme le droit de sa charge, soit quelqu'une de ces grandes lois morales dont Dieu a confié à son Église la garde et la sanction. Ce jour-là, il n'attendra pas qu'on le consulte : il offre, ou, pour mieux dire, il impose son avis, au nom de l'autorité de son ministère, il veut que sa voix s'élève assez haut pour réveiller la conscience égarée d'un maître tout-puissant, et dominer le concert d'adulations d'un monde asservi. Mais un accent de dévouement affectueux tempère toujours la franchise hardie dont il ne ménage pas l'expression et qu'il finit par faire accepter.

On ne tarda pas d'ailleurs à reconnaître que l'action d'Ambroise, moins fréquemment exercée peut-être que du temps des empereurs novices, ne serait que plus efficace lorsqu'il croirait son intervention réclamée par quelque intérêt essentiel et vital de l'Église. La première occasion qui se présenta d'en faire l'épreuve, ce fut à propos de la grande question que, deux fois déjà, il avait fait trancher et qu'on fit renaître, en partie peut-être pour sonder le terrain et voir s'il aurait encore le crédit de faire maintenir sa décision. Le Sénat, on l'a vu, avait félicité Maxime de la chute de Valentinien, c'était une raison de plus pour qu'il s'empressât de féliciter Théodose de l'avoir rétabli. Aussi une nouvelle députation ne se fît pas attendre, mais il lui parut nécessaire d'ajouter quelque chose aux compliments du jour pour faire oublier ceux de la veille; aussi, aux éloges de convention, cette fois mieux placés que la précédente, de vives instances furent jointes pressant le vainqueur, comblé de gloire, de venir honorer la Ville Éternelle de sa précieuse présence. Par exception, ce désir était, ce jour-là, l'expression d'une pensée sincère. Rome, depuis que Constantinople existait, se sentait délaissée. En trente ans, le peuple, autrefois souverain, n'avait vu qu'un seul de ses maîtres, un des fils de Constantin, Constance, dont le rapide passage avait laissé aussi peu de trace que de souvenirs : mais la rareté même du fait en augmenterait le prix, et on pouvait promettre, à la venue d'un empereur sorti victorieux de deux batailles, tout l'éclat d'un triomphe des meilleurs jours.

Bien que peu touché du faste extérieur, Théodose fut sensible à la proposition : il sentit que la consécration donnée à son pouvoir, au centre même de l'Empire, et sous la protection de tous les grands souvenirs, serait d'un puissant effet qu'il ne pouvait méconnaître. Aussi, ne faisant attention qu'à une idée qui lui agréait, il ne remarqua pas, ou ne voulut pas comprendre, quelques phrases embarrassées par lesquelles l'orateur du Sénat (c'était toujours Symmaque) insinuait que le jour où on célébrait les bienfaits nouveaux de la victoire, il conviendrait peut-être de lui rendre les hommages dont on l'avait privé. Nulle réponse ne leur étant faite, les députés sortirent tout heureux de n'avoir pas été découragés.
Mais, dès que le Sénat parlait, Ambroise se méfiait, il veillait et, averti à temps, il aborda tout droit l'Empereur pour lui bien faire comprendre ce qu'on voulait de lui. « Je lui en jetai, dit-il lui-même, l'explication au visage. » Théodose, un peu surpris, n'ayant pas encore fait cette fois une réponse tout à fait nette, l'évêque s'abstint pendant plusieurs jours de paraître au palais. Cette absence fut remarquée et comprise, et, en définitive, les députés repartirent sans avoir obtenu de l'Empereur une parole dont les adorateurs de la victoire pussent se prévaloir. « Il ne m'en voulut pas, disait Ambroise plus tard, parce que ce n'était pas pour mon intérêt, mais pour le bien de mon âme et de la sienne, que j'osais parler ainsi devant un souverain. » Peut-être aussi Théodose avait-il compris qu'un acte de faiblesse, dont un blâme public d'Ambroise aurait fait comprendre la gravité, aurait dénaturé entièrement le caractère de sa visite. L'effet, au contraire, fut celui qu'Ambroise aurait pu souhaiter. Les amis chrétiens qu'il avait laissés à Rome se pressèrent autour de Théodose et leur nombre parut plus grand que jamais. « La foi, dit un poète chrétien contemporain, n'avait pas encore fait tant de néophytes, surtout parmi les pères conscrits, que pendant ces jours de fête et de gloire, où il semblait que ces nouveaux hommages venaient rendre à la république vieillissante une seconde jeunesse. »

Mais pendant que Théodose employait ainsi utilement le temps de sa présence en Occident, non à jouir du vain plaisir d'un triomphe, mais à consolider les fruits de sa victoire, l'Orient, où sa main ne se faisait plus sentir, commença à s'agiter. C'était la faiblesse de l'Empire que l'action personnelle du chef était partout nécessaire, et que là, où elle cessait de s'exercer, les progrès de la décomposition intérieure qui minait ce corps usé apparaissaient à la surface. Déjà pendant que durait encore la lutte contre Maxime, sur la fausse nouvelle d'un échec des troupes impériales, les Ariens de Constantinople, relevant la tête, s'étaient rués sur les catholiques et avaient mis le feu à tout un quartier où se trouvait la demeure de l'évêque Nectaire qui jouissait, on le savait, de la confiance de Théodose. Le lendemain, à la vérité, l'erreur étant reconnue, ce furent les catholiques, à leur tour, qui ne surent pas modérer la joie de leur triomphe et leur désir de vengeance. Des désordres assez graves éclatèrent, surtout dans les campagnes. Dans la province d'Osroène en particulier, sur les rives de l'Euphrate et au pied du Taurus, le zèle aveugle de quelques moines se donna carrière : et soit des juifs, soit de petites sectes hérétiques eurent à se plaindre d'actes de violence et de destruction qu'aucune agression n'avait motivés.

La contrariété de Théodose en apprenant ces nouvelles, qui lui arrivaient des points les plus divers et se succédaient rapidement, fut extrême. Il ne pouvait voir sans impatience cette paix, qu'il espérait avoir rétablie par la constance de ses efforts et par la sévérité de ses mesures, compromise, dès qu'il n'était plus là pour y veiller lui-même, par les passions ou les fantaisies de quelques cerveaux exaltés. Il eût volontiers sévi contre tous les perturbateurs, sans distinction. Mais son jeune fils Arcadius, qu'il avait laissé à sa place à Constantinople, après lui avoir conféré le rang d'Auguste, intercéda en faveur des Ariens qui témoignaient leur repentir et supplia son père de ne pas lui faire inaugurer son règne par des rigueurs. Théodose, qui chérissait ses enfants, crut devoir consentir à sa demande. Restaient les catholiques auxquels il en voulait peut-être davantage, parce que, comblés des témoignages de sa bienveillance et protégés par ses édits, ils n'avaient aucune raison pour enfreindre une légalité désormais tout entière dirigée en leur faveur. C'était une espèce d'ingratitude qui le payait mal de ses bienfaits ; et ce n'étaient pas seulement, lui disait-on, quelques moines furieux dont il avait à se plaindre, l'évêque de Callinique, chef-lieu de la province d'Osroène, était accusé de les avoir excités et encouragés. L'importance de la personne accroissait la gravité du fait; aussi, sans vouloir examiner si l'imputation était fondée, Théodose répondit à ses agents qui lui demandaient ce qu'ils avaient à faire : « Vous connaissez la loi, exécutez-la, quel qu'en soit l'application. » C'était condamner l'évêque à rétablir à ses frais les bâtiments qui avaient péri dans le trouble, entre autres une synagogue juive.

Ambroise s'était momentanément absenté de Milan, et ces graves incidents, qui ne le regardaient pas directement, ne furent pas tout de suite portés à sa connaissance. Quand il en fut informe, il en éprouva une émotion assez vive pour en faire tout de suite d'Aquilée, où il séjournait encore, le sujet d'une réclamation adressée à Théodose. Il y avait, en effet, plus d'un point de cette décision, trop rapidement prise, qui pouvait donner lieu ù de justes critiques. D'abord la complicité de l'évêque dans le fait incriminé n'était rien moins que certaine. On le frappait sans l'avoir appelé, ni entendu. Puis, du moment qu'on faisait, avec éclat, dans une grande ville, un acte de clémence en faveur d hérétiques qui se reconnaissaient coupables, pourquoi n'en pas étendre le bienfait aux fidèles d'un diocèse reculé et inconnu, dont le tort n'était pas démontré ? Enfin n'y avait-il pas quelque moyen plus convenable de réparer le dommage causé, que d'imposer au premier pasteur d'une église chrétienne une sorte d'amende honorable publiquement faite aux descendants des meurtriers du Christ ?

Si les plaintes d'Ambroise eussent été ainsi motivées par ces considérations de convenance et d'équité, on peut présumer, d'après la modération et le bon sens dont Théodose avait souvent fait preuve, qu'elles eussent été favorablement accueillies. Mais tel n'est point, il faut bien le reconnaître, le caractère de l'épître d'Ambroise qui nous a été conservée. Ce n'est ni un plaidoyer en faveur de l'évêque, ni un appel à un juge mieux informé, encore moins un recours en grâce : c'est une protestation formelle, appuyée sur un principe d'un dogmatisme absolu. Coupable ou non de l'excès de zèle qu'on lui reproche, un évêque ne peut, en aucun cas, pour aucune cause, être contraint de contribuer à la construction d'un édifice où la foi chrétienne pourra être méconnue ou attaquée. Cette participation indirecte à la prédication de l'erreur serait, de sa part, un sacrilège : vouloir l'y contraindre par la force ce serait le réduire à une lâche faiblesse ou à une résistance qui devrait être poussée au besoin jusqu'au martyre. Et le raisonnement, bien que sous une forme oratoire, est exprimé dans des termes d'une généralité telle que de l'incident du jour et de l'évêque en cause l'application peut s'étendre à tous les chrétiens de tous les temps. L'excès logique est ici évident, car il est certain qu'en pratique, dans plus d'une circonstance analogue, la prudence maternelle de l'Église n'a pas poussé si loin la rigueur. C'est peut-être le seul écrit d'Ambroise où on no retrouve pas la mesure et la justesse d'expression qui sont les qualités propres de son éloquence.

Cette remarque faite, il est impossible de ne pas admirer avec quel art est présentée cette requête si difficile à faire admettre par un souverain contre une mesure déjà prise, aussi bien que les développements pressants et souvent pathétiques qui l'appuient. Quel mélange de dignité et de respectueuse indépendance dans ce début :

« Bienheureux empereur, je suis habituellement tourmenté de sollicitudes, mais jamais je n'ai eu une préoccupation aussi vive qu'en ce jour où je vois que j'ai à me prémunir contre le danger de prendre part à un sacrilège. Je vous prie d'écouter mes paroles, car si je suis indigne que vous m'écoutiez, je suis donc indigne aussi d'offrir le sacrifice pour vous et de recevoir les confidences de vos vœux et de vos prières. N'entendrez-vous pas dans sa propre cause celui que vous avez entendu dans la cause de tant d'autres ? mais il appartient à un empereur de ne pas craindre la liberté de la parole : il appartient à un prêtre de ne pas déguiser sa pensée. »

Puis, après une allusion délicate à la chute de Maxime qui avait suivi de si près un acte de faiblesse du même genre que celui qu'on veut faire commettre à sou successeur : « Voyez, dit-il, dans quelle voie vous vous engagez. Vous avez autant à craindre le courage de l'évêque que sa faiblesse; s'il est courageux, vous en ferez un martyr; s'il faiblit, c'est vous qui aurez amené sa chute, car, quand un faible succombe, c'est celui qui l'a fait tomber qui est surtout responsable. Ne craignez-vous pas aussi que l'évêque vienne vous dire : « Eh bien oui, c'est moi qui ai tout fait, c'est moi qui ai allumé le feu, rassemblé et excité la foule : frappez-moi et épargnez tous les autres. » Heureux mensonge qui lui donnera l'avantage d'avoir obtenu l'absolution de tous, et pour lui-même la grâce du martyre.

« Et puis, comment ferez-vous l'exécution ? Vous enverrez donc au comte d'Orient vos drapeaux victorieux avec le signe sacré du Labarum, pour rétablir une synagogue ! Essayez de faire entrer le Labarum dans la synagogue, nous verrons qui s'y prêtera. Nous lisons dans l'histoire qu'on a élevé autrefois des temples aux idoles de Rome avec les dépouilles des Cimbres, aujourd'hui ce seront les juifs qui inscriront au fronton de leur synagogue : Temple élevé avec les dépouilles des chrétiens. » Et cette apostrophe véhémente était terminée par cette parole significative : « Voilà ma demande qui ne saurait être présentée avec plus de respect. J'ai essayé de vous la faire entendre dans le palais pour qu'il ne fût pas nécessaire de la faire entendre dans l'Église. »

Théodose ne comprit-il pas l'avertissement, ou trouva-t-il que la sévérité de cette allocution dépassait l'importance du fait et la mesure de liberté de langage qu'il pouvait souffrir; toujours est-il qu'Ambroise revint à Milan sans avoir reçu de réponse, et sans que rien l'autorisât à penser que les ordres dont il se plaignait dussent être retirés, ou même adoucis. La réclamation, d'ailleurs, portant sur un incident dont le théâtre était éloigné et les détails peu connus, la première fois que, Théodose étant venu à l'église, Ambroise prit la parole devant lui, l'assistance fut longtemps sans comprendre l'application du sujet qu'il avait choisi. Le texte était ce verset de Jérémie : « Prends ton bâton de noyer, » et l'explication donnée fut que ce bâton était la verge de l'autorité sacerdotale, faite pour être utile et non agréable à ceux qu'elle frappe. Puis, dans d'assez longs développements, l'orateur établit que l'œuvre du Christ étant justice autant que miséricorde, l'office de ses ministres est de corriger autant que d'absoudre. Cherchant alors même dans l'ancienne loi les exemples qui autorisent le prêtre à exercer ce droit de correction salutaire, il rappelle et met en scène le prophète Nathan, adressant à David une réprimande publique : « Dieu, fait-il dire au prophète dans un langage plus sévère encore que celui que rapporte l'Écriture, t'avait comblé de ses bienfaits, et tu déshonores sou nom devant ses adversaires en faisant tort à un de ses humbles serviteurs. »

L'allusion restait obscure et voilée pour les auditeurs, mais elle ne l'était déjà plus pour Théodose, et on vit au trouble de son visage qu'il cherchait si réellement c'était à lui qu'elle s'adressait. Ambroise alors le regardant en face : « Oui, Empereur, dit-il, ce n'est pas de vous seulement, c'est à vous que je veux parler. Songez que plus Dieu vous a accordé de gloire, plus vous lui devez de respect et de soumission. Vous devez aimer le corps du Christ qui est l'Église. Vous devez laver, baiser et oindre ses pieds, c'est-à-dire honorer les moindres de ses ministres, et s'ils ont fait tort, leur pardonner, car le pardon d'un pécheur réjouit les anges dans le ciel.

« Quand j'eus fini de parler, écrivait le lendemain Ambroise à sa sœur Marcelline, il vint à moi et me dit : « C'est donc de moi que vous avez fait « le sujet de votre discours ? » J'ai dit, lui ai-je répondu, ce que j'ai cru devoir vous être utile. Alors il me dit : « Je conviens que c'était un peu dur de faire réparer la synagogue par l'évêque, mais j'ai déjà adouci cet ordre, et vos moines font souvent tant de mal. » Le maître de la cavalerie, Symase, intervint et s'emporta contre les moines.
Je parle à l'Empereur, lui dis-je, comme je le dois, sachant qu'il a la crainte de Dieu : si j'avais à faire à vous qui parlez si durement, je me conduirais d'autre sorte. J'étais toujours debout, devant l'Empereur et je lui dis : « Faites que je puisse en conscience offrir pour vous le saint sacrifice : déchargez mon âme. » Il s'assit, fit signe qu'il consentait, mais sans me donner une promesse expresse, puis, comme je restais toujours en face de lui, il dit qu'il corrigerait sa décision. Supprimez donc toute l'affaire, lui dis-je, car ce sera toujours pour le comte qui en est chargé une occasion de tourmenter les chrétiens. Alors il me le promit. J'agis donc sur votre parole (ago fide tua), lui dis-je, et je répétai donc deux fois ces mots : sur votre parole. « Allez donc sur ma parole, dit-il, » et je montai à l'autel, ce que je n'aurais pas fait si sa promesse n'eût été complète. Mais j'éprouvai tant de grâce en offrant le saint sacrifice que je sentis que j'avais fait ce qui était agréable à notre Dieu et qu'il m'avait aidé de sa divine présence. »

On peut juger quelle émotion régnait, quelle sourde rumeur s'élevait dans l'auditoire, pendant ce dialogue prolongé entre l'évêque et l'empereur, dont le sujet n'était pas bien connu ; mais on voyait seulement que c'était l'empereur qui, malgré sa contrariété visible, finissait par céder. L'autorité morale d'Ambroise, si on avait pu croire qu'elle eût fléchi un instant, en sortait singulièrement accrue. La seule chose qui fût h craindre, c'est que son avantage eût été trop complet et que l'Empereur restât secrètement froissé d'une concession plutôt arrachée qu'obtenue, sorte de capitulation, en réalité, qu'il avait dû subir. Il ne devait pas manquer alors de courtisans empressés à flatter les susceptibilités du maître, et de fonctionnaires jaloux d'une autorité rivale pour revenir avec insistance sur un thème déjà, on l'a vu, souvent exploité : le danger de laisser l'épiscopat chrétien, dans la personne de son représentant le plus en vue, affecter une véritable prédominance dans l'État. Pour Ambroise lui-même, la situation qu'il s'était faite ne serait pas sans péril. Il venait de prendre avec un éclat retentissant la cause de la justice et de la clémence; du moment où il avait pu se faire écouler, il devait s'attendre que dans d'autres circonstances, plus graves peut-être et plus délicates, où son intercession serait réclamée, et où, la parole n'étant pas sans péril, le silence lui serait imputé à faiblesse. Sous un régime d'absolu pouvoir, et avec le meilleur des empereurs, c'était un rôle difficile à jouer et une lourde responsabilité à encourir; on allait voir qu'Ambroise était de force à la porter.

Il était dit, en effet, que tandis que Théodose s'appliquait, avant de quitter Milan, à tout régler pour laisser un pouvoir bien établi à son jeune collègue, les affaires de son propre empire ne lui laisseraient pas un jour de repos. Les désordres passagers auxquels il avait dû pourvoir par les ordres, dont, à la demande d'Ambroise, il venait de tempérer l'exécution, n'étaient rien auprès de la sédition bien autrement sérieuse dont la grande ville de Thessalonique fut le théâtre. Le mal eut cette fois ce caractère particulier de gravité que du plus frivole des motifs sortirent soudainement d'odieuses et sanglantes conséquences.

Thessalonique était la métropole de la province de Macédoine : il semblait qu'on n'y eût à craindre aucune des causes de trouble qui, ailleurs, étaient toujours menaçantes, car la foi catholique y régnait à peu près sans partage et son Église tenait à honneur d'avoir été fondée, dès les temps apostoliques, par l'un des premiers et des plus illustres messagers du Christ, saint Paul lui-même. Théodose qui savait qu'il y était bien vu, y faisait volontiers sa résidence ; il en avait confié le gouvernement à un de ses amis personnels, le comte Botheric. Nulle part sa victoire sur Maxime n'avait été mieux accueillie, aussi Botheric avait-il cru devoir la célébrer par une suite de fêtes brillantes où des jeux du cirque, genre de divertissement préféré de toutes les villes d'Orient, furent particulièrement remarqués. Un des cochers s'y était distingué par de telles merveilles d'adresse qu'à la fin de chaque épreuve de véritables ovations lui étaient faites. Malheureusement, à l'habileté près, c'était un triste personnage et, à la suite d'actes de débauche infâmes dont il fut convaincu, le gouverneur dut le faire mettre en prison. La foule réclama à grands cris qu'on lui rendît son favori : Botheric tint bon et ne consentit pas à le mettre en liberté. De là une explosion d'irritation si générale dans toute la cité que la résistance de la force armée fut bientôt réduite à l'impuissance; Botheric, qui en avait lui-même le commandement, périt dans la bagarre, ses principaux officiers furent massacrés par une multitude affolée qui déchira leurs corps et en porta les lambeaux en triomphe à travers les rues.

Quand ces scènes d'orgie sanguinaire furent connues à Milan, ce fut d'abord chez Théodose une véritable consternation. Il ne sortit de cette stupeur que par un éclat de colère qui, aux yeux de ceux qui connaissaient son tempérament habituel, eut un caractère vraiment effrayant. Il proférait les plus sinistres menaces. Le sang de son ami qui criait vengeance, les cadavres de ses serviteurs devenus le jouet de la populace, les signes de l'autorité impériale déchirés et foulés aux pieds, le tout dans une ville chrétienne, pour arracher un vil histrion à une punition méritée ! Quel châtiment pouvait être égal à une telle injure ! Une parole entre autres très imprudente lui échappa : « Puisque c'était toute la population qui était complice du forfait, dit-il, c'était aussi la population entière qui en devait porter la peine. »

Ambroise eut-il connaissance de cet état d'esprit, et vint-il au palais pour essayer de le calmer ? Un biographe contemporain le rapporte et laisse même croire qu'après quelques paroles bien reçues comme tout ce qui venait de lui, il emporta l'espoir que la première irritation une fois passée le tour de l'indulgence et de la compassion pourrait venir(9).
Si cet adoucissement d humeur fut réel, ce fut chez Théodose une impression passagère, promptement détruite par les conseillers qui l'entouraient. Il n'est pas même certain que l'intervention prématurée d'Ambroise n'eût pas contribué à précipiter l'horrible exécution qui se préparait. Quelle occasion plus naturelle, en effet, pouvait se présenter de faire remarquer que la religion, ni aucun de ses ministres n'ayant cette fois rien à faire dans ces douloureuses circonstances, et qu'aucun droit, aucun intérêt de l'Église n'étant enjeu, l'Église n'avait non plus rien à connaître dans le crime qui avait été commis, ni dans le choix qu'on pourrait faire du châtiment. Ambroise ne pouvait donc se trouver offensé d'être tenu à l'écart d'une affaire qui, quelque grave qu'elle fût, était éminemment, au plus haut degré, une affaire d'État. Puis on rappela à Théodose que lui-même s'était souvent étonné de trouver Ambroise informé avant tout le monde des délibérations du Consistoire, et en avait fait la remarque avec une nuance de mécontentement. Il importait donc de prendre toutes les précautions pour que rien ne fût porté à sa connaissance et qu'il n'apprît les résolutions prises qu'en même temps que leur exécution. Le secret le plus absolu dut être gardé et ce fut afin de se soustraire à toutes questions importunes de la part soit d'Ambroise, soit de tout autre, que Théodose prit le parti de quitter Milan pendant le temps nécessaire pour que les ordres expédiés à Thessalonique fussent arrivés à leur destination.

Personne donc, sauf quelques initiés, n'était préparé à l'effroyable nouvelle qui éclata comme un coup de foudre. La dure parole prononcée par Théodose fut prise au pied de la lettre et exécutée avec une rigueur impitoyable par les remplaçants de Botheric, très intéressés à faire justice de ses meurtriers. L'attentat ayant été commun à la cité tout entière, commun aussi dut être le châtiment, et on chercha même à l'appliquer dans des conditions aussi semblables qu'il fût possible à celles du crime lui-même. Ainsi, par une détestable raillerie, ce fut dans ce cirque même d'où était parti le signal de la révolte que la population fut convoquée pour assister à des jeux pareils à ceux qui en avaient été le prétexte. Puis, pendant que l'arène se remplissait de spectateurs que rien n'avait mis en défiance, on les entourait de soldats qui, à un moment donné, se précipitèrent sur la multitude surprise, l'épée à la main, et frappèrent sans pitié et sans distinction de sexe ou d'âge tout ce qui tombait sous leur main. Ce fut pendant une durée de plusieurs heures un massacre qui se renouvela dans tous les quartiers de la ville, où de malheureux fugitifs essayaient de trouver un abri pour sauver leur tête. Les rues et les places furent inondées de sang et jonchées de milliers de cadavres.

Il est difficile de penser que Théodose eût enjoint, ou même prévu un si odieux mélange de ruse et de cruauté ; quelques indices même permettent de penser qu'effrayé d'avance de l'interprétation excessive qui pourrait être donnée à sa pensée, il tenta de l'atténuer par des explications qui vinrent trop tard pour arrêter les ordres déjà partis, mais ces ordres n'en avaient pas moins été signés de sa main, c'était lui qui en devait compte à la conscience publique indignée, c'est contre lui que s'élevait le cri d'horreur qui retentit à l'instant d'un bout de l'empire à l'autre.

Si telle était l'impression commune, quelle ne dut pas être celle d'Ambroise ! La surprise pour lui, comme pour tout le monde, égalait et accroissait l'indignation. Bien qu'il n'eût obtenu aucune promesse formelle de clémence, il s'était flatté de l'espoir d'avoir produit quelque effet sur l'esprit de Théodose, et s'apercevant que son ingérence déplaisait, il s'était tenu prudemment à l'écart. Mais la réalité dépassait toutes ses prévisions et toutes ses craintes. Le jour même où ces affreux détails commencèrent à circuler dans la ville, plusieurs évêques de Gaule de passage à Milan se trouvaient réunis chez lui. Ils revenaient de Rome après avoir obtenu du pape Sirice la déposition des évêques courtisans qui étaient accusés d'avoir pris parti, pour plaire à Maxime, au supplice des Priscillanistes. On s'y était naturellement entretenu, avec une juste sévérité, du tort des ministres de l'Église qui avaient participé à une condamnation capitale. Le hasard ne pouvait fournir un sujet de conversation qui se trouvât mieux répondre à la circonstance : « Dès que l'incident du jour fut connu, dit Ambroise, il n'y eut personne qui ne gémît, personne qui en parlât de sang-froid; personne ne supposa qu'un tel acte pût être absous et supporté dans la communion d'Ambroise, et je vis que l'odieux en serait même accru et retomberait en partie sur moi, s'il ne se trouvait personne pour aller dire à son auteur qu'il avait à se réconcilier avec la justice divine. »

Ambroise ne se trompait pas : tous les yeux étaient fixés sur lui, tout le monde savait qu'il était l'hôte et le familier du palais ; était-ce, à titre de confident et de conseiller qu'il y pénétrait à toute heure ? La renommée le disait ; toutes les apparences le faisaient croire. C'était vrai du temps de Gratien ; pourquoi en eut-il été autrement avec Théodose ? Avait-il donc connu ces ordres impitoyables ? Sans doute on ne supposait pas qu'il y eût adhéré. Mais qu'avait-il fait pour les prévenir ?

On avait vu qu'il avait au besoin son franc-parler et savait se faire écouter : un silence complaisant n'était-ce pas une demi-complicité ? Supposé au contraire qu'il eût tout ignoré, c'était le cas de parler haut pour ne pas se laisser compromettre plus longtemps dans cette solidarité sanglante. Encore, s'il ne se fût agi que de son honneur personnel, il n'est point d'injurieux soupçons que l'humilité chrétienne ne pût se résignera souffrir. Mais c'est l'honneur même de l'Église qui était en cause. Une austère discipline dont elle était justement fière condamnait encore les pécheurs notoires a une pénitence publique. Inflexible dans ses rigueurs envers les humbles et les faibles, allait-elle user, envers le monstrueux attentat d'un coupable couronné, d'une indulgence dont le scandale passerait alors celui du crime lui-même ? Théodose s'était posé comme le défenseur attitré de la foi du Christ. Était-ce une raison pour lui en laisser violer impunément tous les préceptes ? Fallait-il laisser dire que tout était pardonné d'avance par l'Église, dès qu'on défendait ses droits et qu'on la délivrait de ses adversaires ? Mais de quoi servirait alors un zèle aussi stérile qu'intéressé ? Tout le bienfait de la conversion de l'Empire se trouvait compromis, car à quoi bon fermer les sanctuaires païens, si au pied de l'autel où la croix avait remplacé les idoles pouvaient se présenter sans rougir et la tête haute des Caligulas chrétiens et des Nérons catholiques ?

Le parti fut donc pris aussitôt et sans hésitation par Ambroise d'obtenir à tout prix de Théodose la satisfaction éclatante exigée par la loi divine. Outre les motifs élevés d'intérêt général qui l'y décidaient, une considération, plus pressante encore, lui en faisait un devoir. Pasteur des âmes, il se devait au salut fût-ce d'une seule d'entre elles. Celle de Théodose lui était chère, il la voyait en péril et lui seul pouvait, en faisant appel à sa conscience, le dégager de ce que l'Écriture appelle le filet de l'iniquité. Mais le moyen à employer pour faire arriver cet avertissement solennel à la conscience de l'Empereur demandait quelques réflexions. D'abord il fallait être sûr d'être écouté jusqu'au bout, et la méfiance qu'on lui avait témoignée lui faisait craindre qu'on ne fût résolu d'avance à lui fermer la bouche. Puis il ne s'agissait pas seulement, comme dans la cause de l'évêque de Callénique, d'un ordre secret non encore exécuté et qui pouvait être révoqué sans bruit. Cette fois l'acte était consommé (et quel acte, et avec quel éclat ! ), le mal était irréparable, ou du moins il n'était d'autre réparation possible que l'aveu de la faute et la profession publique du repentir. L'orgueil impérial se résignerait-il à un tel sacrifice et la proposition seule ne paraîtrait-elle pas une offense qui ne serait pas supportée ?

Aussi, pour ne rien précipiter et ne pas courir au-devant d'un accueil qui aurait rendu tout retour impossible, il prit occasion d'une de ces indispositions de santé que l'extrême fatigue des travaux auxquels il se livrait rendait fréquentes et alla prendre du repos dans la maison de campagne d'un de ses amis. Il se dispensait ainsi de venir trouver tout de suite Théodose comme c'était, même après une courte séparation, son affectueuse habitude. Puis quand son absence ayant duré quelques jours, il ne douta plus qu'elle eût été remarquée, il prit la plume pour en faire connaître le douloureux motif :

« Vous savez, dit-il, le souvenir que je garde et de notre vieille amitié et des bienfaits que j'ai reçus de vous. Vous devez donc penser que ce n'est qu'à regret que je ne suis pas venu saluer à votre arrivée, qui en d'autres temps, m'aurait été si bien venue, et j'aurais certainement mieux aimer mourir que d'attendre deux, puis trois jours, sans m'acquitter de ce devoir. Mais que pouvais-je faire ? »

Il s'était bien aperçu, ajoutait-il, qu'on le tenait à l'écart et qu'on se plaignait qu'il fût trop bien informé de ce qui se passait dans les conseils de l'Empereur. Quelle conduite tenir alors! « Devais-je ne rien entendre et me boucher les oreilles avec de la cire comme on le rapporte dans certaines fables ? Fallait-il parler ? J'avais à craindre de provoquer des ordres rigoureux. Me taire ? C'eût été le pire des partis, c'était enchaîner ma conscience; le prêtre qui n'avertit pas celui qui s'égare et le laisse mourir dans son erreur est coupable de ne pas l'avoir éclairé. Laissez-moi vous dire aussi, Empereur auguste, vous craignez Dieu, je le sais, mais vous avez une impétuosité naturelle qui, suivant le langage qu'on lui tient, pour la calmer ou l'irriter, se tourne à la miséricorde, ou s'emporte et ne peut plus se contenir. J'ai donc voulu vous livrer à vous-même pour que vous puissiez vaincre par la force de votre piété l'élan de votre nature. »

Mais du moment qu'il se décide à parler, c'est sans ménagement. — « Ce qui a été fait à Thessalonique, déclare-t-il hautement, n'a point de pareil dans la mémoire des hommes. Dès lors, il n'y a plus qu'un seul remède, c'est d'en témoigner son repentir. Pourquoi auriez-vous honte, Empereur, de faire ce qu'a fait le roi David, auteur, suivant la chair, de la descendance du Christ, et de dire comme lui au prophète Nathan: « J'ai péché devant le Seigneur ? » — Puis après avoir rappelé d'autres traits pareils d'illustres repentirs dont parle l'Écriture. « Je ne rappelle point ces exemples, reprend-il, pour vous humilier mais pour que vous effaciez ce péché du souvenir de votre règne, et vous ne l'effacerez qu'en humiliant votre âme devant Dieu : car le péché ne s'efface que par les larmes et la pénitence. Ce n'est ni un ange, ni un archange qui peut dire au pécheur : je suis avec vous. Vous êtes homme, la tentation est venue sur vous : surmontez-la ; je vous le conseille, je vous en prie, je vous en conjure, car ma douleur est extrême de voir que vous, qui étiez le modèle de la piété, qui vous étiez si souvent signalé par votre clémence, et avez fait tant de fois grâce à des coupables, vous ayez fait périr tant d'innocents. Quelque gloire que vous eussiez acquise, c'est votre piété cependant qui en était le couronnement, c'est ce titre d'honneur que le démon a voulu vous enlever. Repoussez-le, quand vous avez encore le moyen de le vaincre. Rien ne m'excite contre vous, vous le savez, mais j'ai un grand sujet de crainte. Je n'oserai pas offrir le saint sacrifice si vous vouliez y assister. Je ne le pourrais pas même si c'était le sang d'un seul innocent qui eût été versé ! Le pourrais-je quand un si grand nombre a péri ? Je ne le pense pas. Je vous écris ceci de ma propre main pour que vous soyez seul à le lire. »

L'intention d'Ambroise était évidemment de laisser au repentir de Théodose tout le mérite d'une inspiration spontanée dont la générosité aurait eu un caractère de grandeur. Nulle indication du mode d'expiation que l'Empereur devait choisir lui-même. Pas un mot des châtiments spirituels que les prescriptions canoniques devaient imposer, si la pénitence se faisait attendre. Rien absolument qui ressemble au désir que des historiens lui ont souvent prêté de profiter de l'indignation publique pour élever l'autorité du sacerdoce au-dessus de celle de l'Empire.

Cette réserve ne fut pas comprise. Soit que Théodose eût montré la lettre à des conseillers qui s'appliquèrent à en dénaturer le sens, soit que trop blessé lui-même dans son orgueil pour en faire la confidence, il eût résolu de n'en tenir aucun compte, espérant aussi qu'on n'oserait pas le braver en face, il se présenta à la grande basilique suivant son habitude avec son cortège accoutumé ; mais il était encore dans le vestibule que, sur le seuil de l'Église même, Ambroise était devant lui, revêtu de ses habits sacerdotaux! « Arrêtez, Empereur, lui dit-il, d'une voix grave. Je vois bien que vous ne vous rendez pas compte de la gravité du meurtre que vous avez commis, et même, maintenant que votre colère est apaisée, votre raison ne mesure pas encore l'étendue du crime. C'est sans doute la puissance souveraine qui vous aveugle, et la liberté que vous avez de tout faire obscurcit votre raison. Songez cependant que pour tous la nature humaine est fragile et mortelle et que nous devons tous retourner à la poussière dont nous sommes sortis : que l'éclat de la pourpre ne vous fasse donc pas illusion sur l'infirmité du corps qu'elle recouvre. Les hommes auxquels vous commandez sont de la même nature que vous, et assujettis à la même puissance. Car il n'y a pour tous qu'un seul Empereur qui est le créateur de toutes choses. De quels yeux donc allez-vous regarder le temple de ce commun maître ?
Comment vos pieds oseront-ils fouler le sol de son sanctuaire ? Comment oserez-vous lever vers lui vos mains sanglantes ? Comment ces mains pourront-elles toucher le corps sacré de Jésus-Christ ? Comment porterez-vous son sang à ces lèvres qui, par une parole de colère, ont fait répandre celui de tant d'innocents ? Retirez-vous donc pour ne pas ajouter un nouveau péché à celui dont vous êtes coupable. Acceptez le lien que le Dieu souverain vous impose, c'est le remède qui rendra la santé à votre âme. »

Ces fortes paroles causaient à Théodose un trouble qui se lisait sur son visage ; il les écoutait la tête basse, et à certains moments même, on vit des larmes dans ses yeux, il se retira en silence, sans faire un pas pour franchir le seuil du sanctuaire, car il comprenait, dit le narrateur qui rapporte cette scène, que le devoir du prêtre n'est pas le même que celui des rois.

Mais si le fond de l'âme était touché, les raisons politiques qui avaient fait effet sur son esprit ne cessaient pas de le disposer à la résistance. La crainte, qu'on lui avait inspirée, de voir s'élever une puissance rivale de la sienne, censurant ses actes et prétendant faire exécuter la loi à sa place, étouffait ses scrupules et huit longs mois se passèrent sans qu'il fît un pas pour se rapprocher d'Ambroise, qui, de son côté, ne relâchait rien de la sévérité de son attitude. Toutes les relations étaient rompues entre l'Église et le palais. La situation s'aggravait en se prolongeant et, aux approches de la fête de Noël, tout le monde se demandait si, dans ce jour d'allégresse commune, l'Empereur allait être le seul chrétien qui n'aurait pas le droit de prendre part à la joie de l'Église, saluant la venue du sauveur du monde.

Lui-même, triste et solitaire au fond de son palais, se faisait cette question avec angoisse. Ce fut dans un de ces moments de réflexion poignante que le préfet du palais, Rufin, entrant chez lui pour des affaires de son service, le trouva affaissé sur lui-même et le visage baigné de larmes. Rufin passait pour être de tous ses conseillers politiques celui qui l'avait le plus vivement encouragé, sinon à ordonner la terrible exécution elle-même, au moins à maintenir son droit de n'accepter aucun contrôle sur l'exercice de son pouvoir. « Qu'avez-vous donc ? » lui demanda-t-il d'un ton qui semblait lui reprocher dédaigneusement sa faiblesse. « Vous riez, Rufin, répondit Théodose, mais vous ne savez pas ce que je souffre. L'Église de Dieu est ouverte aux voleurs et aux mendiants, ils y entrent librement pour offrir leur prière à Dieu. Mais l'Église est fermée pour moi et avec elle les portes du ciel, car je ne puis oublier celte parole du Seigneur : « Tout ce que « vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel. » — N'est-ce que cela ? reprit Rufin, je vais aller trouver l'évêque, je saurai bien obtenir de lui qu'il vous délivre de ce lien. — Non, dit l'Empereur, vous ne réussirez pas à adoucir Ambroise, car je sais que sa sentence est juste, et je le connais, toute la puissance impériale ne le décidera pas à violer la loi divine. » Rufin insista et Théodose le laissa partir, ayant peut-être quelque espérance que cette démarche d'un magistrat important paraîtrait à Ambroise une satisfaction suffisante, en lui montrant le prix qu'on attachait à son jugement : et il se décida à le suivre lui-même d'assez près pour connaître plus tôt le résultat de l'ambassade.

Mais l'effet fut précisément le contraire de celui dont Rufin s'était flatté. La qualité de ministre habituel des commandements de l'Empereur fit croire à Ambroise qu'il apportait des ordres et qu'il fallait s'attendre à voir forcer l'entrée de l'Église. Aussi du plus loin qu'il le vit : « Que venez-vous faire ici, dit-il, et quelle est votre cynique impudence ? Ne sait-on pas que vous êtes de ceux qui ont conseillé cet horrible massacre, et ce souvenir ne devrait-il pas vous couvrir de confusion ? » Rufin déconcerté se borna à dire : « L'Empereur va venir, veuillez ne pas le repousser. — Qu'il vienne, reprit Ambroise, mais qu'il sache que s'il passe le vestibule de l'Église, je l'en expulserai moi-même, et s'il veut faire acte de tyran et non d'Empereur, je m'offrirai de grand cœur à ses coups. »

Rufin, ne songeant plus alors qu'à éviter une rencontre qui ne lui promettait rien de favorable, se précipita au-devant de l'Empereur et le trouvant déjà à moitié chemin de l'Église, en pleine place publique, il l'avertit de ne pas passer outre. « Non, dit l'Empereur, j'irai et je subirai l'humiliation que j'ai méritée. » Puis s'approchant de l'entrée de l'Église, où Ambroise était debout à l'attendre, il le pria de consentir à le relever de son péché.

Mais Ambroise se méfiait toujours et croyait que l'ordre allait suivre la prière : « Que voulez-vous, lui dit-il, et quelle audace vous pousse à venir fouler aux pieds la loi divine ? — Je ne viens rien braver, dit le prince humilié, je viens demander ma délivrance et vous prier, au nom de la clémence de notre Seigneur commun, de ne pas me fermer la porte ouverte à tous les pécheurs repentants ? — Quels signes de votre pénitence avez-vous donnés ? reprit Ambroise, quels sont les remèdes qui ont pansé vos blessures ? — C'est à vous à me les indiquer, dit l'Empereur, et à moi de les accepter.»

La soumission ne pouvait être plus complète et Ambroise, qui avait tenu à ce qu'elle fût et parût volontaire, ne pouvait exiger et ne désirait même rien de plus. Rien n'était plus loin de sa pensée que de chercher dans cet aveu, victoire de la foi sur l'orgueil et sur la passion, soit un triomphe personnel, soit même une occasion de présenter avec complaisance, par des signes sensibles, le spectacle de la dignité impériale abaissée sous le poids de l'anathème. L'expiation qu'il attendit de l'Empereur repentant, ce fut, au contraire, un acte de son pouvoir rendu dans la forme de ses décrets ordinaires, de nature à le relever clans l'estime et dans la confiance des peuples, en lui faisant prendre un aspect inaccoutumé de modération et de justice. Une loi dut être rédigée, séance tenante, portant qu'aucune sentence entraînant la confiscation ou la mort ne serait publiée que trente jours après avoir été rendue. A l'expiration de ce délai, la sentence serait présentée de nouveau pour être révisée, s'il y avait lieu. Quand l'acte eut été libellé et signé, la barrière du lieu saint fut ouverte, et Théodose s'y précipita : se prosternant jusqu'à frapper de son front la terre, il répéta à haute voix ces paroles du psaume : « O Dieu, mon âme s'est attachée au pavé de votre demeure : rendez-moi la vie suivant votre parole. » L'office fut alors célébré comme d'habitude, avec cette seule différence qu'au moment de la communion, Ambroise fit savoir à l'Empereur qu'il devait venir y prendre part avec le commun des fidèles, au lieu d'attendre qu'on la lui portât à une place réservée, dans le chœur, comme on lui en avait laissé prendre l'habitude assez peu convenable à Constantinople. Théodose remercia de l'avertissement et s'y conforma sans résistance.

« En vérité, disait-il plus tard lui-même, avec étonnement, en rappelant cette heure si grave de sa vie, je ne connais qu'Ambroise qui m'ait fait voir ce que c'est qu'un évêque. »

Cette pieuse surprise répondait à l'impression générale. Quelque effort qu'eut fait Ambroise pour que la censure spirituelle encourue par le chrétien ne portât aucune atteinte ni au pouvoir ni à la dignité du souverain, ce n'en était pas moins l'épiscopat et l'empire qui s'étaient trouvés face à face dans cet entretien solennel, et c'était l'épiscopat qui en sortait grandi, et on oserait même dire, en parlant au point de vue de l'histoire, transformé, car au caractère auguste que lui imprimait l'institution divine, se joignait une mission nouvelle que des épreuves prochaines allaient lui imposer le devoir de remplir. Les peuples n'oublieraient plus désormais où s'était trouvée, dans un jour de terreur générale et sous le poids d'une servitude commune, la seule force qui sût mettre un frein aux caprices d'une volonté arbitraire. Viennent maintenant d'autres périls : viennent les affres de l'invasion et de la conquête, vienne le flot d'une barbarie envahissante, qui emportera toutes les digues et où sombreront tous les pouvoirs redoutés la veille, la direction est donnée : on sait d'où peut venir la défense, d'où peut renaître l'espoir et la confiance. Une loi récente du père de Valentinien avait institué, dans chaque cité, un avocat chargé de prendre sa cause contre les exigences du fisc et les vexations du gouverneur : qu'il en porte ou non le titre officiel, le vrai défenseur de la cité, à l'avenir, ce sera l'évêque, et Ambroise, amenant Théodose au pied des autels, a ouvert la voie où, soixante ans après, Léon ira arrêter Attila aux portes de Rome.
Une autre considération devait frapper aussi les esprits réfléchis et ne peut être indifférente à ceux qui aiment à reconnaître, à travers les coups toujours mystérieux de la fortune, des leçons de haute moralité, dans l'histoire. Quelque grand que fût le crime de Théodose, il ne dépassait pas et n'égalait même pas ceux de tant de malfaiteurs couronnés qui l'avaient précédé sur le trône impérial. A ceux-là, aux Tibère, aux Néron, aux Caligula, aux Domitien, aux Héliogabale, ni dieux, ni hommes, ni prêtres, ni philosophes n'auraient demandé compte de leurs monstrueuses folies. Vivants, on leur obéissait sans murmure, morts, on leur décernait les scandaleux honneurs de l'apothéose. Loin qu'aucun temple leur fût fermé, le Panthéon idolâtre leur ouvrait complaisamment ses rangs. Il avait donc fallu que l'Évangile parût pour que réparation fût faite à la sainteté et à la majesté divine, de cette longue série d'outrages. Regardée de l'élévation de ce point de vue, la pénitence de Théodose n'est plus celle d'un Empereur expiant sa faute personnelle, c'est celle de l'Empire tout entier demandant grâce pour trois siècles de forfaits et de sacrilèges. Mais il était trop tard pour l'obtenir. L'heure du châtiment était venue, et les prières d'Ambroise lui-même ne pouvaient réussir à l'arrêter.

L'impression faite sur l'âme de Théodose avait été si profonde que, dès qu'il fut de retour en Orient, (d'où des agitations sans cesse renaissantes ne lui permirent pas de rester plus longtemps éloigné), il y reparut enflammé d'un redoublement de zèle. Il mit tout de suite la main, par de nouvelles lois plus rigoureuses encore que les précédentes, à la double œuvre qu'il avait entreprise, la destruction du paganisme et la répression de l'hérésie(10).

Ce fut également le caractère des instructions qu'il laisse à son jeune collègue en le plaçant sous la protection paternelle d'Ambroise. L'âme candide de Valentinien très émue du grand spectacle auquel on venait d'assister était toute préparée à s'y conformer. Bien qu'entré déjà dans sa vingtième année, à cet âge où les jeunes gens, et surtout les jeunes souverains ont habituellement le goût de l'indépendance, il se montra disposé à suivre toutes les directions d'Ambroise. En ce qui touchait la religion surtout, portant de ce côté toute la ferveur de son âme juvénile, il acceptait, il dépassait même les recommandations de son maître spirituel : prières, jeûnes, assiduité aux offices, fuite des plaisirs non seulement coupables mais profanes et frivoles, rien ne lui coûtait pour attester l'ardeur et la vivacité de sa foi. Chaste, sobre, austère, il vivait retiré dans un tendre et touchant intérieur de famille, avec ses deux sœurs, Justa et Grata, qu'Ambroise dirigeait dans la voie de la perfection. Sa dévotion n'avait pourtant rien d'étroit, ni qui le détournât de sa tâche royale. Il s'initiait au détail de toutes les affaires et présidait à tous les conseils, écoulant toutes les réclamations, et l'on ne reconnaissait l'empire de ses convictions chrétiennes que par un esprit de clémence et d'humanité étranger aux rudes habitudes du pouvoir absolu. Il manifestait surtout sa répugnance pour les délateurs, cette triste engeance si nombreuse et si facilement écoutée dans ces cours impériales où la méfiance était générale et où le souverain du jour se croyait toujours menacé par les serviteurs même qui l'approchaient. 11 souriait, disait, plus tard Ambroise, quand on lui parlait d'un de ces complots qui ont fait trembler même de vaillants empereurs.

Il était pourtant impossible qu'imposant autour de lui la sévérité de mœurs dont il donnait l'exemple, s'appliquant à faire prévaloir la justice sur la faveur, il ne fît pas beaucoup de mécontents. Celui qui témoigna le plus tôt et le plus vivement cette impatience d'un régime si nouveau, ce fut le chef principal de l'armée, Arbogast, officier d'origine gothique, comme son nom l'indique, qui avait su gagner la confiance de Théodose par le concours énergique qu'il lui avait prêté dans sa campagne contre Maxime. En récompense, Théodose lui avait remis le commandement général des troupes d'Occident, et l'avait laissé auprès de Valentinien comme une sorte de précepteur militaire. On pouvait prévoir que l'influence d'Ambroise et celle d'Arbogast, bien que portant sur des sujets différents, se trouveraient fréquemment en présence et que de là devait naître une rivalité à peu près inévitable. Ce ne fut pas Ambroise qui la provoqua, ce fut Arbogast, qui avait espéré que par son âge, par son expérience, et grâce à l'appui de Théodose, il exercerait sur Valentinien un empire à peu près absolu. Quand il s'aperçut que le jeune homme avait sa volonté propre et tenait à prendre ses résolutions lui-même, il attribua ce désir d'affranchissement à des conseils dont il crut reconnaître l'origine et qui pouvaient menacer sa position personnelle. Dès ce moment, Valentinien rencontra chez lui un esprit d'opposition systématique à toutes les mesures dont il essayait de prendre l'initiative. Il suffisait qu'il exprimât une volonté pour qu'Arbogast refusât de s'y prêter et que souvent même un ordre contraire fût donné. Il se trouvait d'ailleurs entouré d'officiers, tous placés par Arbogast et choisis parmi ses créatures qui n'osaient faire un pas sans son approbation. C'étaient moins des serviteurs que des surveillants et des gardiens.

L'impatience que causa au jeune prince cette impérieuse inquisition était naturelle. Elle devint surtout très vive quand il dut, sur les conseils et presque par les ordres d'Arbogast, faire une visite aux provinces et aux légions de Gaule : on lui avait représenté que sa présence y était nécessaire, l'autorité impériale ne s'étant plus fait voir ni sentir dans ces contrées depuis la rébellion de Maxime. Là, Arbogast avait si bien tout disposé d'avance que les honneurs rendus au souverain nominal ne furent qu'un simulacre dont l'apparence ne trompa personne. A Vienne, où il dut faire séjour, Valentinien fut laissé à peu près seul dans le palais, où les fonctionnaires eux-mêmes n'osaient le visiter. Il cherchait sans le trouver un regard ami ou bienveillant. Les historiens rapportent qu'il écrivit en cachette à Théodose pour se plaindre de l'embarras de sa situation, mais Constantinople était bien loin, Théodose bien occupé, les courriers bien lents et peu sûrs et l'appel resta sans réponse.

Une seule fois cependant il fit acte de volonté, eut l'illusion qu'il pouvait encore être obéi. Ce fut quand il dut recevoir une députation des infatigables sénateurs païens qui, le sachant éloigné d'Ambroise, vinrent voir s'il était possible de profiter de son éloignement pour obtenir quelque apparence en faveur du culte dont la destruction leur tenait toujours au cœur. Cette quatrième démarche ne fut pas plus heureuse que les précédentes; Valentinien, qui avait toujours présente à la mémoire la scène touchante de son enfance, et qui d'ailleurs n'hésitait pas quand sa conscience était en éveil, renvoya les sénateurs sans les entendre. « Et pourtant je n'étais pas là, disait plus tard Ambroise, et je n'avais pas même eu le temps de lui écrire. »

Mais cette fois Arbogast, qui peut-être avait laissé venir la députation sénatoriale pour mettre le jeune Empereur dans l'embarras et jouer à Ambroise un tour malicieux, connaissait trop bien les sentiments de Théodose pour insister sur un point si délicat, et Valentinien put se croire Empereur ce jour-là.

Fut-ce ce succès apparent qui l'engagea à frapper un coup qui eût été décisif, mais dont il n'avait pas calculé suffisamment la portée. Peu de jours après, se trouvant assis sur son trône devant le Consistoire assemblé, quand Arbogast vint lui présenter, suivant l'usage, un ordre de service tout préparé en lui demandant de le contresigner, il prit la feuille qu'on lui tendait, la mit de côté et en substitua une autre. Arbogast qui la reçut y lut avec autant de surprise que de colère un brevet en forme qui lui retirait le commandement des troupes. Il n'hésita pas à payer d'audace : « Ce n'est pas de vous que j'ai reçu ce commandement, et vous n'avez pas le droit de me le retirer. » Puis il déchira le papier et en jeta les fragments à terre. Valentinien porta les yeux, autour de lui : l'auditoire restait muet et personne ne lui venait en aide. Le jeune homme au désespoir se précipita alors sur le soldat qui était au pied de son trône et chercha à lui prendre son épée. « Que faites-vous, dit Arbogast, en arrêtant son bras, voulez-vous me tuer ? — Non, dit le prince, mais c'est moi qui veux mourir, j'aime mieux ne pas vivre que de régner sans commander. » On se jeta entre les deux adversaires qui étaient déjà corps à corps, et la séance lut levée clans le trouble.

Tout restait en suspens, les deux partis en présence, peut-être également mal à l'aise l'un et l'autre. Valentinien se refusait à donner aucune signature aux ordres requis pour le service des troupes et où il soupçonnait toujours quelque piège caché : Arbogast, de son côté, n'était nullement sûr que Théodose, dont il connaissait l'affection pour son jeune beau-frère, lui donnât complètement raison. Un dénouement violent était donc inévitable, et Valentinien, ne voulant pas l'attendre sur le terrain de la Gaule qui manquait sous ses pas, annonça le projet de retourner en Italie pour aller à la rencontre d'une attaque de Barbares qui menaçait l'Illyrie.

Arbogast ne pouvait s'opposer ouvertement à un dessein si généreux, mais tous les convois militaires étaient dans sa main; il fit naître tant de difficultés, tant de retards que les jours se passaient sans que le cortège impérial pût se mettre en route, et le captif vit bien que son geôlier ne voulait pas le laisser échapper. L'angoisse du malheureux jeune homme était extrême, il souffrait surtout de n'avoir pas un ami à qui il pût en faire confidence. Il n'en était qu'un en réalité dont il pût attendre à la fois conseil et consolation, c'était Ambroise; aussi n'hésita-t-il pas à lui faire demander à plusieurs reprises de venir le trouver, en donnant pour prétexte de son insistance le désir qu'il avait de recevoir le baptême avant d'aller au combat et de ne tenir que d'une main qui lui était si chère le sacrement qui devrait lui ouvrir les portes du ciel.
Ambroise s'est douloureusement excusé d'avoir tardé à répondre à cet appel. D'abord il ne se rendit pas bien compte de la situation, car Valentinien, qui craignait toujours que les communications fussent interceptées, ne s'expliquait qu'avec réserve. Puis il craignit d'offenser ses confrères de Gaule en venant prendre leur place dans la cérémonie solennelle d'un baptême impérial. Enfin le jour où il avait résolu de partir, le bruit se répandit dans Milan que l'Empereur, dont le retour était annoncé, allait arriver, et déjà les préparatifs étaient faits au palais pour le recevoir. Quelques journées furent encore perdues sur ce faux avis, et quand Ambroise se mit enfin en route il était trop tard.

Valentinien l'avait attendu avec une impatience qui croissait d'heure en heure. Il envoyait à sa rencontre messagers sur messagers pour le prier de hâter sa marche. Le dernier qu'il expédia était pris dans sa propre garde, qu'on appelait la compagnie des silentiaires, nom qui aurait dû lui inspirer quelque confiance; et cependant, prévoyant que celui-là aussi pouvait être arrêté en route et obligé de donner connaissance de sa commission, il avait eu soin d'assurer dans sa lettre que, s'il attendait l'évêque, c'était afin de se servir de lui comme intermédiaire pour se réconcilier avec Arbogast. Le soir, avant de se coucher, le matin, en s'éveillant, sa question était toujours : « Eh bien, le silentiaire est-il arrivé ? »

Il n'arriva pas, Arbogast y avait mis ordre. Ambroise une fois annoncé, il aurait fallu l'attendre, et une fois venu, lui faire accueil. Et dut-il le recevoir à la tète de ses troupes, il ne convenait pas à Arbogast de se trouver face à face avec cet homme qui, tout seul, avait fait à deux reprises, par des réprimandes publiques, reculer Théodose. Et puis Ambroise ne viendrait pas seul, il serait entouré d'une foule empressée de fidèles, et s'il apportait, comme on n'en pouvait douter, des paroles de conciliation et de paix, comment éviter de les entendre ? Le plus sûr pour n'avoir rien à lui refuser, c'était de ne lui laisser rien à demander. Aussi personne ne fut surpris d'apprendre qu'avant qu'Ambroise eût eu le temps d'arriver, Valentinien avait cessé de vivre.

La version officielle, à laquelle personne n'ajouta foi, fut qu'il s'était donné la mort lui-même, dans un accès de fureur pareil à celui auquel on l'avait vu se livrer dans le consistoire et où il avait, en effet, menacé d'attenter a ses jours : mais le secret fut si bien gardé sur le mode de cette cruelle opération que les historiens en ont rapporté diversement les circonstances. Fut-il étouffé dans son lit par les eunuques du palais, ou, pendant une promenade qu'il faisait sur les bords du Rhône, fut-il assailli par des assassins qui l'étranglèrent et laissèrent son corps pendu à un arbre ? Y eut-il même quelques passants qui, n'osant lui venir en aide, l'entendirent pourtant s'écrier : « Ah ! mes pauvres sœurs ! »
Mais bien qu'on ne s'entretînt qu'à voix basse de ces conjectures, toutes également pénibles, le regret fut général, même chez ceux dont le lâche abandon avait laissé le crime s'accomplir. Tant de jeunesse, tant de vertus, tant de grâces! et une fin si cruelle ! L'horreur et la compassion se lisaient dans tous les regards. Pour mettre fin à ces témoignages contenus mais visibles de la réprobation publique, Arbogast eut hâte de décider que les restes mortels seraient portés sans retard et avec honneur à Milan.

Le cortège funèbre rencontra Ambroise avant qu'il eût franchi les passages des Alpes. Il était parti suivi des vœux de toute la population, et chargé en quelque sorte par les premiers de la cité, par les magistrats eux-mêmes de leur ramener leur empereur; tous comptaient que si quelque résistance s'opposait, comme on commençait à le craindre, à ce retour désiré, ce serait lui qui saurait y mettre fin.

Il recula d'horreur devant l'effroyable nouvelle et sa rentrée à Milan avec la dépouille chérie fut une scène dont la douleur passa toute expression. Ce fut un concert de gémissements et de sanglots. « Tout le monde pleurait, dit Ambroise, ceux qui ne le connaissaient pas, ceux qui le craignaient, ceux qui ne l'aimaient pas; les Barbares eux-mêmes et ceux que nous aurions regardés comme des ennemis. » La foule éplorée s'en prenait à Ambroise lui-même, à qui on reprochait d'avoir trop attendu. S'il eut été là, disait-on, rien ne serait arrivé. « Mais que pouvais-je donc faire ? Étais-je un prophète pour deviner l'avenir. » Et cependant, lui-même avait peine à ne pas se reprocher de n'avoir pas couru au premier appel pour serrer dans ses bras son enfant bien-aimé.

Avant de procéder aux funérailles, on résolut d'attendre les ordres de Théodose qu'Ambroise lui demanda lui-même dans une lettre où il lui rappelait que c'était à lui qu'il avait dû l'affection filiale de Valentinien. « Il me regardait comme son ennemi dans son enfance, grâce à vous il m'avait appelé son père. » Jusqu'à ce que la réponse fût revenue, le corps du prince fut déposé dans une urne de porphyre, auprès de laquelle ses deux sœurs tout en larmes veillaient jour et nuit.
L'appel d'Ambroise à Théodose avait évidemment, dans sa pensée, un autre but que celui de le consulter sur l'ordonnance d'une cérémonie funéraire. C'était une manière de lui faire sentir que tout désormais dépendait de lui et que, dans la crise terrible qui s'ouvrait de nouveau, c'était à lui de pourvoir au salut de l'Empire et de l'Église.

Celui qui aurait dû surtout être pressé de provoquer et de recevoir les ordres de Théodose c'était Arbogast, puisque, investi du commandement régulier des troupes, c'était à lui à rendre compte de l'événement soi-disant fortuit et naturel qui le laissait seul à leur tête en Gaule : mais toute son audace n'alla pas jusqu'à jouer jusqu'au bout une comédie dont il pensa, non sans raison, que Théodose ne voudrait pas paraître dupe. Il n'osa pas non plus employer ce qui eût été le vrai moyen pour s'affranchir de toute dépendance, il hésita à prendre lui-même la dignité impériale à l'exemple de Maxime, bien qu'il eût probablement pu sans doute obtenir qu'elle lui fût décernée par ses troupes; mais faire tout de suite tourner le meurtre à son profit, c'eût été désigner trop ouvertement qu'il était le meurtrier. Quel effet, d'ailleurs, aurait produit à Rome, au Sénat et dans tous les grands centres attachés aux souvenirs du passé, un nom de forme exotique et barbare comme le sien, inscrit sur la liste des empereurs à la suite des Trajan, des Dioclétien, des Constantin et des Théodose ? Il prit un moyen terme qui lui parut propre à lui réserver en réalité tous les fruits de son crime en sauvant seulement les apparences : ce fut de créer un Empereur de son choix qu'il pût tenir dans sa dépendance et qui le laisserait régner sous son nom. Pour être sûr de n'avoir pas à craindre que ce prête-nom se prît au sérieux, il eut soin de le chercher en dehors de toute attache militaire, dans une profession qui n'eût aucun rapport avec celle des armes. Ce fut un rhéteur obscur du nom d'Eugène, qui avait dû à son habileté de plume un emploi élevé dans l'administration. Il le fit proclamer par les procédés qui assuraient habituellement l'obéissance des troupes et il obtint ainsi, sans résistance, la soumission des populations accoutumées depuis longtemps à s'incliner devant un fait consommé. Une députation dut être envoyée à Théodose pour lui notifier cet événement inattendu, et lui demander en faveur de ce nouveau collègue, au moins la tolérance qu'il avait quelque temps accordée à Maxime. On savait d'ailleurs que le vaillant empereur, bien qu'encore dans la force de l'âge, sentait le besoin de repos. On put espérer qu'il hésiterait à courir tout le risque toujours grave d'une expédition lointaine à porter en Occident.

Pendant que cette délégation étrangement composée d'un rhéteur païen, ami d'Eugène et d'évêques de Gaule ralliés au pouvoir naissant, faisait route vers Constantinople, la réponse de Théodose à Ambroise arrivait à Milan et il n'y eut plus de prétexte pour retarder la cérémonie de la sépulture qui était d'autant plus impatiemment attendue qu'on ne doutait pas qu'Ambroise dût y prendre la parole. Qu'allait-il dire ? et comment s'y prendrait-il pour trouver un langage qui répondit non seulement à la douleur, mais aussi à l'indignation publique (deux sentiments qu'il éprouvait certainement plus que tout autre) sans se prononcer pourtant, avant que Théodose eût parlé, sur le caractère d'une révolution que son coupable auteur voulait couvrir encore d'un masque de régularité et de décence. Comment plaindre assez l'infortunée victime sans prendre à partie, sans désigner trop clairement celui dont la main l'avait frappée dans l'ombre ? Jamais l'art oratoire ne fut mis à épreuve plus délicate et n'en sortit plus heureusement. Pendant une heure entière, où toute une foule anxieuse était suspendue à ses lèvres, Ambroise sut être tour à tour et tout ensemble ému, entraînant, mesuré, hardi, à certains moments, politique et pathétique à la fois. Pas un mot qui ne fût en accord avec l'horrible pensée présente à l'esprit de tous : mais pas un mot qui fît prendre à la voix du prêtre le ton de l'accusateur. Le soupçon, partout indiqué, est laissé à l'auditeur qui le complète et qui l'achève. Quelle adresse par exemple, et quelle éloquence dans ce début : « Valentinien nous arrive, mais non pas tel que nous nous étions promis de le voir. Lui pourtant avait voulu tenir sa promesse quand il avait entendu dire que les Alpes qui défendent l'Italie étaient menacées par un ennemi barbare, il a voulu se mettre en danger lui-même en quittant la Gaule pour venir partager nos périls ! Voilà donc le crime d'un Empereur! C'est d'avoir voulu sauver l'Empire de Rome ! » Mais qui donc lui avait fait un crime de ce généreux dessein ? Ambroise semble l'ignorer, et ne fait pas la question parce que la réponse est déjà sur toutes les lèvres. Ailleurs, l'insinuation est d'autant plus claire qu'un effort apparent est fait pour la détourner : « Ainsi, il meurt dès ses premiers pas dans la vie : je parle de la promptitude et non du genre de sa mort, car je pleure et n'accuse pas ».

Ailleurs encore, en assurant que s'il était arrivé à temps il aurait tout fait pour rétablir la paix et la concorde en Gaule, il rappelle les ambassades bien différentes qu'il avait remplies en Gaule aussi auprès de Maxime. « Ah ! qu'il vaut mieux, s'écrie-t-il, pour les évêques être persécutés qu'aimés par les Empereurs ! Que j'étais plus heureux quand c'était moi qui risquais ma vie pour toi, qu'aujourd'hui que j'ai à pleurer ta mort. »

Le nom de Maxime n'était pas ramené sans intention non plus que celui de Gratien qui revient à peu près à toutes les lignes, car c'était évoquer le souvenir d'un crime et d'un malheur tout pareils; mais ceux-là, du moins, on pouvait les qualifier en liberté, car ils avaient été vengés avec éclat.

En réalité, ce n'est pas à Valentinien seul que ce discours mémorable est consacré, c'est aux deux frères, l'un et l'autre si tendrement aimés et qui avaient marché sous sa direction, dans la voie où il désirait voir entrer l'Empire. Rien de plus fin et de plus délicatement nuancé que les deux portraits qu'il trace. Il y a quelque chose de plus viril et de plus fortement dessiné dans les traits de celui qui au moins a assez vécu pour régner, mais Valentinien est l'enfant chéri dont il se plaît à peindre même la beauté juvénile. « 0 Valentinien, mon bel adolescent, au visage candide et rosé, portant sur ses traits l'image du Christ. » Je ne crois pas qu'il y ait nulle part une peinture plus touchante que celle de la rencontre des deux frères dans le séjour de la béatitude éternelle. L'orateur emprunte pour parer cette scène tous les trésors de poésie répandus dans les livres mystiques de l'Écriture Sainte. « Au-devant de cette âme qui monte, je vois Gratien qui arrive et qui l'embrasse : « Viens, lui dit-il, frère, allons dans les champs et reposons-nous à l'abri des châteaux ; demain avant le jour, nous parcourrons les vignes, allons dans les champs où le travail n'est point stérile et où fleurit une abondante moisson de grains.

C'est là que tu récolteras ce que tu as semé sur la terre... Reposons-nous dans les châteaux, c'est-à-dire dans ces lieux fortifiés et mis à l'abri de l'incursion de bêtes féroces de la terre.... Viens dans le sein de Jacob, repose-toi comme Lazare le pauvre dans le sein d'Abraham. » Puis il l'entraîne avec lui dans la demeure éthérée, et les anges et les autres âmes glorieuses qui les voient passer demandent : « Quelle est donc cette âme qui s'élève toute candide vers nous, soutenue par un appui fraternel ? » O frères chéris, heureux serez-vous l'un et l'autre si mes prières ont quelque force. Je ne laisserai passer aucun jour sans prononcer votre nom, ni aucune nuit sans que mes prières s'élèvent en voire faveur. Votre pensée sera présente à tous mes sacrifices. O Gratien et Valentinien, également beaux et également chers, que votre vie a été bornée par d'étroites limites, que le terme de vos jours est venu rapidement! Votre vie s'est écoulée plus vite que les flots pressés du Rhône.... Inséparables dans la vie, la mort ne vous séparera pas. Plus simples tous deux que la colombe, plus légers que les aigles et plus doux que les agneaux !... Et moi non plus, Seigneur, ne me séparez pas dans la mort de ceux qui m'ont été si chers en cette vie, et que je vive avec eux dans l'éternité, puisqu'il ne m'a pas été donné de jouir plus longtemps ici-bas de leur tendresse. »

Malgré des précautions de langage qui étaient comme un voile transparent au travers duquel tout le monde voyait clair, les rapports d'Ambroise avec le pouvoir nouveau, créé en Gaule, ne pouvaient être mis sur un pied de cordialité même apparente. Mais Arbogast connaissait trop bien de quelle force populaire disposait le grand évêque pour ne pas faire sentir à son fantôme d'empereur la nécessité de le ménager. Eugène dut donc écrire à Ambroise en quelque sorte pour donner officiellement avis de son avènement, ce qui était une manière flatteuse de traiter avec lui de puissance à puissance. « Je ne fis point de réponse, dit Ambroise, parce que je savais ce qui devait arriver. »

Ambroise n'avait pas besoin en effet de toute sa sagacité ordinaire pour deviner qu'un pouvoir de circonstance, composé de l'alliance étrange d'un soldat de fortune et d'un pédant de collège, ne jouirait pas d'une durée pacifique et qu'il n'avait rien à en attendre pour la sainte cause à laquelle il était dévoué. Ses prévisions bien que justes ne furent pourtant pas tout de suite réalisées. La députation d'Eugène avait trouvé à Constantinople le palais impérial livré à la désolation. La nouvelle imprévue de la mort de Valentinien, annoncée à sa sœur l'impératrice Galla, lui avait causé un saisissement qui, dans l'état de grossesse avancée où elle était, détermina un accident mortel. Théodose perdait ainsi pour la seconde fois toutes ses joies de famille. Ce trouble et ce deuil auraient suffi pour qu'aucune réception solennelle ne pût être faite aux ambassadeurs d'Eugène, mais rien n'était prêt non plus pour une attitude d'hostilité déclarée dont une guerre à bref délai eût été la conséquence. Théodose reçut donc les députés, mais en audience privée et écouta, sans observation, le récit mensonger qu'ils lui apportaient et il les congédia ne leur ayant fait ni question, ni réponse, se donnant ainsi le temps de réfléchir sur la conduite qu'il avait à tenir.

Arbogast aussi dut faire ses réflexions et sans aller au-devant d'une rupture qu'un tel accueil rendait à peu près inévitable, il se prépara à l'attendre sans trop de désavantage. Il employa activement le temps qu'on lui laissait à relever l'autorité chancelante qu'il avait créée dans l'estime des populations. Ce fut d'abord au moyen d'une campagne militaire dont les tribus barbares qui bordaient le Rhin donnaient toujours un prétexte. L'expédition fut heureuse, et Eugène qui suivait l'armée put être amené au camp pour assister et donner sa signature à la conclusion d'un traité imposé aux tribus soumises. Mais, même dans ces régions reculées, le meurtrier de Valentinien ne pouvait échapper au souvenir importun d'Ambroise. Un biographe rapporte, en effet, qu'une fois le traité conclu, il avait convié quelques-uns des roitelets à dîner avec lui. Un d'entre eux lui demande subitement: « Connaissez-vous celui qu'on nomme Ambroise ? » Surpris de la question, Arbogast fit pourtant bonne mine. Oui. répondit-il, je suis de ses amis, et je dîne souvent avec lui. — Ah ! reprit le Barbare, voilà ce qui vous a fait vaincre, c'est que vous êtes l'ami d'un homme qui peut dire au soleil : arrête-toi, et il s'arrête. » Cet homme dont la renommée s'étendait ainsi au delà des limites des pays connus, il fallait pourtant finir par le regarder en face, car on n'était pas un véritable Empereur tant qu'on n'était pas maître de cette ville de Milan qui était la capitale de la préfecture d'Italie et un passage nécessaire pour aller à Rome, et là on était sûr de le rencontrer. Si l'on ne pouvait guère conserver l'espoir de le séduire et de l'attirer à soi, force était de chercher un point d'appui pour tenir tête à la souveraineté populaire qu'il s'était acquise. De là la nécessité de se rapprocher de ses ennemis naturels, les derniers sectateurs du polythéisme dont bon nombre restaient encore soit dans les masses superstitieuses des campagnes, soit dans les rangs de la haute administration, qui ne s'était jamais résignée qu'à regret à la révolution religieuse, soit enfin parmi ces lettrés qui, comme Eugène, n'étaient chrétiens que de nom et n'avaient de véritable dévotion que pour Apollon et les Muses. Une réconciliation du nouvel Empereur avec les débris du parti païen était inévitable et l'occasion en fut naturellement fournie par le préfet du prétoire Flavien, païen lui-même, quand il vint apporter en Gaule les hommages de la Ville Éternelle. On savait si bien d'avance quelle condition secrète était mise à cet accommodement, qu'il ne fut pas même besoin d'en faire expressément mention. L'autel de la Victoire ne fut pas officiellement rétabli. On promit seulement à Flavien et aux députés, païens comme lui, qui l'accompagnaient, de leur restituer tous les revenus qui avaient été enlevés à leur culte par les derniers édits, en leur permettant d'en faire, en leur nom et pour leur compte, tel usage, en tel lieu qu'il leur conviendrait.

Personne ne pouvait se méprendre sur la destination que cette libéralité apparente allait recevoir. Ambroise moins que tout autre. Mais il n'éprouva aucune surprise de la manœuvre qui l'avait dictée. C'est tout au plus même si, tout en regrettant de voir engager une nouvelle lutte qui mettait la foi de plus d'un chrétien en péril, il n'éprouva pas quelque satisfaction d'un acte significatif qui en éclaircissant la situation, le tirait d'un véritable embarras. Quelque répugnance qu'il eût éprouvée, en effet, à accepter la main sanglante qui lui était tendue, il n'avait pourtant aucune raison pour refuser sur un simple soupçon (même très fondé assurément, mais non appuyé sur des preuves certaines) d'entrer en relation avec les représentants d'un pouvoir généralement reconnu autour de lui. Il ne lui appartenait pas de contester la validité de l'élection d'Eugène, qui, d'ailleurs, n'avait rien de surprenant ni d'irrégulier, aucun principe ni d'hérédité monarchique, ni de consentement populaire n'ayant jamais réglé les hasards du mode de succession à l'Empire. Il n'avait donc pas cru pouvoir interrompre les rapports de service nécessaires entre un important évêché comme celui de Milan et la chancellerie impériale. Il devait donc se demander quel accueil il aurait à faire à Eugène quand il arriverait à Milan. Mais du moment où le nouveau souverain se faisait clairement le patron d'une cause qu'il avait combattue lui-même, à tant de reprises, comme attentatoire à l'honneur de l'Église, il avait mieux qu'un prétexte pour s'écarter de lui et c'était le traiter avec les égards de convenance qui lui étaient dus que de ne pas relever le défi en lui adressant une protestation en face.

Il prit le parti de quitter Milan, dès que l'arrivée d'Eugène fut certaine, en lui laissant une lettre qui dut être rendue publique et où en se conformant à toutes les règles de l'étiquette, il motivait son absence uniquement sur le devoir de veiller à la dignité de l'Église et au respect de la loi divine : « Ambroise, évêque, au très clément Empereur Eugène : Ne cherchez pas d'autre cause à mon départ que la crainte de Dieu qui dirige toutes mes actions et me fait rechercher la faveur du Christ plutôt que celle des hommes.... Je dois vous tenir le même langage que j'ai fait entendre à d'autres Empereurs avant vous.... » Rappelant alors les phases différentes qu'avait déjà traversées la question si inopinément renouvelée, il traite avec une sévérité dédaigneuse des artifices qui ne trompaient personne.

« Considérez, Empereur, lui dit-il, que Dieu voit le fond des cœurs et pénètre l'intérieur des consciences, il voit toutes choses avant qu'elles aient lieu, et tous les battements de votre cœur dans votre poitrine. Vous ne voulez sûrement pas qu'on vous trompe. Croyez-vous donc pouvoir cacher à Dieu quelque chose ? Peu nous importe que vous fassiez des largesses avec les revenus enlevés aux temples, nous n'envions pas vos libéralités. Mais personne ne regardera ce que vous avez fait; tout le monde verra que vous avez voulu faire ce que feront ceux à qui vous attribuez ces biens, c'est vous-même qui l'aurez fait. »

Laissant enfin éclater des sentiments qu'il avait eu tant de peine à contenir : « Je me suis tu longtemps, dit-il, j'ai imposé silence à ma douleur, je n'en ai fait part à personne, mais il ne m'est plus permis de la cacher et je n'ai plus le droit de me taire. »

L'émigration volontaire d'Ambroise donna lieu pour lui, partout où il passa, à de véritables ovations. A Bologne, à Florence, dans toutes les grandes villes d'Italie qu'il traversa il était reçu avec les effusions d'un enthousiasme respectueux; partout, il était attendu ou appelé : c'était un sanctuaire à bénir, des vierges ou des prêtres à consacrer, des malades à soulager ou à guérir; partout aussi il se faisait entendre avec une éloquence intarissable, une parole forte, ardente, animée, préparant les cœurs à un dernier effort pour le triomphe complet de la vraie foi. Et, à la même heure, le tyran Eugène (comme on aimait à l'appeler), entrait dans Milan au milieu d'un silence glacial, traversant des rues désertes, chacun s'éloignant sur son passage. Même à l'Église, on faisait le vide autour de lui et les prêtres refusaient ses présents. A certains moments cette indifférence générale était rendue encore plus sensible par le contraste de maigres acclamations parties de petits groupes païens qui étaient conduits par le préfet du prétoire, Flavien, et qui semblaient moins saluer la venue d'un nouveau maître qu'annoncer le retour des anciens dieux.

Quelque faible et timide encore que fût cette résurrection des espérances païennes, l'effet rapporté à Constantinople fut suffisant pour vaincre les dernières hésitations de Théodose. On s'était un peu étonné, en effet, jusque-là, de ne plus retrouver chez lui cette vigueur, cette promptitude, qui à chaque épreuve nouvelle avaient jusque-là grandi sa réputation et assuré son succès. On eût dit que, vieilli avant l'âge, de sombres pressentiments le faisaient douter de la constance des faveurs de la fortune. Puis le résultat même qui suivrait une victoire nouvelle ne le laissait pas sans inquiétude. Une fois maître d'un second empire qu'il ne pourrait gouverner lui-même, sur quelles épaules en laisserait-il le fardeau ? Ses deux fils qu'il chérissait étaient bien jeunes pour qu'il leur imposât une tâche dont le sort de Gratien et de Valentinien ne démontrait que trop le péril. S'il n'eût consulté que l'intérêt de sa gloire et de son repos, cette incertitude, d'autant plus remarquée qu'elle était plus contraire à son tempérament, se fût peut-être encore prolongée. Mais du jour où on put lui dire que c'était le polythéisme qui reparaissait sous une forme à peine déguisée et que la cause de l'unité divine à laquelle il avait voué sa vie était en jeu, son parti fut pris, et l'on peut croire que dans ses veillées encore troublées il dut entendre la voix d'Ambroise exilé qui l'appelait à son aide.

Aussi bien, dès que la guerre fut déclarée, il n'y eut plus moyen de s'y méprendre : elle eut tout de suite, des deux parts, le caractère d'une lutte religieuse. Théodose s'y prépara, non seulement en invoquant la protection divine dans des prières solennelles, mais par toutes les pratiques qui pouvaient attester sa foi intime et sa piété personnelle. Il se disposa au combat, dit un historien contemporain, en cherchant le secours non pas tant des armes, que des jeûnes et des prières. Dans l'autre camp, Arbogast mettait ouvertement sa main dans celle de Flavien et forçait la résistance timide d'Eugène qui aurait mieux aimé ne se brouiller avec personne. Aucun ménagement ne fut plus gardé. On mettait des étendards païens à la tête des légions : une statue d'Hercule était élevée au sommet des forts destinés à protéger l'entrée principale de l'Italie; on consultait les auspices, on scrutait les entrailles des victimes et Flavien, qui se croyait versé dans la science des augures, annonçait les présages les plus favorables. « Nous reviendrons vainqueurs, disait tout haut Arbogast, et nous ferons des écuries de leurs églises, et leurs clercs apprendront à porter les armes. »

Arbogast était un meilleur général que Maxime ; il prit lui-même le commandement de ses troupes dont la disposition en avait été, à l'origine, combinée par Théodose et qu'il avait renforcées par des auxiliaires pris dans les tribus germaines dont il avait opéré la soumission. Il concentra habilement toutes ses troupes devant la place forte d'Aquilée où il attendit l'attaque de pied ferme ; aussi une première journée fut incertaine, et devant cette résistance inattendue quelque ébranlement se manifesta dans l'entourage de Théodose. Plusieurs parlaient déjà de se replier pour laisser à des renforts le temps d'arriver, mais Théodose, qui avait repris toute son énergie habituelle, sentit que dans l'état incertain des esprits tout était perdu s'il semblait douter un instant de la faveur du ciel. « La croix, dit-il, ne doit pas reculer, même un jour, devant l'image d'un faux Dieu. On verra demain ce que fera le Dieu de Théodose. » Effectivement, la bataille, reprise avec ardeur le jour suivant, fut décidée par un incident inespéré. Ce fut une des cohortes barbares engagées par Arbogast qui lâcha pied et passa d'un camp à l'autre, laissant sans défense un des passages dont la garde lui était confiée. La chance tourna ainsi si subitement qu'Eugène, qui attendait sous sa lente l'issue du combat, quand on vint le chercher, croyait encore, que c'était pour lui amener Théodose captif. A peine remis de sa surprise, on le conduisit tout étourdi aux pieds du vainqueur. Au moment où il fléchissait le genou pour demander grâce, un soldat le frappa d'un coup de sabre à la nuque et le décapita.

Du champ de bataille même et à peine rentré sous sa lente, Théodose voulut donner avis à Ambroise de leur victoire commune, lui demander d'en remercier Dieu avec lui et prendre son conseil sur l'usage qu'il en devrait faire. Il ne savait trop où adresser sa lettre, le saint évêque n'ayant fixé sa retraite nulle part, mais ayant continué à travers la haute Italie sa tournée triomphale pour animer la résistance et échauffer les esprits. La missive le trouva pourtant de retour à Milan où il avait voulu rentrer avant même de connaître l'issue de la lutte, pour être prêt à tout événement. La réponse d'Ambroise fut toute pleine de l'effusion d'une joie à la fois chrétienne et patriotique. C'est Rome et l'Église tout ensemble qu'il voit délivrées du joug d'un païen appuyé sur des barbares. « Vous me croyiez parti, dit-il, j'avais plus de confiance dans votre courage et dans votre génie. Je ne doutais pas que le secours céleste répondît à votre piété et vous aidât à délivrer l'Empire romain des mains d'un brigand barbare.... Vous voulez donc que je remercie Dieu de votre victoire; je le ferai de grand cœur. D'autres demanderaient des arcs de triomphe, vous voulez des sacrifices et des actions de grâces offertes à Dieu par ses prêtres.... Voici donc ce que j'ai fait : j'ai porté votre lettre à l'autel, je l'y ai déposée, afin que ce fût votre foi qui parlât par ma bouche ; oui, en vérité, Dieu regarde l'Empire de Rome d'un œil favorable puisqu'il lui a fait don d'un tel prince, d'un tel père dont la vertu passe tous les Empereurs en grandeur et tous les prêtres en humilité ! Qu'ai-je de plus à désirer ? Quel vœu pourrais-je former ? Tout se réunit en vous, je trouve en vous le plein accomplissement de tous mes souhaits. »

Puis, ne pouvant contenir son impatience, il se rendit lui-même à Aquilée, pressé de serrer contre son cœur le héros qui lui semblait envoyé de Dieu pour réaliser ce noble idéal de l'Empire chrétien qui avait été le vœu de sa jeunesse et l'objet de ses constantes prières.

Vanité des espérances humaines, même les meilleures et les plus saintes ! Ambroise eut à peine quelques jours pour s'abandonner à cette généreuse illusion. Après cette touchante rencontre, Théodose se dirigea vers Milan, se faisant précéder par un de ses secrétaires, porteur d'un édit d'amnistie dont les dispositions avaient été rendues, d'après les conseils d'Ambroise, aussi libérales et aussi larges que possible. Lecture en fut donnée dans la grande basilique où s'étaient réfugiés comme dans un lieu d'asile tous ceux qui, ayant pris part à la rébellion, pouvaient se croire menacés de quelque mesure de représailles, en particulier les familles de Flavien et même d'Arbogast.

Ce fut alors une ivresse générale, mais on put remarquer dès l'arrivée de l'Empereur que lui-même était loin de partager sans réserve la joie commune. Ses nobles traits étaient empreints d'une expression de mélancolie. Il lui semblait que la victoire eût encore coûté trop cher et l'odeur du sang, bien que cette fois justement versé, lui rappelait de trop douloureux souvenirs. Pendant plusieurs jours, par scrupule volontaire, il s'abstint de participer aux sacrements. Puis on ne tarda pas à apprendre qu'il souffrait d'un mal dont il était atteint depuis quelque temps, mais que les fatigues de l'expédition avaient développé au point qu'il ne lui fût plus possible de le taire : c'était une hydropisie de poitrine qui fit en peu de jours de rapides progrès et ne laissa bientôt plus aucun espoir de guérison. Envisageant dès lors la mort avec une fermeté chrétienne, il ne songea plus aux choses de la terre que pour régler par de sages dispositions le sort de l'Empire.

Il manda auprès de lui ses deux fils, Arcadius et Honorius, l'un déjà élevé par lui au rang d'Auguste le dernier sortant à peine de l'enfance, et il fit entre eux un partage qu'il tint à rendre définitif : II attribua l'Orient à Arcadius et l'Occident à Honorius, mais au lieu que jusque-là la souveraineté était regardée toujours comme indivisible même quand plusieurs titulaires l'exerçaient, cette fois chacun des deux nouveaux Empereurs dut régner seul à titre indépendant.

Voulant ensuite faire son devoir jusqu'au bout, il reçut plusieurs députations qui étaient venues lui apporter des félicitations devenues maintenant hors de saison, entre autres celle du Sénat de Rome conduite cette fois par des consuls chrétiens, mais à laquelle plusieurs sénateurs païens avaient tenu à se joindre. C'est à ceux-là qu'il s'adressa directement, les engageant avec toute l'autorité d'un mourant à embrasser la foi qui seule peut sauver les États et délivrer l'homme de ses péchés; puis s'apercevant que ses exhortations avaient peu de succès, il les avertit assez sèchement qu'à l'avenir ils ne pourraient compter pour aucun de leurs temples et de leurs sanctuaires sur une subvention du trésor public, ce qui leur causa un désappointement qu'ils ne purent cacher. Ce fut son dernier acte politique. Il tint encore à assister, le 10 janvier 395, à des solennités célébrées en son honneur, mais, saisi d'un étouffement, il dut se retirer avant la fin de la fête et expira dans la nuit, moins de quatre mois après sa dernière victoire.
Ambroise venait de donner trop d'éclat à des élans de joie et de confiance pour qu'une si prompte et si cruelle déception ne lui fût pas sensible; mais sa soumission à la volonté divine qui fut rarement mise à plus forte épreuve ne se démentit pas un instant, et il ne songea plus qu'à ne pas laisser partager autour de lui les inquiétudes et le découragement dont il avait peine à se défendre. Ce fut le but principal du discours qu'il prononça dans la cérémonie solennelle où la dépouille mortelle du grand empereur fut présentée à la basilique : Honorius venait l'y prendre pour conduire le cortège funèbre jusqu'aux limites de son Empire et le remettre à son frère qui l'avait devancé à Constantinople. La présence du jeune Empereur sur qui tous les regards étaient fixés donnait un sens et un prix tout particulier aux premières paroles de l'orateur sacré. Le dessein est évidemment de faire voir que si Théodose n'est plus, il revit dans les héritiers de sa race qui doivent l'être aussi de sa foi, de ses vertus, de son génie et de sa fortune, et cette confiance dans l'avenir de cette succession royale, c'est presque par un acte de foi qu'Ambroise la demande à ceux qui l'écoutent :

« Il nous a donc quittés, ce grand Empereur, mais il n'est pas mort tout entier : il nous laisse des enfants en qui nous devons le reconnaître ; nous le voyons et nous le possédons encore. Ne soyez pas inquiets de leur jeunesse. C'est la foi de Théodose qui a fait notre victoire, c'est notre foi qui fera le courage de ses fils. La foi peut suppléer à l'âge. Qu'est-ce que la foi en effet ? C'est, comme l'Écriture nous l'enseigne, la substance des choses qu'on espère : combien plus ne doit-elle pas prêter de corps aux choses qu'on a sous les yeux ! C'est cette hérédité de la foi que nous ont laissée Abraham, Isaac et Jacob. C'est par la foi et non par les œuvres qu'Abraham a été justifié : c'est par la foi qu'Isaac a vu sans crainte se lever sur sa tête le glaive de son père qui allait le frapper; c'est pour être resté attaché à la foi de ses pères que Jacob, dans le chemin qu'il devait parcourir, s'est vu entouré d'une légion d'anges. »

« Comment douter du secours que Dieu accordera aux fils d'un tel père : Arcadius est avec l'aide de Dieu dans toute la force de la jeunesse, et Honorius aux portes de l'adolescence : il est déjà plus âgé que n'était Joseph quand il fut enlevé à son père. »
Venant ensuite au tableau obligé des vertus de l'illustre défunt, celles qu'il célèbre sont moins celles qui brillent aux yeux des hommes que celles qui ont pu lui obtenir la miséricorde de Dieu : sa clémence, son humanité et surtout son humilité attestée par l'éclat de son repentir dans une circonstance encore présente à tous les esprits.

« J'ai aimé cet homme, dit-il (comme s'il sentait de quel prix était pour tout le monde chrétien, ce témoignage public de son estime). Je l'ai aimé parce qu'il préférait être accusé à être flatté, parce que, dépouillant tout l'appareil royal, il a pleuré son péché à l'Église, et demandé grâce par des gémissements et des larmes. Je l'ai aimé parce que, Empereur, il n'a pas rougi de cette pénitence publique qui fait rougir de simples hommes, et qu'il n'y a pas eu un jour depuis lors qu'il n'ait regretté son erreur. J'ai aimé cet homme qui m'appelait auprès de lui à son dernier soupir et que j'ai vu plus occupé à cet instant suprême de l'état de l'Église que de son propre péril. Je l'ai aimé, je l'avoue, et je le pleure du fond de mes entrailles, et j'espère de la bonté du Seigneur qu'il écoutera la voix de la prière, par laquelle j'essaie d'accompagner auprès de lui, cette âme pieuse. »

Combien ce cri de douleur échappé de sa poitrine, combien cet éloge qui n'ôtait rien à la sévérité du jugement moral devait paraître au jeune fils de Théodose différent de ces panégyriques boursouflés qu'à la même heure des rhéteurs et des poètes païens prodiguaient déjà pour lui plaire à la mémoire de son père !

Mais moins soucieux de lui être agréable que de l'instruire, c'est à l'exhorter à se maintenir dans cette tradition héréditaire de la politique chrétienne, qu'Ambroise, revenant par un détour adroit à son but, consacre ses dernières paroles. Elles ont quelque chose d'étrange qui dût surprendre et qui avait besoin d'être expliqué.

Il se représente Théodose venant prendre place au séjour éternel à côté de Constantin. Pourquoi Constantin ? pouvait-on dire, dont la renommée obscurcie par de lamentables erreurs et de sombres souvenirs, semblait peu digne d'un tel rapprochement. C'est que Constantin a inauguré l'Empire chrétien auquel Théodose vient de donner son couronnement. C'est que Constantin a appuyé le premier l'autorité impériale sur la base de la vérité chrétienne, la seule qui puisse solidement la soutenir, c'est la seule leçon qu'Ambroise veut tirer de cet exemple, et qu'une métaphore hardie lui permet de développer. Il rappelle avec des détails qui peuvent nous paraître excessifs, mais qui étaient peut-être nécessaires pour des auditeurs qui les ignoraient, que lorsque Hélène, la sainte mère de Constantin, eut l'insigne honneur de découvrir et de faire exhumer la croix qui avait porté le Christ, elle en détacha un des clous auquel le corps sacré avait dû être attaché et le fit enchâsser dans le diadème impérial.

« O sage Hélène qui a placé la croix sur la tète des souverains pour que ce soit elle qu'on adore dans leur majesté ! O clou vénérable devenu véritablement le clou qui tient cet empire de Rome, auquel le monde obéit! digne ornement du front des princes, qui a fait des prédicateurs de la foi de ceux qui en étaient les persécuteurs, qu'ils gardent donc, ces princes, cette libéralité du Christ, pour qu'on puisse dire de l'Empereur de Rome comme du Seigneur lui-même : Vous avez placé sur sa tète une couronne faite d'une pierre précieuse. » Après avoir essayé de rendre par des expressions qui sont loin d'égaler la force et l'éclat du texte, cette péroraison où respire toute l'ardeur d'une âme dévouée tout ensemble à la foi et à la patrie, un historien de nos jours n'a pu se défendre de la faire suivre de cette remarque :

« Si Ambroise, à ce moment, promena ses regards sur l'assistance, il put distinguer dans la foule qui l'entourait, un jeune Goth qui avait pris part à la victoire de Théodose et qui s'en retournait en Germanie avec son escouade de cavalerie. C'était celui que ses compatriotes nommaient Alaric et surnommaient le Bal (le hardi) par excellence. Le destructeur futur de Rome était là peut-être inconnu et pensif, tandis que l'Empire ensevelissait son dernier héros, et qu'une voix toute romaine, essayait de faire sortir de cette tombe même le présage d un nouvel avenir. Moins de vingt ans vont s'écouler, et ce jeune inconnu se promènera en vainqueur sur le champ de Mars jonché de ruines, tandis que l'héritier des promesses d'Ambroise ira cacher sa honte et son effroi dans les lagunes de l'Adriatique. »

Ambroise ne devait survivre que deux ans à Théodose, mais ce court espace était suffisant pour lui laisser peu d'illusion sur le cours précipité qu'allait reprendre la décadence de l'Empire, un instant suspendue par la vigilante fermeté de Théodose et les honnêtes efforts du jeune Valentinien. L'enfant auquel la souveraineté nominale de l'Occident était dévolue, entrait à peine dans sa douzième année : l'autorité réelle résidait donc tout entière dans les mains du tuteur auquel son père l'avait confié. C'était un officier d'un rang distingué, qui avait inspiré à Théodose assez d'estime pour qu'il l'eût fait entrer par alliance dans sa famille. Stilicon, en effet, a laissé dans l'histoire un nom assez honorable, dont, au point de vue de ses talents militaires surtout, il ne paraît pas avoir été tout à fait indigne. Théodose ne l'aurait pas d'ailleurs appelé à de si hautes fonctions, s'il n'eût été sûr qu'il professait hautement la foi chrétienne, et qu'il aurait pour Ambroise tous les égards que rendait d'ailleurs nécessaire la considération sans égale dont jouissait le saint évêque.
Mais c'était un homme rude, trahissant, par des aspérités de caractère, l'origine barbare qu'on lui prêtait. De plus, l'historien païen Zosime qui est loin de lui être défavorable, convient que s'il s'était montré, dans les postes militaires qu'il avait occupés, d'une intégrité irréprochable, l'exercice d'un pouvoir plus étendu le corrompit rapidement, et qu'il le fit servir sans scrupule à l'accroissement de sa fortune privée. Son exemple fut contagieux et promptement suivi, et du haut en bas de la hiérarchie administrative ou judiciaire, chacun ne pensa qu'à son profit particulier, la vénalité devint générale : de là, pour les petits et les humbles laissés sans protecteurs, un accroissement des souffrances et de la misère qu'avaient déjà rendues très pénibles la succession de tant de secousses et de révolutions diverses. Ce fut un spectacle qui affligea d'autant plus le cœur d'Ambroise, qu'il le voyait de plus près, obligé qu'il était à des relations constantes avec ces tristes fonctionnaires. Rien ne lui était plus pénible, dit un biographe qui avait vécu près de lui, que d'aller leur recommander quelque affaire, parce qu'il voyait que tout était mis à prix chez eux. C'est le sentiment qui est visible dans les écrits d'Ambroise qu'on , rapporte à ses dernières années, et où le tableau de la corruption sociale, de l'égoïsme et de l'avidité des riches, de leur insensibilité pour les maux des pauvres, est tracé avec de sombres couleurs et l'accent du désespoir.

Cette impuissance à faire le bien et même à arrêter le mal remplissait sa grande âme d'une tristesse croissante, et on l'entendait souvent exprimer un désir qu'il avait toujours ressenti, mais jamais avec tant de vivacité et d'ardeur, le vœu d'être délivré au plus tôt des misères de cette vie. « A d'autres, disait-il volontiers, il peut être nécessaire de demeurer ici-bas pour le bien de leurs frères, mais moi je ne suis utile à personne et j'aurai la joie de ne plus pécher. » Un de ces travaux de la dernière heure est spécialement consacré à célébrer le bienfait de la mort (bonum mortis). Il sent, on le voit, que Dieu l'appelle et que son activité n'a plus d'emploi sur la terre.

« O mon père, s'écria-t-il, ouvrez vos bras pour recevoir le pauvre serviteur qui vous prie : appelez-moi dans votre sein, mais élargissez-le pour qu'il ait place aussi pour tous ceux qui ont cru au Seigneur. Il y en a beaucoup, mais quoique la foi se soit répandue, l'iniquité abonde encore sur la terre et la charité se refroidit. Nous irons rejoindre ceux qui ont été reposer dans le sein de Dieu, Abraham, Isaac et Jacob, et tous ceux qui, invités au banquet nuptial, n'ont pas refusé de s'y rendre.... Allons donc dans ce lieu où un larron a pu être admis au royaume du ciel, où il n'y a ni nuage ni foudre, ni orages, ni ténèbres, ni jour, ni soir, ni changement de saison; où ce n'est ni le soleil, ni la lune qui éclaire, mais c'est le Seigneur lui-même qui est la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. O Seigneur divin ! nous voulons vous rejoindre, attirez-nous ! »

Ce sont presque les mêmes termes qu'on retrouve dans un commentaire du XLIIIe psaume de David que le saint, se sentant atteint d'une faiblesse croissante, et trop fatigué pour écrire lui-même, dicta à un jeune secrétaire, le même qui devait plus tard écrire sa vie. Arrivé à ce verset : « O Dieu, vous nous humiliez, vous nous placez dans un lieu d'affliction où nous sommes couverts de l'ombre de la mort! » : « Qu'il est dur, en effet, dit-il, d'attendre si longtemps le jour qui doit absorber la mort dans la vie ! Qu'il est dur de traîner si longtemps ce corps déjà enveloppé de l'ombre de la mort. Levez-vous ! Seigneur. Pourquoi dormez-vous ? Me repousserez-vous toujours ? »

« A ce moment, dit le secrétaire qui tenait la plume, je vis un globe de flamme qui se jouait sur son front, puis s'arrêta sur ses lèvres, ensuite son visage devint blanc comme la neige. Frappé de stupeur, mes doigts se raidirent, je ne pus continuer d'écrire ; et lui-même n'acheva pas l'examen du psaume. Depuis lors, il n'a plus rien dicté. Nous avons encore ce commentaire du XLIII psaume, où manquent effectivement les derniers versets. »

Peu de jours après, il s'alitait et ne devait plus se relever. Dès que la gravité de son état fut connue, ce fut une émotion générale. Chacun se sentait menacé par la perte d'une vie si précieuse. Si ce grand homme meurt, disait Stilicon, c'est la ruine de l'Italie tout entière. Il réunit les personnes notables de la ville, celles en particulier à qui Ambroise avait témoigné le plus d'affection, et les conjura de se rendre auprès du malade pour obtenir qu'il demandât à Dieu de prolonger sa vie. Le saint s'y refusa : « Je n'ai pas vécu de telle sorte parmi vous, dit-il noblement, que j'eusse honte d'y rester plus longtemps, mais je ne crains pas de mourir, car nous avons un bon maître. » On était au Vendredi saint au matin. Il étendit ses bras en forme de croix, et resta cinq heures dans cette attitude qu'il ne quitta qu'un instant pour recevoir la communion. Il rendit le dernier soupir dans la soirée, et son corps, transporté dans la Basilique, y demeura toute la nuit qui précède la fête de Pâques.

A cet instant suprême, l'attente des joies célestes fut-elle mêlée pour lui du regret de laisser exposée à tant de périls cette patrie Romaine, objet de sa constante affection et de ses ferventes prières, et dont il avait espéré de perpétuer l'empire en le consacrant par la foi ? Eut-il quelque pressentiment du grand rôle que l'épiscopat chrétien allait remplir dans le monde bouleversé et renouvelé, et que sans la prévoir, il avait contribué à préparer ? Nul ne le sait. Dieu qui ne fait pas à ses serviteurs confidence de ses desseins, leur accorde souvent d'autres grâces que celles qu'ils implorent, et couronne leurs efforts par d'autres récompenses que celles qu'ils auraient préférées.

SOURCE : http://jesusmarie.free.fr/

    

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